KHALIL GIBRAN Le Prophète LE LIVRE DE POCHE © Librairie générale française, 199

KHALIL GIBRAN Le Prophète LE LIVRE DE POCHE © Librairie générale française, 1993. ISBN : 978-2-253-06409-1 – 1ère publication – LGF Ouverture Almustafa, l’élu et le bien-aimé, aube pour son propre jour, avait attendu douze ans dans la ville d’Orphalese qu’accoste le bateau du retour au pays natal. Quand vint la douzième année, au septième jour d’Ielool, le mois des moissons, il gravit la colline en dehors des remparts et contempla la mer : son bateau arrivait, escorté par la brume. Alors les portes de son cœur s’ouvrirent à toute volée, sa joie s’élança loin sur les eaux. Fermant les yeux, il pria dans les silences de son âme. Comme il redescendait, la tristesse s’abattit sur lui, il se dit : Comment partirai-je dans la paix, sans chagrin ? C’est l’esprit blessé que je quitterai cette ville. Longs furent les jours de souffrance passés derrière les remparts, longues les nuits de solitude ; et qui peut quitter sa douleur et sa solitude sans regret ? Trop nombreuses les bribes d’esprit que j’éparpillai dans ces rues, trop nombreux les enfants de ma langueur à fouler nus ces collines : je ne saurai m’en abstraire sans une pesante douleur. Ce n’est pas un habit que je rejette aujourd’hui, mais ma peau que je déchire de mes propres mains. Ce n’est pas davantage une pensée que je laisse derrière moi, mais un cœur adouci par la faim et la soif. Mais il ne faut pas tarder plus longtemps. La mer, qui appelle toutes choses à elle, m’appelle à embarquer. Car rester, même si les heures brûlent dans la nuit, c’est geler, se pétrifier, se figer dans un moule. J’emporterais volontiers tout ce qui se trouve ici. Mais comment ? Le son ne peut emporter la langue ni les lèvres qui lui donnèrent naissance. Il part seul vers l’éther. Seul sans son nid l’aigle traverse le soleil. Or quand il fut au pied de la colline, il se tourna de nouveau vers la mer, vit le bateau approcher du port et sur sa proue les matelots ceux de sa terre. Son âme cria vers eux, il dit : Fils de mon antique mère, vous chevaucheurs les flots, Vous avez si souvent vogué sur mes rêves ! Et maintenant vous survenez à mon réveil, qui est mon rêve plus profond. Je suis prêt à partir et mon ardeur, toutes voiles dehors, attend le vent. Je ne respirerai plus qu’une seule bouffée de cet air stagnant, ne jetterai qu’un seul autre regard d’amour, Puis me tiendrai parmi vous, un nautonier parmi ses pairs. Et toi, vaste mer, mère assoupie, Qui seule es libre paix pour le fleuve et la rivière, Ce bras de mer n’a plus qu’un méandre à faire, un seul murmure dans ce hallier, Avant que je ne t’arrive, goutte d’infini dans l’océan d’infinité. Et tandis qu’il marchait, il vit de loin les hommes et les femmes quitter leurs champs, leurs vignes, pour se hâter aux portes de la ville. Il entendit les voix prononcer son nom, se héler de pré en pré pour annoncer l’arrivée du bateau. Il songea : Le jour qui nous éloigne sera-t-il aussi celui des retrouvailles ? Dira-t-on que cette veille fut en réalité mon aube ? Et que donnerai-je à celui qui laissa sa charrue au milieu du sillon, à qui arrêta la meule du pressoir ? Mon cœur va-t-il devenir un arbre chargé de fruits que je puisse cueillir pour les leur donner ? Mes désirs couleront-ils en fontaine où je remplisse leurs coupes ? Suis-je harpe que la main du puissant puisse me toucher, flûte pour que son souffle me traverse ? Un chercheur de silences, voici ce que je suis, mais quel trésor ai-je trouvé dans ces silences, à livrer avec assurance ? Si c’est le jour de ma moisson, dans quels champs ai-je semé la graine, en quelles saisons oubliées ? Si vraiment c’est l’heure où lever ma lampe, ce n’est pas ma flamme qui y brûle. Vide et obscure la lampe que je dresse, Et c’est le gardien de la nuit qui l’emplira d’huile et l’allumera aussi. Telles furent les choses qu’il s’exprima. Mais la plupart restaient muettes en son cœur. Car il ne pouvait avouer lui-même son plus profond secret. À son entrée dans la ville, tous vinrent à lui qui criaient d’une seule voix. Et le conseil des anciens s’avança et dit : Ne nous quitte pas déjà. Tu as été le plein midi pour notre crépuscule, ta jeunesse nous a donné des rêves à rêver. Tu n’es pas un étranger chez nous, ni un hôte, mais notre fils très aimé. Ne permets pas encore que nos yeux aient faim de toi. Et les prêtres comme les prêtresses lui dirent : Que les vagues de la mer ne nous éloignent pas maintenant, que les années vécues parmi nous ne deviennent pas un souvenir. Tu as passé tel l’esprit, ton ombre fut lumière sur nos visages. Nous t’avons beaucoup aimé. Mais cet amour restait muet, voilé de voiles. Pourtant, à cette heure, il s’écrie à voix forte, voudrait se dresser devant toi. Car l’on sait bien que l’amour ignore toujours sa propre profondeur jusqu’au jour des adieux. D’autres aussi s’approchèrent, pour le supplier. Mais il ne répondait pas. Il se contentait de pencher la tête : ceux qui se tenaient tout près virent les larmes tomber sur sa poitrine. Il se dirigea suivi du peuple, vers la grande place devant le temple. Sortit alors du sanctuaire une femme appelée Almitra. C’était une devineresse. Il la dévisagea avec une extrême tendresse car c’est elle qui était venue le chercher et avait cru en lui dès son arrivée dans la ville. Elle le salua en ces termes : Prophète de Dieu, en quête d’absolu, tu as longtemps scruté les lointains à la recherche de ton bateau. Le voici arrivé et tu dois partir, de toute nécessité. Tu aspires d’une grande ardeur à la terre de tes souvenirs, à la demeure de tes vrais désirs ; notre amour ne veut pas te lier ni nos besoins te retenir. Nous ne te demanderons qu’une chose avant que tu nous quittes, que tu nous parles et nous livres de ta vérité. Et nous la donnerons à nos enfants, qui la diront aux leurs, et elle ne périra pas. Dans ta solitude, tu as veillé avec nos jours, pendant tes veilles, tu as prêté l’oreille aux pleurs et aux rires de notre sommeil. Ouvre-nous donc à nous-mêmes, apprends-nous ce qui te fut montré d’entre naissance et mort. Il répondit : Peuple d’Orphalese de quoi puis-je parler sinon de ce qui remue en cet instant au sein de vos âmes ? Amour Almitra reprit : parle-nous de l’Amour. Il releva la tête, considéra la foule, soudain tranquille. Il parlait d’une voix puissante : Quand l’amour te fait signe, suis-le, Même si ses voies sont escarpées et pénibles. Quand ses ailes te couvriront, cède-lui, Même si te blesse l’épée cachée dans ses ailerons. Lorsqu’il te parlera, crois-le, Même si sa voix dévaste tes rêves, tel le vent du Nord au jardin. Car l’amour couronne, mais il te crucifiera aussi. Il servira à ta croissance comme à ton ébranchage. S’il jaillit jusqu’à ta cime, caresse tes branches très tendres qui frémissent au soleil, Il descendra jusqu’aux racines pour secouer leur étreinte dans la terre. Telles des gerbes de blé il te recueille en lui. Il te bat pour te mettre à nu. Il te passe au crible pour t’affranchir des mortes peaux. Il te moud jusqu’à la blancheur. Il te pétrit pour une parfaite fluidité ; Enfin, il te confie à son feu sacré, que tu deviennes le pain sacré du festin sacré de Dieu. Tout cela, l’amour vous le fera afin que vous sachiez les secrets de votre cœur et deveniez, par cette connaissance, un fragment du cœur de la Vie. Mais pénétré de crainte, tu voudrais ne chercher que la paix et le plaisir de l’amour, Alors il vaut mieux couvrir ta nudité, passer au large de son aire, Dans ce monde sans saisons où tu riras, mais pas de tout ton rire, pleureras, mais pas toutes tes larmes. L’amour ne donne rien que lui, ne prend rien que lui. L’amour ne possède pas et ne veut pas l’être ; Car il se suffit à lui-même. Quand tu aimes, tu ne saurais dire : « Dieu repose dans mon cœur », mais plutôt : « Je repose dans le cœur de Dieu ». Et ne crois pas pouvoir diriger le cours de l’amour car c’est lui, s’il t’en trouve digne, qui te dirigera. L’amour n’a pas d’autre désir que de s’accomplir. Mais si tu aimes et s’il te faut nourrir des désirs, aie donc ceux-ci : Fondre et courir comme le torrent qui chante pour la nuit. Connaître la douleur d’une trop riche tendresse. Etre blessé par ta propre compréhension de l’amour ; Saigner volontiers et dans la joie. T’éveiller à l’aube, le cœur ailé, rendre grâces pour ce uploads/Geographie/ le-prophete-gibran-khalil-pdf.pdf

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