Réinvestir les faits de population en Afrique Mohamadou Sall* En hommage à Jean

Réinvestir les faits de population en Afrique Mohamadou Sall* En hommage à Jean-Marc Ela qui, à l’IFORD, m’a initié au cours de l’année académique 1994-1995 à l’approche sociologique des faits de population mais aussi à Séverin Cécile Abéga qui, à l’occasion de la soutenance de mon mémoire m’a appris à poser un regard anthropologique sur le rapport de l’homme à la nature. Qu’ils reposent en paix en cette terre ca- merounaise où mes camarades et moi étions allés chercher le savoir. D e plus en plus, dans des études comme celle de la population, la ten- dance est à l’hybridation des savoirs et à la réconciliation entre le quan- titatif et le qualitatif. Pour la démographie aujourd’hui, le défi ne réside pas simplement dans le calcul du niveau d’un phénomène comme la fécondité mais dans l’analyse et l’explication des facteurs politiques, économiques, so- ciaux et culturels sous-jacents qui déterminent ce niveau de fécondité. Dans cet aggiornamento de la recherche en sciences sociales, le travail précurseur de Jean-Marc Ela a été d’un grand apport notamment dans l’étude des faits de population en Afrique, constitutifs d’une démographie africaine. C’est ce que nous allons essayer de montrer dans cette contribution. I) Peut-on objectiver une démographie africaine ? La question de l’objectivation de la démographie africaine soulève une autre question que nous exprimons comme suit : Peut-on, à travers les faits démographiques observés dans les sociétés afri- caines, reconstituer un objet d’étude doté d’une certaine consistance ? 1 ABEGA ELA_Mise en page 1 28/08/2011 19:39 Page 45 Évoquant les travaux de Durkheim sur l’objectivation, notamment dans son ouvrage le Métier de Sociologue, Héran soutient que celle-ci est un processus comprenant « une rupture subjective des réalités sociales, la capacité à mani- fester une structure latente et le travail d’élaboration des données1 ». Le pre- mier élément de cette rupture est une considération distanciée de la réalité sociale. Or, l’une des leçons que l’on retient des enseignements de Jean-Marc Ela, c’est l’invite permanente adressée au chercheur pour que celui-ci devienne un « maître du soupçon » à l’image de la triade des « maîtres du soupçon » (Karl Marx, Friedrich Nietzsche et Sigmund Freud), une triade à laquelle il ajoutait Emile Durkheim et Marcel Mauss. Devenir maître du soupçon, c’est suspecter que derrière l’anodin, le banal et le quotidien, se cacherait une mine d’informations nécessaires à la compréhension du social. Dans une démarche très didactique, semblable à celle de Di Meo (1994 : 257) dans sa tentative d’objectiver le quartier urbain, Jean-Marc Ela invitait les chercheurs à consi- dérer les poubelles comme des objets qui permettent de lire les inégalités éco- nomiques et sociales existant entre les différents quartiers d’une ville. Ces poubelles dans lesquelles les ménages jettent ce qui n’est plus utilisable et ce dont elles ne veulent plus peuvent apparaître comme des messages et des textes qu’une herméneutique peut déchiffrer et rendre intelligibles. En d’autres termes, la comparaison des poubelles de Mvog Ada et de Bastos dans la ville de Yaoundé, ou de Guédiawaye et de Fann Résidence à Dakar, permet d’ap- préhender les inégalités criardes entre ces types de quartiers. En appliquant cette première leçon, on peut porter un regard particulier sur les sociétés africaines que nous appréhendons à la manière de Halbwachs (1938 : 4) comme « des masses vivantes et matérielles ». Ce regard particulier va donc s’attarder sur certains faits de population des ces sociétés comme le fait d’en- gendrer, celui de se marier, de divorcer ou encore celui de migrer ou de mou- rir. Engendrer, se marier, divorcer, migrer ou mourir ne sont pas spécifiques aux populations africaines. En revanche, celles-ci présentent des spécificités par rapport à ces faits. Ces spécificités peuvent être repérées à trois niveaux : - celui des indicateurs de niveau, de calendrier et d’intensité des phénomènes démographiques ; - celui de la structure des phénomènes ou de la structure population provoquée par ces mêmes phénomènes ; - celui de l’évolution au regard de la transition démographique. 1 Mohamadou Sall 46 46 ABEGA ELA_Mise en page 1 28/08/2011 19:39 Page 46 Au niveau des indicateurs de niveau, on peut juste choisir quelques indica- teurs de la fécondité, de la morbidité et de la mortalité tirés des statistiques annuelles publiées par le bulletin Population et Sociétés de l’Institut national d’études démographiques (INED) de Paris2. Selon ces statistiques de l’année 2009, l’indice synthétique de fécondité est de 4,8 enfants par femme avec des pointes dans des pays comme le Niger où il est estimé à 7,4 enfants par femme. Face aux niveaux observés en Amérique et en Europe où les niveaux de l’ISF sont respectivement de 2,2 et de 1,5 enfants par femme, les niveaux observés sur le continent africain font de celui-ci l’espace le plus fécond au monde. Si nous nous intéressons à la morbidité due au VIH/Sida, la proportion des personnes infectées dans la tranche d’âge de 15 à 49 ans est de 4,3 %. Elle atteint des records au Swaziland (26,1 %, soit une personne sur quatre dans la tranche d’âge concernée), au Botswana (23,9 %) et donne une moyenne de 18,5 en Afrique australe. Face à ces taux de prévalence en Afrique, dans la même tranche d’âge des 15-49 ans, la moyenne asiatique est de 0,2 %, celle de l’Europe 0,5 % et celle de l’Amérique 0,6 %. La comparaison de ces données épidémiologiques fait du continent africain l’espace le plus meurtri par l’infection du HIV/Sida. Pour rester dans le domaine de la santé, l’espérance de vie à la naissance est de 56 ans pour les femmes en Afrique. Au Lesotho, du fait en partie de l’infection HIV/Sida, elle de 39 ans. De l’autre côté du Pacifique, les femmes japonaises Afrique ont crevé le plafond des 86 ans. Sur le plan de la structure de la population, du fait du niveau élevé de la fé- condité, l’Afrique demeure le continent le plus jeune. Les moins de 15 ans re- présentent 41 % de la population. Cette proportion est de 15 % sur le continent européen qui devient de plus en plus vieux du fait de deux processus : réduc- tion de la fécondité à la base de la pyramide des âges et allongement de la durée de vie au sommet de la pyramide. Enfin, au regard de la transition démographique, l’Afrique et particulière- ment l’Afrique au sud du Sahara (la Tunisie a presque achevé la transition) en est encore à une phase de balbutiement. Sur la base de ces indicateurs, approchés dans une perspective comparative, nous pouvons au moins soutenir que de par leurs spécificités, les faits de po- pulation en Afrique peuvent constituer un objet d’étude, une démographie afri- caine dotée d’une certaine consistance, une consistance susceptible d’être renforcée lorsque nous passons à une tentative d’explication de ces faits. Dans cette tentative, nous mettons en pratique les enseignements de Jean- Marc Ela, en soupçonnant que derrière les indicateurs démographiques, il y a 1 Réinvestir les faits de population en Afrique 47 ABEGA ELA_Mise en page 1 28/08/2011 19:39 Page 47 le poids des facteurs sociaux et culturels qui travaillent de l’intérieur les sociétés africaines. II) L’héritage durkheimien et maussien de Jean-Marc Ela : l’enseigne- ment du fait de population en Afrique, comme à la fois fait social et fait social total Dans son ouvrage phare, Les règles de la méthode sociologique, Durkheim définit les faits sociaux comme « des manières d’agir, de penser et de sentir, extérieures à l’individu qui sont douées d’un pouvoir de coercition en vertu duquel ils s’imposent en lui »3. Puis il précise la nature de la contrainte : « Est fait social toute manière de faire figée ou non, susceptible d’exercer une contrainte extérieure. »4 Pour Jean-Marc Ela, il est possible d’avoir une lecture des faits de popula- tion en Afrique comme faits sociaux tels que définis par Durkheim. Prenons l’exemple de la fécondité africaine. Elle est la plus élevée au monde. Son ni- veau élevé ne résulte pas d’un hasard, il est au contraire une manifestation so- ciale : celle d’une société valorisant fortement l’enfant. D’ailleurs, dans l’article intitulé « Population Policy : Will Current Programs Succeed ? Grounds for skepticism concerning the demographic effectiveness of family planning are considered »5, Kingsley Davis émettait de sérieuses réserves sur l’aptitude des programmes de planification familiale à infléchir la fécondité dans les pays sous-développés si ces programmes ciblaient l’individu. Il mon- trait qu’en réalité, les choix en matière de procréation étaient généralement des choix sociétaux. Cette perspective d’imputation causale des faits de po- pulation est largement présente chez Jean-Marc Ela. Selon lui, « il faut repla- cer la fécondité dans un système culturel où les attitudes des personnes sont révélatrices des rapports et des comportements les plus fondamentaux de l’homme et de la femme dans leur univers propre » 6. Cette perspective se précise de nouveau dans les passages suivants tirés de l’ouvrage rédigé avec Anne-Si- donie Zoa, où ils évoquent « les modèles culturels qui déterminent les risques de procréer, de mourir et de migrer à partir uploads/Geographie/ mohamadou-sall-reinvestir-les-faits-de-population-en-afrique 1 .pdf

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