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> Retour au sommaire Mensuel 116 Lacan avec Descartes ❚ 25 ❚ Frédéric Pellion et Anne Théveniaud Entretien L ’insu du cogito L’unité de Pau du Collège de clinique psychanalytique du Sud-Ouest et le pôle 8, pays des Gaves et de l’Adour, avaient invité Frédéric Pellion le 3 février 2017 pour partager leurs travaux. Lors de la soirée ouverte à tous, s’est déroulé un échange autour de son livre Ce que Lacan doit à Descartes 1. Nous retranscrivons ci-dessous le début de cet échange riche et passionnant. Anne Théveniaud : Je tiens à remercier Frédéric Pellion d’être là ce soir pour parler de son livre avec nous. Vous êtes vous-même, Frédéric, après une formation scientifique et médicale, devenu psychanalyste et enseignant à l’université Paris-Diderot, tout en continuant à travailler en milieu hospita- lier. Vous avez publié en 2000 Mélancolie et vérité 2, voici aujourd’hui ce livre, issu des recherches que vous menez à votre séminaire de Sainte-Anne, Ce que Lacan doit à Descartes. Il y aurait une dette de Lacan envers Descartes. De quoi s’agit-il ? « Pourquoi […] est-ce que j’ai cru devoir partir, non pas de Platon, Kant, ou Hegel, […] mais de Descartes 3 ? », se demande Lacan. Cette question vous paraît cruciale pour la psychanalyse. Lecteur averti de Lacan, vous examinez la série de ses références à Descartes, tout en les situant dans la chronologie d’une œuvre in progress, avec ses tour- nants, ses enjeux, son contexte. En même temps, vous travaillez avec des philosophes comme Denis Kambouchner le corpus cartésien auquel il est fait référence, du Discours de la méthode aux Passions de l’âme, traité qui vous occupe beaucoup à ma connaissance, sans oublier la correspondance. Votre thèse est celle-ci : « […] l’édifice lacanien se démontre être directement une reprise du projet cartésien 4 ». Même si le sujet de l’in- conscient n’a pas l’allure ni la teneur du cogito, il lui devrait néanmoins beaucoup. Voilà qui a de quoi surprendre. Je dirai ici mon étonnement pre- mier et ancien lors de ma première lecture de Lacan, quand j’ai découvert > Retour au sommaire Mensuel 116 Lacan avec Descartes ❚ 26 ❚ qu’il était si proche de Descartes, en particulier si intéressé par son « inven- tion » du cogito. Comme toute ma génération, j’en étais venue à lire la psychanalyse par la voie dite alors « structuraliste », et par celle de Foucault plus précisément, l’Histoire de la folie. Foucault s’y livrait à une véritable « charge anti-cartésienne 5 », comme vous le dites très bien. Tout votre livre montre comment Lacan, tout en distordant la formule du « Je pense donc je suis », répond à cet oubli, cet effaçage du sujet qu’il constate alors chez les postfreudiens et dans les sciences dites de l’homme. Dans quel but ? Ce que vous montrez ici, c’est que, prenant appui sur ce premier moment cartésien du cogito, Lacan pourra donner à la psychanalyse un socle tel qu’on ne pourra plus psychanalyser après lui comme avant. Il faudra dorénavant « compter sur un Je 6 ». Je suis particulièrement heureuse que mes collègues philosophes soient venus nous entendre, en renouant avec une tradition des Lumières bien éclipsée aujourd’hui. Au séminaire de Lacan venaient régulièrement Ricœur ou Hyppolite, dont on retrouve les objections et les contributions à son enseignement. Lacan de son côté fréquentait assidûment ceux de Kojève, de Koyré dont il sera question ce soir. Surtout, il lisait et commen- tait les textes canoniques, d’une manière qui a certes souvent interloqué ses auditeurs, pas sans scandale donc. Mais de cette subversion, chacun pouvait tirer profit, pour soi. Ainsi, il y a également une dette des philo- sophes envers Lacan, qu’on pense à Jacques Derrida mais d’abord peut-être à Maurice Merleau-Ponty, dans leur manière de faire avec les grands auteurs. Retrouvons ce soir cet esprit qui a été celui de la psychanalyse française dans ses débuts, avec Lacan. Commençons par ce que vous posez clairement comme une constante, ce rapport étroit que Lacan a entretenu, dans le courant de sa propre élabo- ration, avec le moment du cogito, qu’il « met au travail », surtout à partir de 1964. Voilà quelle est sa dette. Vous en démontez les enjeux complexes, les choses ne sont effectivement pas simples. Partons de ceci, si vous le voulez, Lacan, qui parlait du sujet comme « acte inaugural », affirmait en 1961 : « C’est, je crois, ce qui fait le prestige, ce qui fait la valeur de fasci- nation, ce qui fait l’effet de tournant qu’a eu dans l’histoire cette démarche insensée de Descartes, c’est qu’elle a tous les caractères de ce que nous appelons, dans notre vocabulaire, un passage à l’acte 7. » Pouvez-vous dès à présent nous en dire davantage sur ce rapport d’élection, de proximité aussi ? Vous parlez d’un « coup de tonnerre 8 » en reprenant ce qui s’est passé dans les rêves de Descartes, racontés par son biographe Baillet. Je vous laisse préciser ce qu’il en est du rapport de ces > Retour au sommaire Mensuel 116 Lacan avec Descartes ❚ 27 ❚ deux discours qui s’enroulent un moment l’un sur l’autre, de cet enroule- ment qui produit des volutes, des effets de déformation qu’on connaît, mais que vous suivez avec rigueur, avec profondeur aussi. Frédéric Pellion : Merci, Anne, pour l’invitation, l’organisation, la présen- tation. C’est donc l’histoire d’une fréquentation longue, celle de Descartes par Lacan, qui est chose assez étonnante parce qu’on a l’habitude de voir des périodes : Lacan hégélien, si on va chercher avant Lacan surréaliste, ensuite Lacan logicien, après il fréquente des mathématiciens, et pour finir Lacan borroméen… ce sont des tranches. D’un autre côté, certains person- nages accompagnent Lacan tout au long, et ces figures-là sont finalement peu nombreuses. Évidemment, on trouve la figure de Freud, c’est le projet explicite, connu, conscient, assumé, proclamé. Et, d’une manière plus sou- terraine, cette figure de Descartes, que l’on découvre quand on la cherche, et qui n’est pas du tout pour Lacan un slogan. Vous savez qu’il a parlé de slogan à partir de son « retour à Freud », en revanche, la fréquentation de Descartes est plus discrète, elle n’a pas valeur d’affiche. En réalité, ce qu’a fréquenté Lacan chez Descartes, c’est beaucoup plus que ce dont il parle. Ainsi, nous sommes avertis de cette espèce de coquetterie de Lacan que j’aime beaucoup, qui est de mentionner, de citer comme en passant tel auteur, tel passage, telle phrase, alors qu’en fait cette référence est prise dans un mouvement où il se réfère à toute l’œuvre, beaucoup plus qu’à ce peu qu’il indique. Il en va ainsi du cogito. Il y a, vous le savez, la figure émergée de ce travail, avec toutes ses séries, les différentes réécritures de la formule car- tésienne, telles qu’elles sont répertoriées dans le petit vade-mecum 9 de mon quatrième chapitre, on les connaît. Ce qui intéresse Lacan dans ces reformulations, c’est un cas de mécanique du sujet, au sens le plus matériel du terme, c’est de repérer comment on bricole un sujet. Puis il y a, d’un autre côté, tout ce qui est plus discret. Je vais essayer d’évoquer quelques aspects qui me sont apparus de cette manière discrète, et qui embrassent un Descartes qui n’est pas celui du Discours de la méthode. Vous parliez des Passions de l’âme 10, parce que c’en est un exemple. À l’époque où Lacan travaillait, Descartes était amputé des Passions de l’âme, considérées comme une œuvre tardive, imparfaite, en quelque sorte à lais- ser de côté si on voulait avoir accès au vrai Descartes, au pur Descartes. Il y a donc un cartésianisme français des xixe et xxe siècles, qui fait sans et pres que contre le Traité des passions. Descartes a manifestement travaillé de très près ce traité, ce qui suscite notre intérêt au plus haut point, alors même qu’il constitue, à l’époque où Lacan travaille, la partie honnie de > Retour au sommaire Mensuel 116 Lacan avec Descartes ❚ 28 ❚ l’œuvre cartésienne, celle en fait qui gêne ce que Lacan appelle « un carté- sianisme officiel et appliqué 11 », et qui est le contraire de Descartes. À partir de là, il y a un autre surplomb, un nid d’aigle sur lequel Lacan se situe dans son rapport à Descartes, et qui est la question de la science. Lacan invente un rapport de la psychanalyse à la science qui soit différent de celui de Freud, ce qu’il considère comme totalement crucial pour l’avenir de la psychanalyse. Pour lui, il est très important que la psychanalyse ait son épistémè, et qu’elle ne soit pas à la remorque de l’épistémologie des sciences de la nature, comme on a l’impression que Freud, par moments, l’y met. Il s’agit de donner à la psychanalyse un statut qui tienne compte de la science, une épistémè compatible avec le statut du scientifique dans le monde, et qui ne soit pas annexe, en marge de la science. C’est un élément fondamental uploads/Geographie/ pellion-theveniaud-m116.pdf
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- Publié le Nov 05, 2022
- Catégorie Geography / Geogra...
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