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Directeur de la publication : Edwy Plenel www.mediapart.fr 1 1/7 Le cartel de Guadalajara n’a jamais existé (sauf sur Netflix) PAR CARLOS PÉREZ RICART (NORIA RESEARCH) ARTICLE PUBLIÉ LE LUNDI 3 JANVIER 2022 Le saint des narcos, Jesús Malverde, dans une chapelle de l’État de Sinaloa, le 3 mai 2019. © Rashide Frias/AFP À l’époque où le cartel mexicain de Guadalajara était censé exister, presque personne ne le désignait par ce nom. Cependant, le concept s’est imposé au fil des années. Comment un réseau criminel plutôt amorphe et sans leadership clair s’est progressivement transformé en une fiction très utile pour le discours punitif sur lequel repose l’actuelle guerre contre la drogue? Une analyse de notre partenaire Noria Research. Au Mexique, tout le monde a entendu parler du cartel de Guadalajara, l’organisation qui, au début des années 1980, dans le cadre d’une alliance supposée avec des policiers et des politiciens de haut vol, a dominé le marché mexicain de la drogue pendant près de dix ans. Son omniprésence dans notre histoire contemporaine est telle que presque personne ne s’était interrogé sur la possibilité qu’il n’ait jamais vraiment existé. Jusqu’à maintenant. Selon le récit dominant - d’abord établi par des corporations policières aux États-Unis, puis repris par des best-sellers, des journaux, des articles universitaires de qualité douteuse, et des années plus tard diffusé par Netflix dans le monde entier –, le supposé cartel de Guadalajara était, sous la direction du trafiquant de Sinaloa, Miguel Ángel Félix Gallardo, la première organisation au Mexique capable de contrôler l’importation et l’exportation de cocaïne, ainsi que la majorité des cultures de marijuana sur pratiquement tout le territoire national. Elle est, à plus d’un titre, l’archétype de l’organisation qui faisait, savait et contrôlait tout. Le groupe de Félix Gallardo, toujours selon ce récit, a transmis son modèle d’entreprise et sa structure organisationnelle à ce que nous connaissons aujourd’hui comme le cartel de Sinaloa, une sorte d’enfant ou de petit-enfant du cartel de Guadalajara. Le problème de cette histoire, qui s’est imposée dans l’opinion publique mexicaine et qui est facile à traduire en scénarios de série, de film et de livre, est qu’elle est essentiellement fausse. Les recherches universitaires les plus récentes sur le prétendu cartel de Guadalajara s’accordent à dire qu’il s’agissait, en réalité, d’une entité beaucoup moins puissante que celle imaginée par la série télévisée. Au contraire, il s’agissait d’une organisation quasi familiale qui n’est jamais parvenue à une intégration verticale complète de son processus de production, de transport et de commercialisation des drogues, qui n’a pas réussi à établir des règles bien définies entre ses membres, ni à mettre en place un mécanisme de prise de décision hiérarchique. En fait, à l’époque où le cartel de Guadalajara était censé exister, presque personne ne le désignait par ce nom. Et ce, malgré le fait que, comme nous le verrons plus loin, le concept de cartel était déjà utilisé par les agences de lutte contre les stupéfiants pour décrire des organisations similaires. Ce travail vise à examiner comment un réseau de trafiquants de drogue que personne ne qualifiait de «cartel » au cours de son existence supposée est devenu l’une des références les plus omniprésentes dans l’histoire du trafic de drogue au Mexique. Comment le concept a-t-il été créé? Quand l’idée de l’existence du cartel de Guadalajara a-t-elle commencé à se répandre? Qui a participé à ce processus? Quels objectifs ont été poursuivis? Pour répondre à ces questions, cette analyse, basée sur un travail d’archives réalisé au Mexique et aux États-Unis, retrace le processus par lequel un réseau criminel plutôt amorphe et sans leadership clair s’est progressivement transformé en une fiction très utile Directeur de la publication : Edwy Plenel www.mediapart.fr 2 2/7 pour le discours punitif sur lequel repose l’actuelle guerre contre la drogue. Cette recherche présente donc l’histoire d’une généalogie. Qu’est-ce que le cartel de Guadalajara? Comme le reste de ses organisations contemporaines, le cartel dit de «Guadalajara » était un réseau criminel complexe reposant sur des noyaux familiaux et sans direction claire. Il est vrai que Miguel Ángel Félix Gallardo a joué un rôle prédominant (et peut-être difficile à imiter) dans la construction d’un canal de distribution de cocaïne jusqu’alors inédit entre la Colombie, le Pacifique mexicain et l’ouest des États- Unis. Il est également vrai que Félix Gallardo et son groupe le plus proche ont réussi à administrer de vastes champs de culture de marijuana et de pavot dans certains États du Nord, ainsi que dans le Pacifique mexicain. Cependant, de là à affirmer que le célèbre narcotrafiquant de Sinaloa a réussi à dominer les différents processus de production, de transport et de distribution des drogues illégales au Mexique, il reste un grand pas à franchir. Le cartel de Guadalajara était, en réalité, un réseau familial qui fonctionnait de manière variable et changeait ses modes opératoires en fonction des circonstances. Ainsi, l’exécution d’une opération spécifique - par exemple, l’exportation de plusieurs kilogrammes de cocaïne du nord de la Colombie vers le sud-ouest des États-Unis - peut nécessiter l’aide de membres de la famille, d’amis ou d’associés pour une ou plusieurs tâches: négocier avec différents groupes de cultivateurs de feuilles de coca, louer et gérer les équipements nécessaires au transport maritime, aérien et terrestre de la drogue, surveiller les planques et les différents tronçons de route, négocier avec (ou coopter) les autorités portuaires, douanières ou routières, mettre en place les distributeurs de détail dans différentes villes des États-Unis,etc. Pour d’autres types d’opérations - l’assassinat d’un concurrent ou la fourniture de marijuana dans une petite ville –, le noyau dur de gardes du corps de Félix Gallardo pouvait être plus que suffisant. Tout dépendait de la complexité de la tâche à accomplir, ainsi que des arrangements informels fragiles (et qui étaient constamment mis à jour) impliquant une myriade d’acteurs étatiques et non étatiques. 62 leaders différents La Drug Enforcement Administration (DEA),à l’intérieur et à l’extérieur des frontières américaines, a compris la plasticité et la volatilité avec lesquelles le réseau de Félix Gallardo opérait. Dans ses documents internes, elle fait référence à des narcotrafiquants de l’époque, tels que Caro Quintero, Ernesto Fonseca Carrillo, Jorge Favela Escobosa, Juan Esparragoza Moreno ou Jaime Herrera Nevares, comme étant peut-être des associés de Félix Gallardo, jamais des subordonnés. Tous avaient leur propre entourage de soutiens inconditionnels et ont noué des alliances implicites et explicites. Certains se sont réunis - presque toujours sans succès - pour se répartir les tâches, les territoires et les marchandises; d’autres se sont rencontrés à l’église ou au ranch pour devenir les parrains de l’un ou l’autre; certains ont été envoyés s’entre-tuer avec plus de cruauté que nécessaire; seuls quelques-uns ont réussi à survivre hors de la prison, au tournant du siècle. En 1989, la DEA a tenté de dresser une carte des principales organisations de trafic de drogue au Mexique ayant «des opérations importantes le long de la frontière sud-ouest des États-Unis». Le résultat final est visible dans l’image suivante et contraste avec la Directeur de la publication : Edwy Plenel www.mediapart.fr 3 3/7 carte que Netflix imagine lorsqu’il fait référence au tout-puissant cartel de Guadalajara; on y voit 62leaders différents dans les différentes régions du pays. La DEA, l’agence américaine chargée de la lutte contre la drogue, a cartographié en 1989 la présence de 62 leaders du trafic de drogue dans les différentes régions du Mexique. © DEA, Office of Intelligence, SEO Operation Columbus 1989. (DEA sensitive). À Félix Gallardo ne sont attribuées des opérations significatives que dans quatre États de la République mexicaine: Sonora, Jalisco, Sinaloa et Baja California; dans le reste du pays, il existe des réseaux de production et de distribution de drogue qui ont parfois travaillé ensemble, parfois se sont ignorés et parfois se sont combattus. Au cours de nos recherches, nous avons constaté que les rapports internes produits par la DEA entre 1981 et 1986 dans ses bureaux de Mexico, Guadalajara et Hermosillo, non seulement n’utilisaient pas le concept de cartel pour désigner l’organisation de Félix Gallardo, mais que leurs descriptions ne faisaient pas non plus référence à l’existence d’une organisation capable de fonctionner verticalement. Juste un exemple: en mars 1984, précisément à l’apogée supposée du réseau de Félix Gallardo, l’ancien chef de la DEA à Guadalajara, James H. Kuykendall, a rédigé un rapport sur la culture de la marijuana dans le nord de Zacatecas. Selon Kuykendall, entre 18 et 20 «groupes vaguement apparentés» opéraient dans le nord de cet État. Certaines terres appartenaient à Ernesto Fonseca Carrillo et au groupe que nous associons aujourd’hui au cartel de Guadalajara, d’autres non; certaines étaient protégées par un commandant de la DFS (direction fédérale de sécurité, un service de renseignement), d’autres par la police locale, d’autres par l’armée et d’autres par des bandits indépendants. Il y avait de la concurrence, des disputes et des querelles: plus ou moins les mêmes qu’aujourd’hui. Le rapport de Kuykendall est la norme, pas l’exception. Dans pratiquement aucun des centaines de documents relatifs à l’opération Leyenda - consacrés à l’enquête sur le meurtre de l’agent Camarena uploads/Geographie/cartel-de-guadalajara.pdf

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