Le Progrès ou l’opium de l’histoire Robert Redeker © Editions Pleins Feux ISBN
Le Progrès ou l’opium de l’histoire Robert Redeker © Editions Pleins Feux ISBN 2-84729-037-0 Remerciements Je remercie le GREP de Toulouse, son directeur Alain Gérard et son animateur Paul Seff, de m’avoir procuré, avant ce livre, l’occasion d’approfondir ma réflexion sur l’idée de progrès en me proposant d’en faire un sujet de conférence. INTRODUCTION Qu’est-ce qui a changé, entre l’entrée dans le XXe siècle et l’entrée dans le XXIe siècle ? L ’enthousiasme fidéiste dans le progrès s’est évaporé. 1904-1905 : on croyait au progrès – continuant un fétichisme déjà bien installé -, on lui chantait des hymnes, on lui tressait des louanges, tout avenir paraissait, du fait de ce progrès, radieux. Que cet avenir fût industriel, scientifique, technique, humain, politique, artistique, un même leitmotiv occupait toute la place : l’avenir ne pouvait qu’être meilleur que le passé ! La longue guerre 1914-1989(1), qui ne pouvait s’achever qu’avec la défaite du dernier des trois monstres, le communisme, après le fascisme et le nazisme, était alors encore devant une Europe que l’ivresse du progrès aveuglait quant à ce sinistre avenir. Telle une pieuvre, le progressisme depuis a investi tous les domaines de l’activité humaine : il y eut un cinéma, un théâtre, etc… progressistes, et même l’Eglise se mit en tête sinon d’être progressiste à son tour, du moins de s’adapter au progressisme qui était devenu la loi du temps, la loi du temps présent. En notre commencement de XXIe siècle, cet enthousiasme a disparu. Loin de s’énoncer comme la radieuse évidence de jadis, qui rassemblait dans la même croyance Victor Hugo (thuriféraire immodéré du progrès) et Aragon, Jules Ferry et Karl Marx, le concept de progrès aujourd’hui ne se prononce plus que dans une ambiance crépusculaire. Il semblerait que l’on soit murmurants dans une chambre funéraire, ne sachant si l’on doit admirer ou détester le défunt, à chaque fois que nous avons à réfléchir sur lui. Le progrès est, la plupart du temps, subi comme une fatalité (dans le cas des effets économiques et écologiques du progrès technique), parfois (dans le cas des progrès médicaux) accepté mais sans que soit omise son ambiguïté, sans plus jamais susciter d’enthousiasme collectif, – plus personne ne croit au progrès, même si la plupart des hommes l’acceptent avec un fatalisme désabusé. Fatalité : « c’est le progrès » ; s’exclame-t-on, dégrisé ! Le procès du progrès est instruit : Herbert Marcuse, Hans Jonas, Peter Kemp et Pierre-André Taguieff, philosophes dont il sera question à plusieurs reprises au long notre propos, en figurent les procureurs les plus aiguisés. Il y a cent ans d’ici, on aurait traité cette question du progrès avec enthousiasme. Jean Grenier a même pu s’exclamer, d’un très beau mot « le XIXe siècle est donc une vaste conspiration en faveur de l’idée de progrès »(2). La convergence des progrès dessinait – illusoirement, la suite de l’histoire allait le montrer – la figure d’un progrès (le Progrès envisagé comme substance, hyspostasié en substance métaphysique majusculé alors même qu’on s’affichait farouchement matérialiste) émancipateur. Effet du progrès, un avenir lumineux semblait ouvert à toute l’humanité. Le progrès était la clef laïque, de double origine scientifique et philosophique, du royaume. Du nouveau royaume. Du vrai royaume. Un néo-millénarisme inversé accompagna, sous le signe du progrès, sous le nom de progressisme, l’assomption de la science dans le temps qui sépare René Descartes du début du XXe siècle. La politique, bien sûr, fut touchée ; à partir d’Auguste Comte ce mouvement de saisissement de la politique par la philosophie du progrès prit une ampleur systématique – le mouvement initié par Comte s’accomplit dans la théorie marxiste du matérialisme historique. Le marxisme respire le même air du temps – idolâtre du progrès, productiviste, scientiste – que la philosophie d’Auguste Comte. Absolutisé, transversal, le progrès était promesse d’un bonheur terrestre collectif plus ou moins imminent, analogue tout en étant en apparence moins chimérique au bonheur promis par le christianisme aux sauvés, aux élus. Résister au progrès s’avérait difficile et héroïque ; l’art seul pouvait s’y essayer (Baudelaire en témoigne), refuge de la liberté. La philosophie ne le pouvait pas, elle s’escrimait à accompagner le progrès (la supériorité de la poésie sur la philosophie se marquant dans la : possibilité pour la poésie d’être plus libre de pensée que la philosophie, d’être aprogressiste ou réactionnaire). Gobineau et Tocqueville constatent l’existence du progrès tout en évoluant dans le double élément de l’acceptation intellectuelle, le progrès s’identifiant pour eux avec un décadent destin, et de la résistance spirituelle (leur for intérieur demeure en retrait du progrès, protégé contre le progrès). La question du progrès, son assomption, son règne et sa décadence longe les aventures historiques de la finalité : la chute de la finalité théologique dans la finalité humaine (qui marque la naissance du progrès, au XVIe siècle), l’autofinalisation du progrès (le XIXe siècle) puis la définalisation (notre époque). Deux structures connexes – aux formes inédites – de gouvernement des hommes s’imposent en conséquence du déclin du progrès : la doxocratie et le biopouvoir. CHAPITRE I LE PROGRES : UN FAIT, UNE VALEUR, UNE RELIGION Tout au bout du progrès, de l’âge progressiste de l’humanité européenne, se produit un retournement du progrès contre lui-même. Ce retournement s’opère en suivant les voies d’une définalisation. Est-ce la mort du progrès ? Cela dépend du sens que l’on donne à la mort. Retournement et décomposition doivent être pensés ensemble. Le progrès met du temps à mourir, un peu comme Dieu chez Nietzsche, médecin légiste de la théologie, ayant annoncé trop prématurément la mort de Dieu ou ayant omis d’expliquer ce que mort veut dire. Il est plus intéressant, concernant Dieu et le progrès, de penser ainsi : la mort dont il est question, dès qu’on évoque la mort de Dieu ou la mort du progrès, est une vie dans la mort (ce qui se distingue radicalement d’une vie après la mort), une vie après la date officielle de la mort. Existent, dit Pierre-André Taguieff, des restes(3) du progrès, dans lesquels on peut voir sa vie dans sa mort, ses travailleurs de la mort vivant de le décomposer à l’indéfini. Les dates officielles de décès, sont des œuvres de philosophes : Nietzsche et Le Gai Savoir (1886), pour le décès de Dieu, Taguieff et L’Effacement de l’Avenir (2000), pour le décès du progrès. Ainsi, voit-on se multiplier des avancées technologiques, scientifiques, industrielles, qui peuvent par un langage superficiel être appelés des progrès, mais dont on voit bien qu’ils n’ont pas de sens, qu’ils s’inscrivent dans du vide, qu’ils sont du progrès postérieur à la mort du progrès. La mort de Dieu et du progrès réussissent le paradoxe suivant : agoniser interminablement après leur mort, cadavres aussi morts qu’increvables. Mort, Dieu continue de mourir chaque jour – ce thème nietzschéen est, on le voit, profondément chrétien, il est celui du sacrifice de la messe. De même, une fois mort le progrès continue de mourir chaque jour. Il déçoit chaque jour, inquiète chaque jour et n’émerveille plus que rarement. Mort, il vit dans la décomposition. Cette vie dans la mort du progrès (rappelons-le : Dieu vit de même, les deux dieux successifs de l’Occident, Dieu puis le Progrès subissent le même destin) est comparable à une situation que le lecteur de philosophie rencontre dans la pensée de Soren Kierkegaard : « la maladie à la mort », que Kierkegaard d’ailleurs patronyme le désespoir, à condition d’en déplacer la temporalité. Selon Kierkegaard, cette maladie à la mort consiste à mourir de ne pas mourir (ce qui est très différent du mourir sans mourir de mystiques comme Thérèse d’Avila, dans la mesure où le mourir de ne pas mourir de Kierkegaard épingle le désespoir tandis que le mourir sans mourir mystique renvoie à la joie et au régime de la jouissance). Mais, chez Kierkegaard, cette interminable mourir de ne pas mourir déroule son procès bien antérieurement à la mort effective, biologique ; au contraire, avec la vie dans la mort de Dieu et du progrès, nous avons affaire à une maladie à la mort postérieure à la mort elle-même – dans laquelle Dieu et le progrès meurent de ne pas mourir, puisqu’ils sont déjà morts. Le Dieu nietzschéen – bien précisément celui visé par l’annonce mortuaire sise dans Le Gai savoir – et le progrès, tel que Taguieff en contresigne le trépas, l’interminable trépas, « les restes » survivotant à ce trépas, sont atteints par cette maladie qui ne surgit qu’après la mort. Soyons (comme Nietzsche, comme Taguieff) médecins légistes des idées et des réalités sociales : le retournement (Dieu contre lui- même, le progrès contre lui-même) est le constat de cette mort, tandis que la maladie à la mort qui suit la mort est l’interminable décomposition. Dieu continue après la mort de Dieu. Le progrès continue après la mort du progrès – mais, sur un autre mode. Le progressisme continue après la mort du progressisme. Mais, plus rien n’est comme avant, ni ne peut se parer de l’ancienne aura du progrès et du progressisme, qui ne sont plus que uploads/Histoire/ 185900459 1 .pdf
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Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Apv 27, 2021
- Catégorie History / Histoire
- Langue French
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