Les Cahiers de l’École du Louvre Recherches en histoire de l’art, histoire des

Les Cahiers de l’École du Louvre Recherches en histoire de l’art, histoire des civilisations, archéologie, anthropologie et muséologie 13 | 2019 Cahiers 13 La représentation de la vie d’un maître estropié du passé au XIXe siècle : L’Aleijadinho d’Henrique Bernardelli The representation of the life of a crippled master from the past to the nineteenth century: The Aleijadinho by Henrique Bernardelli Fábio D’Almeida Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/cel/1787 ISSN : 2262-208X Éditeur École du Louvre Référence électronique Fábio D’Almeida, « La représentation de la vie d’un maître estropié du passé au XIXe siècle : L’Aleijadinho d’Henrique Bernardelli », Les Cahiers de l’École du Louvre [En ligne], 13 | 2019, mis en ligne le 17 juin 2019, consulté le 17 juin 2019. URL : http://journals.openedition.org/cel/1787 Ce document a été généré automatiquement le 17 juin 2019. Les Cahiers de l'École du Louvre sont mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International. La représentation de la vie d’un maître estropié du passé au XIXe siècle : L’Aleijadinho d’Henrique Bernardelli The representation of the life of a crippled master from the past to the nineteenth century: The Aleijadinho by Henrique Bernardelli Fábio D’Almeida La représentation de la vie d’un maître estropié du passé au xixe siècle : L’... Les Cahiers de l’École du Louvre, 13 | 2019 1 Fig. 1 Henrique Bernardelli, Aleijadinho, le sculpteur Antônio Francisco Lisboa, 1898-1899, huile sur toile, 75 × 50 cm, collection privée. © Colecao particular, Fortaleza, CE. 1 Moins gêné par l’intérieur dense de l’église que par la proximité des membres de l’aristocratie luso-brésilienne et du prêtre franciscain, le sculpteur semble ne plus en pouvoir (fig. 1). Il est visiblement embarrassé, et cet état est au centre d’intérêt du tableau intitulé Petit Estropié, le sculpteur Antonio Francisco Lisboa (Aleijadinho, o escultor Antônio Francisco Lisboa1). L’étrangeté qui en ressort est évidente, mais aussi incontournable pour comprendre la contribution de l’image à son contexte artistique au moment de sa création. Et il s’agit d’un apport considérable, puisque le tableau n’est rien moins que la première et seule représentation connue, jusqu’à présent, de la vie d’un maître latino-américain du passé, plus précisément de l’époque coloniale2. 2 Peinte entre 1898 et 1899 par Henrique Bernardelli (1857-1936), artiste très connu et Professeur à l’Escola Nacional de Belas Artes do Rio de Janeiro, l’image fait appel à l’intérêt que cette thématique, déjà traitée auparavant au Brésil, y suscite à nouveau. Loin de s’expliquer comme un retour démodé à un thème dont la pertinence historique a été presque entièrement inventée, développée et close en France pendant la première moitié du XIXe siècle (aussi au Brésil s’est-il fait introduire par un peintre français3), cette revisitation tardive est le résultat d’une graduelle valorisation de l’activité artistique au Brésil pendant le dernier quart du même siècle, dans un contexte où l’on essaie, plus que jamais, d’éloigner l’image sociale de l’artiste de son attachement historique au travail d’esclave, légalisé au pays jusqu’en 18884. La représentation de la vie d’un maître estropié du passé au xixe siècle : L’... Les Cahiers de l’École du Louvre, 13 | 2019 2 Sûrement beaucoup plus que l’exposition des images d’artistes mythiques et historiques, dont le nombre était tout de même assez limité, c’est la profusion soudaine de portraits d’artistes (vivants et décédés) et d’images d’atelier qui est le signe le plus visible de cette reconsidération du métier artistique pendant cette période5. L’art brésilien se rend finalement compte de son propre présent, en le célébrant avec des images, mais aussi de son passé, tout en s’intéressant à la figuration de la mythologie et de l’histoire du métier (Pygmalion, Saint Luc, Giotto) – celle-ci, en plus, également enseignée dans le cadre des premières chaires d’histoire de l’art ouvertes dans le pays. Pièce intégrante de cet ensemble, Aleijadinho, le sculpteur Antonio Francisco Lisboa en est aussi un cas sui generis. Certes, le fait d’être la première œuvre connue à reélaborer le thème des vies de génies universels du passé dans le cadre de la représentation d’un maître de la période coloniale joue un rôle majeur. Mais la nature même de la biographie de l’Aleijadinho en est aussi importante, tout comme la manière dont la peinture en tire parti vis-à-vis de ses relations avec les arts brésilien et européen au XIXe siècle. 3 Dans cet article, il sera question de discuter certains de ces aspects, en interrogeant l’image. Au-delà du fait de voir qui est l’Aleijadinho du point de vue de sa construction biographique pendant le XIXe siècle, nous nous intéresserons à comprendre comment le tableau de Bernardelli, avec l’aide même de la biographie, amplifie la création d’un génie local qui doit devenir sculpteur malgré tout, en inversant quelques parties fondamentales du récit. Nous nous concentrerons sur une analyse iconographique du tableau, afin de mettre en perspective les enjeux sociaux qui y sont inscrits. Par la suite, nous discuterons la façon dont il bouleverse les formules usuelles pratiquées dans la représentation des vies des maîtres anciens au XIXe siècle, dont il puise pour autant son inspiration. L’invention biographique de l’Aleijadinho 4 Avant la deuxième moitié du XIXe siècle, Aleijadinho n’est qu’une rumeur locale, issu de la tradition orale. Avant d’avoir un nom et un prénom, il est juste un surnom qui rappelle sa condition d’handicapé. Quelques voyageurs étrangers, qui depuis les années 1810 ont visité les Minas Gerais – l’ancienne province coloniale où se concentrait presque toute l’activité de l’extraction de l’or au Brésil – ont publié leur témoignage sur un sculpteur déjà mort, régionalement célèbre, qui aurait perdu l’usage de ses extrémités, se faisant par conséquent attacher ses instruments au bout des avant-bras pour travailler. En 1818, Auguste de Saint-Hilaire, un de ces voyageurs, raconte que ce handicap aurait été le résultat d’un sortilège raté, commis par l’artiste lui-même : « Très jeune encore, il s’avise, m’a-t-on dit, de prendre je ne sais quel breuvage, dans l’intention de donner plus de vivacité et d’élévation à son esprit6. » Le début de son malheur devint, aussi, celui de sa célébrité. 5 En 1858, sous le Second Empire brésilien, cet homme à qui l’on attribuait alors la paternité de plusieurs sculptures religieuses et de quelques projets architecturaux d’églises à Minas Gerais est l’objet d’une première biographie, publiée par Rodrigo José Ferreira Bretas7, et obtient par là une identité, une ascendance, une description physique précise, dont la véracité est toujours discutable, selon l’historiographie récente sur cet artiste dont l’existence individuelle et réelle demeure encore indéchiffrable8. Chez Aleijadinho, anecdote, histoire et mythe se mêlent dans une biographie largement construite par le croisement de témoignages posthumes d’inconnus, quelques documents La représentation de la vie d’un maître estropié du passé au xixe siècle : L’... Les Cahiers de l’École du Louvre, 13 | 2019 3 ainsi dits originaux (mais jamais retrouvés), et par de formules discursives classiques empruntées à une longue tradition de récits de vie d’artistes9. 6 Antonio Francisco Lisboa y est décrit en tant que pardo escuro (mulâtre foncé), fils d’une esclave noire et d’un maître d’œuvre portugais. Il aurait été initié à son futur métier par son père, qui, par ailleurs, lui aurait même accordé la liberté. Selon Bretas, ce n’est pas avant ses 47 ans qu’Antonio F. Lisboa, né en 1730 à Villa Rica ( renommée après Ouro Preto, capitale de Minas Gerais), sent les effets d’un fort handicap qui l’affligera jusqu’à la fin de sa longue vie, à 84 ans10. Mais cette infirmité alors attribuée à l’ingestion d’un produit magique, aurait plutôt pour origine sa fréquentation régulière à des « débauches vénériens11 ». 7 Dans la version de Bretas, l’aleijadinho devient donc l’Aleijadinho à cause des maladies sexuelles. Les conséquences physiques et psychologiques en sont dévastatrices. Il perd ses dents et ses doigts de pieds, marchant par la suite sur les genoux, ou se faisant transporter par ses esclaves. Ses paupières et sa bouche se déforment. Les doigts de ses mains tombent, et ceux qui restent lui font tellement mal qu’il les arrache parfois lui- même à l’aide du ciseau qu’il utilise pour sculpter. Au bout de ce processus accentué de déchéance, le sculpteur devient un être monstrueux, « d’expression sinistre et féroce », « d’aspect dégoûtant et hideux12 », à un tel point que l’un de ses aidants tente de se suicider, ne supportant pas de servir un maître aussi laid. Très conscient de son apparence, Aleijadinho commence à travailler la nuit. S’il doit le faire pendant la journée, il se cache de la vue de tous sous une tente. À force de passer par des épreuves physiques et sociales interminables, la maladie change aussi son humeur : il devient colérique et intolérant, bien que parfois joyeux avec ceux qui partagent son intimité. La mort le trouve dans un état d’extrême pauvreté, oublié par tous, incapable de tout, puisqu’en plus aveugle à la fin de la vie. 8 Ce sont là les points fondamentaux de la biographie de Bretas, du moins pour notre propos. Ils signalent deux choses : l’importance de la uploads/Histoire/ 2aleijadinho-la-representation-de-la-vie-dun-maitre-estropie-d.pdf

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  • Publié le Nov 28, 2022
  • Catégorie History / Histoire
  • Langue French
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