1 Les formes multiples de la cabale en France au XXè siècle Charles Mopsik 2 On

1 Les formes multiples de la cabale en France au XXè siècle Charles Mopsik 2 On considère souvent la cabale comme une ancienne forme de mystique juive qui eut jadis son âge d'or dans l'Espagne du XIIIe siècle et dans la Galilée des XVIe et XVIIe siècle, qui influença certaines hautes figures de la Renaissance et inspira quelques idéalistes allemands au XVIIIe et XIXe siècle (1). Même un chercheur comme Moshé Idel qui, dans son ouvrage devenu un classique, Kabbalah: New Perspectives ainsi que dans d'autres écrits (2), a critiqué l'approche exclusivement historique et textologique de la cabale tout en s'efforçant de valoriser des approches phénoménologiques, psychologiques et doctrinales, et qui, de surcroît, a étudié l'impact de la cabale dans la culture occidentale (c'est l'objet du chapitre X de son livre précité), a négligé l'étude de la cabale en tant que phénomène religieux contemporain. Bien que Moshé Idel insiste sur tout le bénéfice qu'il y aurait à tirer d'une rencontre entre chercheurs et cabalistes, faisant remarquer que la distance géographique entre l'Université Hébraïque de Jérusalem et les cercles de cabalistes de cette ville est minime alors que la distance idéologique demeure immense, il s'est uniquement référé aux formes les plus typiquement “orthodoxes”, presque stéréotypées, d'étude de la cabale (3). Il est vrai qu'entre le moment où Moshé Idel a rédigé son ouvrage, un peu avant 1988 et la fin des années 1990, soit environ dix après, des phénomènes se sont manifestés avec plus de netteté, bien qu'ils aient été déjà constitués à cette date et même bien avant. La cécité prolongée devant un fait devenu évident pour beaucoup, à savoir la complexité de plus en plus grande du religieux contemporain et la présence de la cabale dans ses réseaux polymorphes n'est plus acceptable. Non seulement rien ne la justifie, mais elle porte préjudice à la discipline d'étude de la cabale dans son ensemble. Ce n'est pas seulement auprès des représentants typiques de la cabale dans le milieu des ultra- orthodoxes de Jérusalem (ou d'ailleurs), que le chercheur peut espérer trouver 3 des éléments susceptibles de nourrir ses analyses, comme le soutien Moshé Idel, mais auprès de l'ensemble des personnes ou des groupes qui se déclarent engagés dans une étude de la cabale, qui s'inspirent de ses enseignements, même s'ils y mêlent des éléments venus d'autres traditions religieuses et de divers courants philosophiques. D'ordinaire, cette forme de cabale modernisée est perçue comme une sorte de prolongement de la cabale chrétienne de la Renaissance. Celle-ci a été reprise et réaménagée dans les courants occultistes, spirites, ésotéristes des XVIIIe et XIXe siècle, en Europe et dans les pays de culture occidentale. Mais peut-on encore regarder l'ensemble des “nouveaux cabalistes” comme les héritiers et les continuateurs de cette cabale christianisée des Renaissants? C'est l'impression que l'on pourrait avoir en lisant les pages que Moshé Idel consacre à l'influence de la cabale sur la culture européenne (4). Quant à Gershom Scholem, le vaste aperçu historique qu'il consacre à la cabale dans l'Encyclopedia Judaica (repris en un volume séparé), se referme sur une note très brève concernant le XXe siècle: “Divers types de littérature cabalistique continuèrent à être écrits en Europe de l'Est et au Proche Orient jusqu'à l'époque de l'holocauste et en Israël jusqu'à maintenant. La transformation des idées cabalistiques dans les formes de pensée moderne peut être aperçue dans les écrits de penseurs du XXe siècle tels que R. Abraham Isaac Kook [...]; dans les livres en hébreu de Hillel Zeitlin; et dans les écrits allemands de Isaac Bernays [...] et Oscar Goldberg” (5). Et Scholem conclut en indiquant que les assauts du mouvement rationaliste de la Haskalah ont limité l'influence de la cabale en Europe de l'Est mais que celle-ci a pu continuer à s'épanouir sans entrave dans les pays d'Orient. Cette considération historique n'était sans doute plus totalement justifiée à l'époque où Scholem écrivait ces lignes (au début des années 70), elle apparaît aujourd'hui comme complètement dépassée.En dehors de ceux qui ont été appelés “cabalistes chrétiens”, la cabale a depuis longtemps traversé les murs du Ghetto, du Shtetel ou des quartiers juifs des pays 4 musulmans, et des penseurs et animateurs de groupes d'étude cabalistique de toutes tendances ont émergé dans divers pays. Le refus de la part de Scholem et de ses successeurs dans le centre qu'il a fondé à Jérusalem d'accorder la moindre attention aux développements contemporains de la cabale, et surtout à ceux qui concernent le monde francophone (marqué entre autre par la pénétration de la cabale venue des pays d'Afrique du Nord), a été très dommageable à la recherche dans ce domaine. C'est un pan entier du développement historique et social de la cabale qui a été ignoré et qui, à cause de l'immense influence de l'école fondée par Scholem, n'a pas “d'existence académique”. Nous n'entendons pas combler toutes les lacunes au moyen de la présente étude. Notre ambition est plutôt de montrer que lacune il y a effectivement, et que celle-ci est en réalité un trou béant dans le champ du savoir. Dans les lignes qui suivent nous présentons le résultat d'une enquête sur la cabale en tant que réservoir d'idées et force idéologique et religieuse dans l'espace francophone à la fin du XIXe et au XXe siècle. De manière très discrète et progressive, sous des habits souvent bigarrés à l'extrême, la cabale n'a pas cessé de participer au renouvellement des formes du croire et continue d'alimenter toutes sortes de quêtes religieuses. Même si son rôle est resté minime à l'échelle d'un vaste ensemble comme la société française, elle a été un ingrédient non négligeable dans le renouveau religieux de certaines de ses strates et connaît une diffusion de plus en plus large dans tous les champs de la création intellectuelle, culturelle et religieuse. En outre, la communauté juive de France, à la différence des communautés juives américaines où ne s'est exprimé un intérêt pour la cabale que depuis fort peu de temps, a manifesté depuis longtemps une sympathie très sensible envers elle. Comment expliquer une telle différence et à quelle époque peut-on la faire remonter ? Est-elle le fruit de la migration massive des Juifs originaires d'Afrique du nord, plus enclins à voir en 5 la cabale une doctrine respectable du judaïsme alors que leurs coreligionnaires d'occident tendaient plutôt à la regarder avec dédain sinon avec mépris? D'autres facteurs culturels, intellectuels ou religieux doivent-ils également être pris en compte? 1| La cabale a été un sujet d'intérêt pour des penseurs français, juifs et non- juifs, à des titres divers au dix-neuvième et au vingtième siècle. Nous entendons par “penseurs” non seulement les philosophes professionnels, les historiens de la philosophie, les enseignants et les chercheurs, mais aussi les divers auteurs d'ouvrages qui proposent une vision du monde personnelle ou inspirée par une tradition qui fait autorité, à partir d'un savoir acquis à l'intérieur ou à l'extérieur de l'université. Au XIXe et au XXe siècle l'institution universitaire française a rejeté quasiment toute présence en son sein d'un enseignement de la pensée juive en tant que telle, celle-ci étant trop marquée à son goût par le religieux. Mise à part l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, et depuis la création de l'Etat d'Israël, seuls des postes universitaires consacrés à la “Langue et à la civilisation hébraïque” ont été ouverts. Cet évitement par l'université républicaine - par l'enseignement supérieur en général, qui comprend aussi les “Grandes Ecoles” - du nom même de “pensée juive”, sous toutes ses formes, a eu des conséquences paradoxales, qui ne sont pas toutes forcément négatives. Elle a laissé place libre à un style de discours spécifiquement “judéo-français” tenu par des universitaires juifs venant des disciplines les plus diverses. Parlant souvent sous le label de leur discipline d'excellence, sans rapport aucun avec le judaïsme, ces “intellectuels” français ont pratiqué un discours de “pensée juive", souvent érudit et éclairé par leur savoir critique acquis par métier, à la fois engagé voire militant et simultanément en quête d'objectivité et de rigueur intellectuelle. Libérant les esprits et les langues du carcan des standards professionnels, l'éviction quasi totale des “Etudes Juives” du sein des facultés a encouragé l'invention d'un type de discours qui n'a pas son équivalent dans les autres pays 6 occidentaux. Un des effets de ce processus qui reste à décrire de façon détaillée a été d'une part le faible développement en France des études juives académiques, sa sous-représentation au niveau international, et d'autre part la multiplication précoce de cercles d'étude privés ou semi-publics, animés par des universitaires parfois renommés dans leur discipline, mais sans aucune formation ni habilitation scientifique dans celui du judaïsme. Phénomène unique qui explique en partie le divorce profond qui s'est instauré entre les grands représentants de la pensée juive et les quelques rares universitaires qui ont fait carrière dans les études juives. Loin d'avoir pour origine le conflit classique de type “croyants contre agnostiques”, le fossé qui s'est creusé entre les uns et les autres procède de façon mécanique de leur situation concrète dans la société française et de l'histoire contemporaine de cette dernière. uploads/Histoire/ cab-ale 1 .pdf

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  • Publié le Sep 11, 2021
  • Catégorie History / Histoire
  • Langue French
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