Slavica Occitania, Toulouse, 27, 2008, p. 167-188. COMMENT LES ROUMAINS CHANGÈR
Slavica Occitania, Toulouse, 27, 2008, p. 167-188. COMMENT LES ROUMAINS CHANGÈRENT D’ALPHABET MARCEL FERRAND À Madame Marcela Bucur I. LES DONNÉES DE LA QUESTION Les historiens sont convenus de faire partir l’adoption par les Roumains de leur alphabet latin moderne, à la place de l’alphabet cyrillique, du 8 février 1860, date d’une décision prise par Ion Ghica, Premier Ministre de Valachie1. 1. Voici les ouvrages de base que j’ai utilisés et les sigles employés pour les citer : C : tefan Cazimir, Alfabetul de tranziie, Bucureti, 1986 (Cet ouvrage a été ma base de travail. Il m’a été suggéré par mon collègue de Cluj, Mircea Popa et je l’en remercie. Certes, Cazimir est un littéraire et non un scientifique ; néan- moins sur l’histoire du changement d’alphabet il est fort bien documenté, et sa liberté de ton, sa fraîcheur m’ont beaucoup aidé dans ce travail ingrat). G : C.C. Giurescu, D.C. Giurescu, Istoria Românilor, Bucureti, 1975. ILR I et ILR II : Istoria literaturii române, Bucureti, 1964 et 1968. E : Nicolae Edroiu, Paleografia româno-chirilic (pentru uz intern), Univ. Babe- Bolyai, Cluj-Napoca, 1975. DB 1, Dan Berindei, Modernitate i trezire naional, Editura Pro, Bucureti, année non indiquée. DB 2 : Dan Berindei, Cultura naional modern, Bucureti, 1986. MARCEL FERRAND 168 Si les Roumains appartiennent dans leur grande majorité à l’orthodoxie slave et s’ils ont longtemps utilisé l’alphabet cyrillique, c’est parce qu’à un moment donné ils se sont trouvés sous juridic- tion ecclésiastique bulgare : un tournant de leur histoire double- ment paradoxal, les Roumains ayant largement précédé les Bulgares tant en religion que s’agissant de l’écriture. En effet, les Roumains ont adhéré au christianisme au tout dé- but de son expression, comme l’atteste l’archéologie ; on sait grâce à celle-ci, en outre, que les Daces, leurs ancêtres, ont pratiqué l’écriture latine, tandis que les Bulgares ne sont chrétiens que depuis le IXe siècle ; ils ne connaissent l’écriture que depuis, à peu près, la même époque2. Le bulgare est ainsi devenu la langue liturgique des Roumains, puis leur langue écrite courante (on parle dans cette fonction de « slavon »), à usage tant religieux qu’administratif (les deux allant de pair). Les Roumains se sont montrés en la matière de fort bons élèves, car leurs chartes en slavon qui ont été retrouvées se chif- ORT : Ortografia limbii române, Cercetare bibliografic, Biblioteca central universi- tar, Bucureti, 1970. Au sujet de la décision de I. Ghica : C, p. 121, E, p. 154. L’historien Giurescu rapporte cette décision purement et simplement à Cuza (G, p. 626). 2. L’absorption des chrétiens roumains par les Bulgares résulte de la décomposition progressive de l’Empire byzantin, raison pour laquelle, sans doute, on ne lui connaît pas de date, même à un siècle près. Après la complète destruction de l’État bulgare par l’Empereur Basile II (Bulgaroctone) en 1018, « les prêtres de la rive gauche du Danube continuè- rent à être ordonnés par les évêques bulgares de la rive droite » (G, p. 182). L’État bulgare n’existait plus – sauf au plan religieux, conséquence lointaine de la création par l’Empereur Justinien (VIe siècle) d’un vaste archevêché, ne comprenant pas moins de quinze évêchés, difficile à administrer. Le siège était à Serdica (Sofia), ce qui explique que les Bulgares aient fini par se l’approprier. L’ex-voto de Biertan (près de Sibiu) portant l’inscription « Ego Zenovius votum posui », trouvé en 1775, redécouvert en 1941 par l’Allemand transylvain K. Horedt (G, p. 148, 149) – et Horedt a fait comprendre toute l’importance de l’objet –, prouve que les Daces au IVe siècle sont au moins en partie chrétiens et qu’ils pratiquent à cette époque le latin écrit et l’alphabet latin. Du même coup est confirmée l’origine directe du verbe roumain a scrie < scribere, contestée par certains. Les Bulgares ont adhéré au christianisme en 864. Ils connaissent l’écriture, dans l’alphabet grec dit « cyrillique », à partir du retour des disciples de Constantin-Cyrille et Méthode, après la mort de ce dernier en 885. LES ALPHABETS ROUMAINS 169 frent par milliers ; elles servent même à combler une lacune de l’histoire du bulgare pour les XVe et XVIe siècles3. II. LES RAISONS DU CHANGEMENT Quels courants ont poussé les Roumains à remplacer leur vieil alphabet cyrillique par l’alphabet latin ? On peut en évoquer trois, et, en premier lieu, l’origine « latine ». Elle n’a pas pu être ignorée des Roumains ordinaires, contrairement à l’opinion courante qui ne la conçoit qu’à travers les intellectuels. À partir de la fin du XVIIIe siècle, en tout cas, elle devient, essentiellement chez les représen- tants de l’ « École transylvaine » (coala ardelean) un argument identitaire, intégrant le double problème de la langue et de l’alphabet. L’alphabet latin est qualifié d’« ancestral » ; on va jusqu’à dire que, puisque le roumain est une langue latine, il doit s’écrire en caractères latins. La qualification d’« ancestral » n’est pas fausse, mais à l’époque, on n’en avait pas la preuve. Quant au raisonne- ment selon lequel « langue latine » impliquerait nécessairement « caractères latins », il est fantaisiste4. 3. G Mihil donne le nombre de chartes roumaines en slavon, dans Studii de lexicologie i istorie a lingvisticii româneti [Études de lexicologie et d’histoire de la linguistique roumaine], Bucureti, 1973, p. 160 : « Nous avons conservé environ 7000 chartes slavonnes, la plupart originaires de Moldavie (plus de 4000, à partir de 1388), en second lieu de Valachie (environ 3 000, à partir de 1374), et en nombre moins important de Transylvanie (11, à partir du milieu du XVe siècle). » Que les chartes roumaines servent à combler une lacune de l’histoire du bulgare est un fait admis en slavistique, cf. N.A. Kondrasov, Slavjanskie jazyki, Moskva, 1956, p. 186 : « Aux XVe et XVIe siècles, nos informations sur la langue bulgare s’appuient sur les chartes écrites en Moldavie et Valachie. » 4. Il est certain qu’il y a eu dès le XVIe siècle des intellectuels roumains qui savaient que leur peuple était « d’origine latine ». Hors de Roumanie, cette idée a eu cours dès le XIIe siècle. Aussi peut-on parier que de bonne heure les masses populaires roumaines les plus modestes « le savaient », plus ou moins confusément. Leur origine « noble » les aidait à supporter une condition de parias. « L’apparition de l’humanisme dans la culture et la littérature roumai- nes à partir du XVIe siècle a amené, en même temps que la connaissance directe du latin, la conception de la langue roumaine comme une continua- tion de celui-ci […] Dans l’historiographie byzantine, dès le XIIe siècle, ainsi que dans certains écrits italiens – à partir du XIIIe siècle, on affirme que les Roumains (Valaques) sont d’origine latine […]. Cette idée est exprimée plus tard, sur la base de ses propres observations, par le premier humaniste roumain, Nicolaus Olahus (1536) […]. Quelques décennies plus tôt, un voyageur italien, Niccolo de Modrussa, apprit des Roumains eux-mêmes MARCEL FERRAND 170 qu’ils parlaient depuis toujours une langue d’origine latine, mais qu’ils en écrivaient une autre, le slavon. » (G. Mihil, op. cit., p. 164-165). Iorgu Iordan, Istoria limbii române, Bucureti, 1983, p. 69 : « L’adhésion au début du XVIIIe siècle des Roumains transylvains au gréco-catholicisme a eu pour résultat, entre autres, la possibilité pour certains d’entre eux, très peu nombreux, d’étudier dans des écoles supérieures, où l’on enseignait en latin. Il ne leur a pas été du tout difficile de constater, d’emblée, que leur langue maternelle était une forme, modifiée, du latin. » Iordan ne parle pas d’élèves avancés, ayant une connaissance approfondie du latin. S’il suffit d’en possé- der des rudiments pour qu’immédiatement s’impose à l’esprit la parenté des deux langues, il est probable que beaucoup de Roumains, en Transylvanie et ailleurs, n’ont pas attendu la création de l’Église unie pour se trouver dans cette opportunité. L’idée de l’origine latine est associée enfin aux chroniqueurs moldaves du XVIIe siècle. Grigore Ureche est le premier des chroniqueurs moldaves à exposer l’origine romane des Roumains (« Des Romains nous descendons et notre parler se confond avec le leur »). Ureche donne des exemples de mots roumains simples avec leur équivalent latin. Miron Costin, venu après lui, « démontre amplement dans Du Peuple moldave l’origine latine de notre peuple et de notre langue » (G, p. 455). « Dans les sources polonaises en latin G. Ureche a découvert l’origine ro- mane du peuple roumain et l’origine latine de la langue roumaine. Cette idée avait été mise en circulation par les humanistes italiens, chez lesquels l’ont prise les humanistes polonais qui l’ont introduite à leur tour dans leurs œuvres. » (ILR, p. 386, qui cite l’Italien Poggio Bracciolini, 1451). C’est l’École transylvaine qui a le plus milité pour la reconnaissance de l’origine latine des Roumains. Il s’agit d’un courant de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe, mais c’est Inochentie Micu, qui vécut un siècle avant, qui en est l’inspirateur. C’est lui qui a fait d’une notion culturelle un argument politique, uploads/Histoire/ comment-les-roumains-changerent-d-x27-alphabet.pdf
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- Publié le Sep 12, 2022
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