Les Annales de Lucien Febvre à Fernand Braudel : Entre épopée coloniale et oppo

Les Annales de Lucien Febvre à Fernand Braudel : Entre épopée coloniale et opposition Orient/Occident Carole Reynaud Paligot La naissance des Annales, en 1929, coïncide avec l’apogée de l’idée colo- niale. Au temps de la conquête a succédé celui de la mise en valeur, au temps des réticences et oppositions, celui du consensus. Les milieux politiques et intellectuels adhèrent alors largement à l’idée d’une Grande France aux cent millions d’habitants et à sa mission civilisa- trice mise en œuvre depuis plusieurs décennies par ses administrateurs coloniaux. La France exalte sa fierté et son orgueil face aux réalisations de l’œuvre coloniale dans les domaines économique, social, politique et moral. Le discours du ministre des Colonies, Albert Sarraut, aux étudiants de l’Ecole coloniale illustre ainsi cette fierté devant l’œuvre accomplie : Aucune œuvre n’est plus grande que l’œuvre coloniale de la France. Dans l’ordre économique comme dans l’œuvre de l’éthique, dans la mise en valeur de la richesse humaine comme dans celle des richesses naturelles, dans l’organisation de la paix, de la justice, de l’instruction, de l’hygiène, de l’assurance sociale, la tâche accomplie aux colonies par votre pays est d’une noblesse et d’une fécondité incomparable1. L’idéologie coloniale des années 1930 est encore imprégnée d’une vision raciale de l’altérité et la psychologie des races, qui assigne à cha- Carole Reynaud Paligot est chercheure associée au Centre de recherche en histoire du dix- neuvième siècle de l’université de Paris 1–Paris 4. Elle a notamment publié Parcours politique des surréalistes (2001), La république raciale (2006), et Races, racisme et antiracisme dans les années 1930 (2007). L’auteur remercie André Burguière, Marc Ferro, Christiane Klapisch-Zuber, Lucette Valensi et Pierre Vidal-Naquet pour leur témoignage et leurs remarques ainsi que Jean-Claude Caron et Christophe Charle pour leur lecture attentive et leurs conseils. 1 Carcassonne, Archives départementales de l’Aude, Fonds Sarraut, 12J191/1035, 1932. Albert Sarraut (1872–1962) : député et sénateur radical de l’Aube, gouverneur général d’Indochine à deux reprises (1911–14 et 1916–19), il a été ministre des Colonies de janvier 1920 à mars 1924 et de juin 1932 à octobre 1933. French Historical Studies, Vol. 32, No. 1 (Winter 2009) DOI 10.1215/00161071-2008-015 Copyright 2009 by Society for French Historical Studies 122 FRENCH HISTORICAL STUDIES cune d’entre elles des caractéristiques physiques, morales et intellectu- elles, domine encore largement2. Prenant très vite place dans le champ intellectuel, les Annales impo- sent leur révolution épistémologique : rupture avec l’histoire tradition- nelle, et notamment avec l’histoire politique, ouverture aux probléma- tiques économiques et sociales ainsi qu’à l’histoire des mentalités et des représentations3, approche comparatiste4, etc.5 Si le caractère nova- teur de leur positions épistémologiques est connu, qu’en est-il de leur appréhension du fait colonial ? La revue a-t-elle été, dans ce domaine, aussi novatrice, a-t-elle véritablement proposé une autre approche, d’autres analyses que celles des revues de l’époque ? L’histoire des Annales a été marquée par les personnalités de ses directeurs : durant la première période de 1929 à 1945, les deux directeurs, Lucien Febvre et Marc Bloch, se sont surtout mobilisés pour asseoir leur nouvelle conception de l’histoire en menant un combat contre l’histoire tradi- tionnelle6, tandis que la seconde période est dominée par la personna- lité de Braudel qui co-dirige la revue avec Febvre à partir de 1946 puis seul après la mort de ce dernier en 1956. Il peut paraître paradoxal de chercher parmi les écrits des animateurs de la revue, respectivement spécialistes de la Renaissance, de la société féodale ou de l’économie monde au seizième siècle, leur appréhension du fait colonial, domaine qui s’inscrit dans une histoire qui leur était contemporaine. L’analyse de la revue, complétée par celle de leur correspondance et de leurs ouvrages, montre pourtant que cette question fut loin de leur être étrangère. En s’entourant de collaborateurs spécialistes du monde colo- nial et, surtout, en consacrant personnellement de nombreux comptes rendus à des ouvrages sur la colonisation, les animateurs de la revue ont été très attentifs à la politique coloniale des nations européennes et tout particulièrement de la France. Ils ont accordé un grand crédit aux 2 Carole Reynaud Paligot, La république raciale : Paradigme racial et idéologie républicaine, 1860– 1930 (Paris, 2006) ; Reynaud Paligot, Races, racisme et antiracisme dans les années 1930 (Paris, 2007). 3 Les rois thaumaturges (1924) de Marc Bloch et Un destin : Martin Luther (1928) et Rabelais (1942) de Lucien Febvre seront les emblèmes de la nouvelle histoire des mentalités qui prend son essor dans les années 1960. 4 Voir notamment Hartmut Atsma et André Burguière, éds., Marc Bloch aujourd’hui : Histoire comparée et sciences sociales (Paris, 1990), et les numéros des Annales HSS de janvier–février 2002 et des Annales ESC de novembre–décembre 1990. A propos de l’intérêt manifesté par les historiens d’aujourd’hui à l’égard de Bloch voir les ouvrages de Georges Noiriel. 5 André Burguière, « Histoire d’une histoire : La naissance des Annales », Annales ESC 34, no 6 (1979) : 1347–59 ; Charles-Olivier Carbonnel et Georges Livet, Au berceau des Annales (Tou- louse, 1979) ; Bertrand Müller, Lucien Febvre, lecteur et critique (Paris, 2003) ; Jacques Revel et Nathan Wachtel, éds., Une école pour les sciences sociales : De la VIe section à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Paris, 1996). 6 C’est l’analyse de Peter Burke dans The French Historical Revolution : The Annales School (1929– 1989) (Cambridge, 1990). LES ANNALES DE FEBVRE À BRAUDEL 123 écrits de figures emblématiques de la culture coloniale de l’époque, Henri Labouret, Emile-Félix Gautier, Augustin Bernard mais aussi à la psychologie des peuples d’André Siegfried. Au-delà de l’influence du contexte politique et intellectuel de l’époque, les expériences per- sonnelles ont été déterminantes, notamment les années africaines du jeune historien Fernand Braudel ainsi que son histoire familiale qui le lie à l’Algérie coloniale. Au contexte intellectuel, aux expériences personnelles, un troisième élément explicatif, leur formation intellec- tuelle, doit être mobilisée pour expliquer leur adhésion à la culture coloniale de leur temps. Une culture coloniale Bertrand Müller a souligné que dès sa création, la revue s’ouvre au monde extra-européen et intègre l’histoire coloniale, notamment à travers les comptes rendus d’ouvrages. Si l’intérêt est très net dans les premières années, il se relâche ensuite : entre 1929 et 1933, l’histoire coloniale représente 14,4 pour cent des travaux recensés mais seule- ment 3,4 pour cent entre 1934 et 19387. Claude Liauzu a recensé seize articles et 254 comptes rendus relatifs à l’histoire coloniale de 1929 à 19488 au sein desquels l’Afrique du Nord et l’Afrique sub-saharienne dominent. De 1929 à 1939, quasiment tous les textes concernant les sociétés non occidentales qui figurent dans la rubrique « article » por- tent sur l’Afrique. Ce continent est également très présent dans les comptes rendus, attestant de son importance au sein de l’Empire colo- nial français et donc de publications nombreuses mais aussi de l’intérêt personnel de Febvre. Ce dernier est en effet l’auteur d’une soixantaine de recensions d’ouvrages sur la colonisation publiés dans les Annales, La revue historique ou La revue de synthèse9 et parmi ceux-ci, on note une très forte présence des Antilles, de l’Algérie, du Maroc et de l’Afrique sub-saharienne10. Dès 1930, un compte rendu intitulé « Un chef d’œuvre de la colo- nisation française : La Mitidja » donne le ton. Febvre souligne à quel point fut grandiose l’œuvre de la colonisation algérienne et s’émerveille du travail des colons, de leur victoire sur les marécages qu’ils ont su transformer en vergers, de leur « résistance héroïque » devant les ban- 7 Bertrand Müller, Lucien Febvre, lecteur et critique (Paris, 2003), 198. 8 Claude Liauzu, Salah Hamzaoui et Nora Benallègue, éds., Les intellectuels français au miroir algérien (Nice, 1984), 14–15. 9 Bertrand Müller, Bibliographie des travaux de Lucien Febvre (Paris, 1990). 10 Les comptes rendus concernant l’Indochine sont plutôt l’œuvre de l’historien Paul Leuil- liot et du géographe Jules Sion. 124 FRENCH HISTORICAL STUDIES des d’Abd el Kader11. En 1931, Febvre exprime son admiration à l’égard de la mise en valeur coloniale dans son évocation de l’Exposition colo- niale. L’exposition « aux mille Musées divers » est une fort belle œuvre qui présente l’effort colonial des puissances modernes reposant sur trois fermes assises : la force, représentée par les soldats coloniaux aux uniformes éclatants, le travail et l’argent12. C’est aussi en associant aux Annales un collaborateur issu du monde colonial que Febvre montre son intérêt pour cette question. L’ancien administrateur colonial devenu enseignant à l’Ecole coloniale, Henri Labouret13, collabore à la revue à partir de 1929. Dès le numéro 3, il fournit un long article, « Irrigation, colonisation intérieure et main d’œuvre au Soudan français », qui révèle sa conception de la mission incombant à la France en AOF. Deux ans plus tard, dans A la recher- che d’une politique indigène14, ouvrage que Bloch recommande vivement à tous les Français15, Labouret précise son point de vue. Refusant tout autant la politique d’assimilation qualifiée de « système funeste », que la ségrégation, source de haine et de révolte, l’administrateur colonial défend la politique d’association. Selon lui, l’exemple de l’irrigation de la vallée du Niger illustre uploads/Histoire/ entre-epopee-coloniale-et-opposition-orientoccident.pdf

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  • Publié le Sep 05, 2021
  • Catégorie History / Histoire
  • Langue French
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