© Masha Gessen, 2012. © Librairie Arthème Fayard, 2012, pour la traduction fran
© Masha Gessen, 2012. © Librairie Arthème Fayard, 2012, pour la traduction française. Couverture : conception graphique © Paul-Raymond Cohen Illustration © DR ISBN : 978-2-213-67049-2 Table des matières Couverture Page de titre Page de Copyright Table des matières PROLOGUE CHAPITRE PREMIER - Un président par défaut CHAPITRE 2 - La guerre électorale CHAPITRE 3 - L’autobiographie d’un voyou CHAPITRE 4 - Espion un jour CHAPITRE 5 - Un putsch et une croisade CHAPITRE 6 - La fin d’un réformateur CHAPITRE 7 - Le jour où les médias moururent CHAPITRE 8 - Le démantèlement de la démocratie CHAPITRE 9 - Le règne de la terreur CHAPITRE 10 - Une avidité insatiable CHAPITRE 11 - Retour en URSS ÉPILOGUE - Une semaine en décembre NOTES Index Prologue Je me suis réveillée. Kate me secouait, visiblement terrifiée. « Ils parlent de Galina à la radio, m’a-t-elle dit tout bas. Et puis d’un pistolet, je crois… Je n’ai pas très bien compris. » Me levant d’un bond, je me suis précipitée dans la minuscule cuisine où Kate était occupée à préparer le petit déjeuner en écoutant Écho de Moscou, la meilleure station d’informations et de débat du pays. C’était un samedi matin, et il faisait un temps inhabituellement lumineux et frais pour un mois de novembre à Moscou. Je n’étais pas vraiment inquiète : l’angoisse de Kate ne m’impressionnait pas beaucoup. Ce qu’elle avait entendu – et probablement mal compris, car elle ne parlait pas très bien le russe – pouvait être l’amorce d’un nouveau sujet d’article passionnant. Principale correspondante de la plus grande revue d’informations russe, Itogui, je considérais tous les sujets d’actualité comme mon fief. Et ils ne manquaient pas. Dans un pays en cours de création, toutes les villes, toutes les familles et toutes les institutions étaient, en quelque sorte, des territoires inexplorés. Nous étions en 1998. Depuis le début des années 1990, la quasi-totalité des articles que j’écrivais racontaient des histoires que personne n’avait encore relatées : je passais près de la moitié de mon temps hors de Moscou, dans des zones de conflit et des mines d’or, des orphelinats et des universités, des villages abandonnés et des villes pétrolières en plein essor, pour écrire ce qui s’y déroulait. En échange, mon journal, qui appartenait au même magnat qu’Écho de Moscou et était financé par lui, ne me reprochait jamais mon invraisemblable programme de voyages et mettait souvent mes sujets en une. Autrement dit, je faisais partie de ceux qui avaient tout gagné dans les années 1990. Bien d’autres, plus âgés et plus jeunes que moi, avaient au contraire payé chèrement cette transition. La génération précédente avait vu ses économies dévorées par l’hyperinflation et son identité engloutie par la destruction apparente de toutes les structures du régime soviétique. La génération suivante grandissait dans l’ombre de la peur et souvent aussi de l’échec de ses parents. Moi, j’avais fêté mes vingt-quatre ans l’année de l’effondrement de l’Union soviétique, et nous avions passé la décennie 1990, mes pairs et moi, à inventer nos carrières et ce que nous pensions être les mœurs et les institutions d’une société nouvelle. Malgré l’épidémie de crimes violents qui semblait frapper la Russie, nous nous sentions parfaitement en sécurité : nous observions et, occasionnellement, décrivions le milieu de la pègre sans jamais imaginer qu’il pourrait nous affecter personnellement. En réalité, j’étais même convaincue que certaines choses ne pouvaient que s’améliorer : je venais d’acheter un ancien appartement communautaire délabré au cœur même de Moscou et avais entrepris des travaux de rénovation en attendant de quitter le logement que je partageais avec Kate, une rédactrice britannique qui travaillait pour une publication de l’industrie pétrolière. Je me voyais bien fonder une famille dans ce nouveau logement. Et ce samedi-là, précisément, j’avais rendez-vous avec l’entrepreneur pour choisir des éléments de salle de bains. Kate a fait un geste vers le poste comme s’il était une source de toxines et m’a jeté un regard interrogateur. Galina Starovoïtova, dont le présentateur ne cessait de répéter le nom, était député à la Douma, la chambre basse du Parlement. C’était une des femmes politiques les plus connues de Russie, et c’était une amie. À la fin des années 1980, alors que l’empire soviétique était au bord de l’effondrement, Starovoïtova, ethnographe de profession, avait milité en faveur de la démocratie et était devenue la principale porte-parole de la population du Nagorno-Karabakh. Cette enclave arménienne de l’Azerbaïdjan était en train de s’enfoncer dans le premier des nombreux conflits ethniques armés qui jalonneraient la dissolution du bloc de l’Est. Comme un certain nombre d’universitaires entrés en politique, Galina avait donné l’impression de surgir brusquement sous les feux des projecteurs. Bien qu’elle ait vécu à Leningrad depuis sa plus tendre enfance, le peuple d’Arménie l’avait choisie pour le représenter au premier Soviet suprême élu plus ou moins démocratiquement, et, en 1989, une écrasante majorité l’avait portée au Parlement. Au Soviet suprême, elle avait fait partie, aux côtés d’Andreï Sakharov et de Boris Eltsine, de la direction du Groupe interrégional, un rassemblement minoritaire démocrate. Dès qu’Eltsine fut élu président de la Russie en 1990 – c’était alors un poste essentiellement honorifique, sinon décoratif –, Galina devint sa plus proche conseillère, chargée officiellement de lui donner son avis sur les questions ethniques, et officieusement sur tout le reste, y compris les nominations gouvernementales. En 1992, Eltsine envisageait de confier à Galina le portefeuille de la Défense ; la nomination d’une civile, et d’une femme dont les idées flirtaient avec le pacifisme, aurait constitué un geste grandiose, dans le plus pur style de l’Eltsine du début des années 1990, un message révélant que rien ne serait plus jamais comme avant en Russie ni, peut-être, dans le monde. Que rien ne soit plus jamais comme avant : c’était le cœur du programme de Galina, radical même aux yeux des militants démocrates du début des années 1990. Dans le cadre d’un petit groupe comprenant des juristes et des spécialistes de la politique, elle chercha vainement à faire passer en jugement le Parti communiste d’URSS. Elle signa un projet de loi sur la lioustratsia, ou lustration1, un mot dérivé du grec ancien signifiant « purification » et qui commençait à s’imposer dans les pays de l’ancien bloc de l’Est pour désigner le processus interdisant aux anciens agents du Parti communiste et de la police secrète d’occuper des postes dans la fonction publique. En 1992, elle apprit que le KGB avait reconstitué une organisation du Parti interne2 – en violation directe du décret publié par Eltsine en août 1991 déclarant le Parti communiste russe illégal à la suite du coup d’État avorté3. Au cours d’une réunion publique, en juillet 1992, elle avait voulu obliger Eltsine à agir sur ce point ; il l’avait renvoyée sans ménagements, mettant ainsi fin à la carrière gouvernementale de Galina et révélant sa complaisance de plus en plus marquée à l’égard des services de sécurité et des nombreux communistes irréductibles encore au pouvoir ou proches de celui-ci. Ayant quitté ses fonctions au sein du gouvernement, Galina fit campagne en faveur de la loi de lustration, qui ne fut cependant pas adoptée. Puis elle quitta la Russie pour les États-Unis, où elle travailla à l’US Institute for Peace de Washington, avant d’enseigner à la Brown University. La première fois que j’ai vu Galina, je n’ai pas pu la voir : elle était masquée par les centaines de milliers de personnes qui se pressaient sur la place Maïakovski de Moscou, le 28 mars 1991, pour témoigner leur soutien à Eltsine, lequel s’était récemment fait sermonner en public par le président soviétique Mikhaïl Gorbatchev. Ce dernier avait également promulgué un décret interdisant les manifestations dans la ville4. Des chars d’assaut avaient fait irruption dans Moscou ce matin-là et pris position de manière à empêcher autant que possible les gens de se rendre à ce rassemblement interdit en faveur de la démocratie. Les organisateurs avaient réagi en divisant le cortège en deux : ainsi, les manifestants pouvaient rejoindre au moins un des deux lieux de rendez-vous. C’était la première fois que je revenais à Moscou après dix années passées à l’étranger. Je logeais chez ma grand-mère, à deux pas de la place Maïakovski. Découvrant que l’artère principale, la rue Tverskaïa, était bloquée, j’ai traversé une série de cours intérieures et, ressortant par un passage voûté, me suis retrouvée d’un coup au milieu d’une marée humaine. Je ne voyais que des nuques et des rangées de manteaux de laine gris et noirs quasiment identiques. Mais j’entendais s’élever au-dessus de la foule une voix de femme qui parlait de l’inviolabilité du droit constitutionnel de réunion. Je me suis tournée vers mon voisin, qui tenait un sac en plastique jaune d’une main et un enfant de l’autre. « Qui parle ? lui ai-je demandé. — Starovoïtova », m’a-t-il répondu. À cet instant précis, la femme, rapidement imitée par tous les manifestants, s’est mise à scander un slogan de cinq syllabes dont l’écho se propageait, me semblait-il, dans toute la ville : « Ros-si-ia ! El- tsine uploads/Histoire/ gessen-masha-poutine-l-x27-homme-sans-visage.pdf
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- Publié le Nov 12, 2021
- Catégorie History / Histoire
- Langue French
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