Mathieu Triclot, « La machine à gouverner. Une dystopie à la naissance de l’inf

Mathieu Triclot, « La machine à gouverner. Une dystopie à la naissance de l’informatique », in R. Belot et L. Heyberger (ed.), Prométhée et son double, Neuchâtel, Alphil, 2010, pp. 197-212. La machine à gouverner : Une dystopie à la naissance de l’informatique « Il vient de paraître dans la collection des actualités scientifiques publiée chez Hermann un livre extraordinaire, mystérieusement intitulé Cybernetics or control and communication in the animal and the machine.1 » Nous sommes le 28 décembre 1948, quelques semaines à peine après la parution du livre de Norbert Wiener ; un dominicain, le Père Dubarle, publie dans le journal Le Monde, sous un titre à sensation « vers la machine à gouverner », le premier exposé consacré à la cybernétique, cette science nouvelle venue des Etats-Unis. Le texte de Dominique Dubarle constitue un document exceptionnel à plusieurs titres. Il s’agit d’abord d’un des tous premiers articles consacrés, dans la presse généraliste, aux nouveaux calculateurs produits pendant la guerre, à ce que l’on n’appelle pas encore l’informatique2. L’irruption de nouvelles « machines à rassembler et à élaborer de l’information » y suscite un sentiment de fascination mêlé d’effroi3. La signification de l’informatique se dégage ainsi sur le fond d’une dystopie radicale, celle d’un monde intégralement administré par le calcul, « une énorme cité mondiale où l’injustice primitive délibérée et consciente d’elle-même serait la seule condition d’un bonheur statistique des masses, monde se rendant pire que l’enfer à toute âme lucide.4 » Les nouveaux automates de calcul apparaissent ainsi comme une technique dont la signification est d’emblée politique. L’automate cybernétique n’est plus une technique nouvelle comme une autre, mais précisément cette technique qui achève la transformation de la politique en technique, en une immense « machine à gouverner » par les nombres. Le texte de Dubarle constitue donc une des pièces de choix au dossier de la réception de l’informatique en France : réception dans le milieu des intellectuels, ici – Dubarle est un théologien, féru de logique –, plutôt que des ingénieurs ou des mathématiciens, même si les passerelles ne sont pas à négliger, réception marquée ici par une profonde défiance. L’article de décembre 1948 inaugure une série d’écrits consacrés à la cybernétique et aux nouveaux automates de calcul qui va en s’amplifiant à partir du début des années 1950. La contribution de Dubarle est donc loin d’être isolée et s’inscrit dans un ensemble bien repérable. Nous retrouvons ainsi Dominique Dubarle, aux côtés Georges Th. Guilbaud et Paul Chauchard, au sommaire de la revue Esprit, en septembre 1950, dans le numéro consacré à la cybernétique. Mieux, l’article de Dubarle ne se réduit pas à une représentation empreinte de défiance de la nouvelle technique, mais il participe de la façon dont l’informatique a pu être accommodée en France. La machine à gouverner de Dubarle, débarrassée de son encombrante dystopie, constitue bien une des définitions principales, si ce n’est la définition principale, de « l’ordinateur ». De même que la cybernétique, essentiellement physique du signal dans le contexte américain, a pu se trouver transposée en France en une science du contrôle et de 1 Dominique DUBARLE, « Une nouvelle science, la cybernétique : vers la machine à gouverner », Le Monde, 28 décembre 1948 (reproduit dans Culture Technique, 21, 1990, p. 48). 2 Le terme « informatique » est introduit en 1963 par Philippe Dreyfus dans un article de la revue Gestion. Le terme « ordinateur » est quant à lui antérieur, « inventé » en 1955 par Jacques Perret pour IBM qui cherchait à l’époque à démarquer ses dernières machines des calculateurs classiques. 3 Dominique DUBARLE, « Une nouvelle science … », loc. cit., p. 48. 4 Dominique DUBARLE, « Une nouvelle science … », loc. cit., p. 49. 1 l’action, sœur aînée de cette recherche opérationnelle qui s’attire les faveurs des nouveaux gestionnaires et planificateurs, les ordinateurs ont été conçus ici sous la bannière de la gestion rationnelle des organisations5. Nous touchons avec l’article de Dubarle au point où les représentations de la technologie, fussent-elles négatives, ne relèvent pas simplement d’idéologies qui viendraient s’ajouter comme une couche de significations superflue au sol rocheux des déterminations techniques, mais où ces mêmes représentations jouent un rôle performatif et participent à la définition du fait technique6. L’article de Dubarle ne nous présente pas, bien rangés, le social d’un côté et la technique de l’autre, mais une forme de production intriquée du social et de la technique. La machine à gouverner est bien une manière efficace de se projeter dans l’avenir pour imaginer la signification des nouvelles machines, au-delà du simple calcul mathématique. Mieux encore, l’inscription du calcul mécanique dans l’horizon de la gestion des faits humains ne tombe pas du ciel, mais elle se moule sur les propriétés des premières machines de calcul françaises, produites sous l’égide de Louis Couffignal, dont l’organisation logique reproduit explicitement celle des entreprises. « C’est à un bureau de calcul que la machine se substituera, c’est-à-dire à une équipe de calculateurs […]. Le problème d’agencer les organes d’une telle machine n’est pas seulement un problème scientifique et technique, c’est surtout un problème d’organisation scientifique du travail.7 » La machine à gouverner est une manière d’exprimer en grand, dans le macrocosme du système monde, ce qui se joue déjà en petit, dans le microcosme de la machine de Couffignal. L’article de Dubarle met en scène cette circulation des significations entre le social et le technique : une technique qui emprunte au social sa logique – celle de l’organisation du travail – et dont la signification en tant que technique se laisse déterminer à travers une fiction politique. De fait, l’article de Dubarle et sa représentation de l’ordinateur comme incarnation mécanique ultime du gouvernement s’inscrit parfaitement dans les thèses de la nouvelle historiographie de l’informatique qui a insisté depuis quelques années sur l’histoire longue du traitement de l’information, via les techniques de l’administration d’Etat ou de la gestion des entreprises, restituant l’ordinateur dans la lignée des machines de bureau, au détriment de la perspective essentiellement logique qui prévalaient jusqu’ici dans l’histoire de l’informatique. Si les ouvrages récents et emblématiques, comme ceux de Jon Agar, The Governement Machine, ou Delphine Gardey, Ecrire, calculer, classer, n’abordent ni ne mentionnent l’article de Dubarle qui tombe en dehors de la période ou de la zone géographique étudiée, ce dernier offre cependant une confirmation éclatante de leurs thèses, en situant d’emblée l’informatique dans le cadre des technologies du gouvernement8. L’objet de cet article est d’explorer les attendus de cette première réception négative de la technique informatique, en commençant par examiner le contexte de réception dans lequel s’inscrit l’article de Dubarle, pour mettre en perspective la révolution technologique qu’il suggère et préciser le rôle qu’y joue la fiction politique de la machine à gouverner. Dubarle et les autres, un contexte de réception 5 Voir la définition de la cybernétique chez Couffignal : « La cybernétique est l’art de rendre efficace l’action. » Louis COUFFIGNAL, La cybernétique, Paris, Puf, 1963, p. 22. 6 Pour une défense de ce rôle performatif des représentations et « métaphores » dans le développement de l’informatique, voir par exemple Paul EDWARDS, The Closed World, Computers and the Politics of Discourse in Cold War America, Cambridge, MIT Press, 1996, pp. xiii-xv. 7 Louis Couffignal, cité par Georges Th. GUILBAUD, La Cybernétique, Paris, Puf, 1954, p. 127. 8 Jon AGAR, The Government Machine, A Revolutionary History of the Computer, Cambridge, MIT Press, 2003. Delphine GARDEY, Ecrire, classer, calculer, Comment une révolution de papier a transformé les sociétés contemporaines (1800-1940), Paris, La Découverte, 2008. 2 Le premier élément remarquable de l’article de Dubarle est sans conteste sa date. La réaction de Dubarle apparaît extrêmement rapide, lorsque l’on sait que Cybernetics n’est publié, et en anglais uniquement, que depuis le 22 octobre 1948. A titre de comparaison, l’ouvrage a déjà fait l’objet de quelques recensions dans la presse américaine, Scientific American et Newsweek, en novembre. Time Magazine y consacre un article dans sa livraison du 27 décembre, un jour seulement avant le texte du Monde. L’article de Dubarle constitue donc une des toutes premières réactions, dans le grand public, à la publication de Cybernetics. Les conditions de publication de l’ouvrage ne sont pas étrangères à une réception si précoce. Cybernetics paraît en effet conjointement en France et aux Etats-Unis, l’éditeur parisien Hermann en assurant la diffusion internationale. L’histoire du livre Cybernetics nous est connue grâce aux relations qu’en ont donné Pierre de Latil en 1953 et Wiener lui-même en 19569. Au printemps 1947, Wiener profite d’une invitation au congrès d’analyse harmonique de l’Université de Nancy, pour faire un long séjour en France. A l’occasion de ce séjour, Wiener rencontre à Paris Enrique Freymann, responsable de la collection des actualités scientifiques et industrielles pour la maison Hermann. Wiener accepte alors ce qu’il avait toujours refusé, la rédaction d’un ouvrage de synthèse consacré aux nouveaux développements de la théorie de l’information, du contrôle et du calcul mécanique, aux analogies entre les machines et l’action des êtres vivants, qu’il baptise du nom de cybernétique10. 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