L’APPROPRIATION DU CAPITAL FIXE : UNE MÉTAPHORE ? Antonio Negri, Traduit de l’i

L’APPROPRIATION DU CAPITAL FIXE : UNE MÉTAPHORE ? Antonio Negri, Traduit de l’italien par Matteo Polleri Association Multitudes | « Multitudes » 2018/1 n° 70 | pages 92 à 99 ISSN 0292-0107 DOI 10.3917/mult.070.0092 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-multitudes-2018-1-page-92.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Association Multitudes. © Association Multitudes. Tous droits réservés pour tous pays. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Association Multitudes | Téléchargé le 26/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 89.156.21.56) © Association Multitudes | Téléchargé le 26/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 89.156.21.56) 92 L’appropriation du capital fixe : une métaphore ? Antonio Negri 1. Dans le débat sur l’effet du « numérique » sur les sociétés, en considérant que les technologies ont profondément modifié la « modalité de produire » (au-delà du connaître et du communiquer), il apparaît clairement que le travailleur, c’est-à-dire le producteur, est transformé par l’usage de la machine numérique. La discussion sur les conséquences psycho- politiques des machines numériques est tellement large qu’il vaut la peine de les préciser dans leurs résultats hautement problématiques. Elles conduisent normalement à la vision d’une sujétion passive du travailleur à la machine, d’une aliénation généralisée, de maladies dépres- sives de nature endémique, d’un « taylorisme algorithmique » – la liste complète serait trop longue. Ce qui nous semble plus intéressant que ces visions catastrophistes, c’est de raisonner sur l’impact du numérique en se demandant si, et éventuellement comment, les corps et les intelligences des travailleurs s’approprient la machine numérique. Le nouvel impact de la machine numérique sur le producteur se déploie sous le commandement du capital ; le producteur cède de la valeur au capital constant pendant le processus de production, mais aussi, en tant que force-travail cognitive, il se connecte autant dans sa contribution productive singulière que dans son usage coopératif de la machine numérique, et les deux peuvent se confondre lorsque la connexion se développe dans le flux immatériel du travail cognitif. Dans le travail cognitif, le travail vivant, bien qu’il soit soumis au capital fixe quand il développe sa capacité productive, peut investir ce dernier, puisqu’il en est à la fois le sujet, la matière et le moteur vivant. Par conséquent, dans le cadre marxiste, on a commencé à parler d’« appropriation du capital fixe » par le travailleur numérique, par le producteur cognitif. Quand on analyse les augmentations de productivités du personnel numérique, ou carrément les capacités productives des millenials, les thèmes et les problèmes soulevés jusqu’à présent se posent spontanément. Est-ce qu’ils constituent des réalités pro- fondes, ou de simples métaphores ? © Association Multitudes | Téléchargé le 26/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 89.156.21.56) © Association Multitudes | Téléchargé le 26/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 89.156.21.56) À chaud Titretitretitre 93 93 Majeure Post-capitalisme ? 2. En particulier, est-ce qu’il s’agit de simples métaphores politiques ? En parlant d’« appropriation du capital fixe » par les producteurs (antagonistes à l’entreprise qui pour- suit le profit), nous reprenons des sollicitations qui ont eu une large résonance dans le débat philosophique et politique des cinquante dernières années. Que ce soit dans l’anthropolo- gie allemande (Plessner, Gehlen, Popitz), dans le matérialisme français (Simondon) ou dans le féminisme matérialiste (Haraway et Braidotti), le « métissage » homme/machine a connu de larges développements. Il suffit ici de rappeler la théorie guattarienne des « agencements machiniques », qui parcourt toute sa pensée et qui influence le dessin philosophique de Milles Plateaux. La chose la plus importante à retenir de ces propositions philosophiques, c’est proba- blement que leur structure – uniformément matérialiste malgré leurs différences – a révélé des caractéristiques nouvelles, irréductibles à quelque qualification passée que ce soit. Certes, cela fait longtemps que le matérialisme ne se présente plus comme il avait été élaboré de manière épique par les auteurs des Lumières, que ce soit par d’Holbach ou Helvétius, et qu’il a absorbé des aspects fortement dynamiques de la physique du XXe siècle. Or, ceci se présente, dans ces théories, comme caractérisé par une empreinte humaniste – qui, bien loin du renouvellement des apologies de l’« homme », est définie par un intérêt au corps, à l’intensité et à la densité de celui-ci dans la pensée et dans l’activité. Le matérialisme se présente aujourd’hui comme une théorie de la production qui penche, d’un côté, vers les aspects cognitifs et, de l’autre, vers les effets d’hybridation coopérative de la production. Est-ce la mutation du mode de produire, c’est-à-dire le passage de la suprématie du matériel à l’hégémonie de l’immatériel, qui a produit ces effets sur la pensée philosophique ? N’étant pas habitué aux théories du reflet du monde économique sur la conscience philosophique, je ne le crois pas – cependant, je suis convaincu de la croissance du mode de produire numérique et de cette importante évolution dans la tra- dition matérialiste. À cela s’ajoute une remarque qui permet de s’approcher d’une réponse à la question de savoir si l’« appropriation du capital fixe » est une métaphore politique. Elle l’est sû- rement quand, à partir de cette présupposition, on en déduit, par exemple, une définition de la « puissance » en termes politiques et éventuellement « constituants ». L’appropriation du capital fixe devient alors la base analogique pour la construction d’un sujet éthique et/ou politique à la hauteur d’une ontologie matérialiste du présent et d’une téléologie communiste de l’avenir. 3. Cependant, le développement du thème de l’« appropriation du capital fixe » ne reste pas toujours métaphorique. Marx avait commencé à montrer combien la simple po- sition du travailleur face au commandement du moyen de production en modifiait la figure, la nature, l’ontologie, au-delà de la capacité productive. De ce point de vue, le récit marxien du passage de la « manufacture » à la « grande industrie » est classique, telle que le décrit le chapitre I, 2 du Capital. Dans la manufacture, il y a encore un principe « subjectif » dans la division du travail : l’ouvrier s’est approprié le processus de production après que ce proces- sus ait été adapté à l’ouvrier. Dans la grande industrie, la division du travail est seulement « objective » puisque l’usage subjectif/artisanal de la machine est supprimé et la machine se pose face à l’homme dans un rapport de concurrence, antagoniste vis-à-vis de l’ouvrier (Capital, II, 2) ou réduisant carrément l’ouvrier à un animal au travail (Capital, III, 1). © Association Multitudes | Téléchargé le 26/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 89.156.21.56) © Association Multitudes | Téléchargé le 26/01/2023 sur www.cairn.info (IP: 89.156.21.56) Multitudes 70 94 Et cependant, chez Marx, il y a aussi une autre suggestion. Il reconnaît que le tra- vailleur et le moyen de travail se configurent réciproquement aussi au sein d’une construc- tion hybride (Capital, I, 1) et que les conditions du processus productif constituent, en large partie, les conditions de vie du travailleur, sa « forme de vie » (Capital, III, 1). Le concept même de « productivité du travail » implique une étroite connexion dynamique entre capital variable et capital fixe (Capital, III, 1) et les découvertes théoriques sont reprises dans les pro- cessus de production à travers l’expérience du travailleur (Capital, III, 1). Dans la suite de cet article, nous allons approfondir l’intuition de Marx dans Le Capital sur cette appropriation du capital fixe par le producteur. Or, il faut souligner d’emblée que l’analyse marxienne dans Le Capital est sous- tendue par les arguments des Grundrisse, c’est-à-dire par la découverte du General Intellect comme matière et sujet du processus de production, qui montre combien la matière cogni- tive est déterminante pour la production et comment le concept même de capital fixe en est transformé (ou affecté). Lorsque Marx proclame que le capital fixe, qui dans Le Capital est normalement entendu comme ensemble de machines, est devenu l’« homme même », il anticipe le développement capitaliste actuel. Même si le capital fixe est le produit du travail, et de rien d’autre que le travail approprié par le capital, même si l’accumulation de l’activité scientifique et de la productivité de ce que Marx appelait « entendement social » sont incor- porés dans les machines sous le contrôle du capital, et enfin, même si le capital s’approprie gratuitement tout cela – il n’empêche qu’à un moment donné du développement capitaliste, le travail vivant commence à acquérir le pouvoir de renverser sa relation avec le capital fixe. Le travail vivant commence à manifester sa primauté par rapport au capital et au manage- ment capitaliste de la production sociale, quand bien même il ne peut nécessairement pas s’extraire du processus. En même temps qu’il devient un pouvoir social de plus en plus large, le travail vivant agit comme activité de plus en plus indépendante, qui sort des structures disciplinaires du capital. Ceci vaut non seulement pour la force de travail, mais aussi, d’une façon plus générale, pour l’activité vitale. D’un côté, le passé de l’activité humaine et de son intelligence se trouve accumulé et cristallisé comme capital fixe, mais, de l’autre, les vivants humains sont capables de réabsorber le capital en eux-mêmes et dans leur vie sociale, afin d’en renverser le flux. uploads/Industriel/ mult-070-0092.pdf

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