© Langage & Société n° 151 – mars 2015 Variation sociophonétique et acquisition

© Langage & Société n° 151 – mars 2015 Variation sociophonétique et acquisition du langage : repères, débats, perspectives Aurélie Nardy LIDILEM, Univ. Grenoble Alpes, aurelie.nardy@u-grenoble3.fr Jean-Pierre Chevrot LIDILEM, Univ. Grenoble Alpes & Institut Universitaire de France, jean-pierre.chevrot@u-grenoble3.fr Stéphanie Barbu ETHOS, Univ. Rennes 1 et CNRS, stephanie.barbu@univ-rennes1.fr 1. Introduction Dès ses débuts, la sociolinguistique variationniste a montré que les varia­ tions linguistiques observées chez le locuteur adulte révélaient une carac­ téristique fondamentale des langues : leur hétérogénéité, structurée et organisée par des facteurs linguistiques, sociaux et stylistiques (Labov, 1966). Chez l’adulte, cette hétérogénéité structurée a été décrite dans des langues et des contextes culturels divers depuis cinq décennies. Durant la même période, la psycholinguistique progressait dans la compréhension des processus d’acquisition du langage. Toutefois, la rencontre entre les deux disciplines, malgré leurs avancées respectives, a tardé à se pro­ duire. Du côté de la sociolinguistique, les travaux menés dans les années soixante-dix et quatre-vingt se sont limités à appréhender les productions enfantines à l’aune des régularités établies chez l’adulte et il a fallu attendre les années quatre-vingt-dix pour voir émerger un intérêt pour le processus développemental en jeu dans l’acquisition de la variation, accompagné de suggestions théoriques rendant compte des patterns d’acquisition. En ce qui concerne la psycholinguistique, la plupart des travaux se préoc­ cupent peu du fait que l’environnement langagier du jeune enfant est variable et structuré par des facteurs sociaux. Pourtant, il semble très probable que l’acquisition des variables sociolinguistiques et de leurs normes d’usage s’effectue en même temps que celle des autres habiletés de / AURÉLIE NARDY, JEAN-PIERRE CHEVROT ET STÉPHANIE BARBU 28 langage (Chambers, 1995) ; l’acquisition de la variation n’étant pas « […] a by-product of the learning process, but an integral part of acquisition itself » (Roberts, 2005 : 153-154). La donne a récemment changé1 comme en attestent des numéros de revues mettant en relation acquisition du langage et variation dans des cadres théoriques divers (Bentzen & Westergaard, 2013 ; Chevrot & Foulkes, 2013). En reconnaissant que l’acquisition de la variation est inhérente au processus d’acquisition du langage lui-même, ce renouveau aborde des enjeux théoriques majeurs à la fois pour la sociolinguistique et la psycholinguistique. Il s’agit notamment d’avancer sur la voie d’une conception du développement du langage qui explique comment l’enfant construit des connaissances linguistiques dans un environnement langa­ gier variable mais organisé selon des dimensions contextuelles et sociales. En outre, il s’agit de comprendre comment se construisent les relations entre connaissances linguistiques et connaissances sociales. Dans ce contexte, l’objectif de cet article est de présenter un état de la littérature sur l’acquisition et l’usage enfantin des variables sociolin­ guistiques du niveau phonétique ; ces dernières ayant focalisé l’attention du plus grand nombre de travaux. Cette revue prendra la forme d’un recensement et de l’analyse de la trentaine d’études disponibles menées depuis cinq décennies sur l’acquisition des variables sociophonétiques dans différentes langues (essentiellement l’anglais, le français et l’espagnol) qui permettra de dégager des repères développementaux situant l’âge et l’ordre d’apparition des principaux facteurs de variation. La mise en perspective des différents résultats nous conduira enfin à des propositions pour les recherches futures. 2. Les travaux précurseurs 2.1. L’enquête de Fischer (1958) C’est à Fischer (1958) que l’on doit la première étude variationniste sur l’usage enfantin d’une variable phonétique de l’anglais : la variable (-ing) en finale de participe présent. L’analyse des productions de 24 enfants d’un village de Nouvelle-Angleterre, âgés entre 3 et 10 ans, montre que le choix entre [-ing] (variante standard) et [-in] (variante non standard) est lié au genre, au milieu social d’origine, à la personnalité (agressif/ coopératif) et à la disposition (tendu/détendu) de l’enfant ainsi qu’au degré de formalité de la conversation. Ainsi, selon l’auteur, les filles, 1. Voir toutefois Houdebine (1985) sur la dynamique d’acquisition des variétés phono­ logiques régionales. VARIATION SOCIOPHONÉTIQUE ET ACQUISITION DU LANGAGE / 29 les enfants de milieu favorisé et le « garçon modèle » (sérieux, faisant bien ses devoirs scolaires) utilisent respectivement plus la variante stan­ dard que les garçons, les enfants de milieu moins favorisé et le « garçon typique » (espiègle, chahuteur). En outre, les enfants produisent plus de variantes standard durant les entretiens les plus formels que lors des plus informels. Même si l’auteur a procédé à l’analyse globale des pro­ ductions d’un échantillon d’enfants d’âges très éloignés, ces premiers résultats nous semblent majeurs puisqu’ils seront souvent confirmés par les études ultérieures. L’approche de Fischer, pionnière dans le domaine, présente cependant l’écueil d’être seulement descriptive. Dans la section suivante, nous verrons que, très tôt, Labov (1964) a proposé un modèle développemental dans lequel il avance des hypothèses sur la dynamique d’acquisition. 2.2. Le modèle d’acquisition de l’anglais standard (Labov, 1964) Afin d’observer le développement de la construction des normes adultes chez de jeunes locuteurs new-yorkais, Labov ���������������������������� (1964)���������������������� a comparé les perfor­ mances de 58 enfants et adolescents, âgés de 8 à 19 ans, à celles d’adultes de leur communauté. Les performances adultes et enfantines ont été estimées par un indice composite qui résume, sans les distinguer, l’usage et l’évaluation de plusieurs variables phonétiques. Cet indice agrège des données issues de discours produits dans différentes situations (formelle et informelle), de l’évaluation subjective des variantes ainsi que d’un test d’auto-évaluation. Ayant calculé un pourcentage de réponses conformes aux normes adultes, l’auteur observe que plus l’âge augmente, plus les enfants s’approchent des normes adultes. À partir de ces résultats, Labov (1964 : 91-93) propose un modèle développemental de l’acquisition de l’anglais standard oral qui comporte six étapes. Ce modèle est la première tentative pour élaborer une théorisa­ tion développementale dans le domaine de la variation sociolinguistique. Nous nous restreindrons ici à la présentation des quatre premières étapes qui couvrent les périodes de l’enfance et de l’adolescence. – Étape 1 : la grammaire de base (avant 5 ans) Cette première étape correspond à la maîtrise des règles grammaticales et du lexique de base de l’anglais parlé ; elle est dominée par l’influence du discours des parents. – Étape 2 : le vernaculaire (entre 5 et 12 ans) L’enfant apprend le dialecte local au contact de ses pairs. L’influence du discours des parents est alors supplantée par celle du groupe de pairs. – Étape 3 : la perception sociale (début de l’adolescence) / AURÉLIE NARDY, JEAN-PIERRE CHEVROT ET STÉPHANIE BARBU 30 Même si l’enfant utilise toujours, et uniquement, le vernaculaire du groupe de pairs, il devient peu à peu conscient de sa signification sociale en étant au contact avec d’autres variétés. Dès 14-15 ans, les enfants montrent des patrons d’évaluation sociale semblables à ceux des adultes. – Étape 4 : la variation stylistique (fin de l’adolescence) L’adolescent commence à apprendre à modifier son discours en utilisant les formes standard en situation formelle. Selon ce modèle, il apparaît que les enfants, jusqu’à la fin de l’ado­ lescence, seraient des locuteurs monostyles. Avant 5 ans, ils seraient monostyles dans le dialecte utilisé dans leur milieu familial pour ensuite devenir monostyles dans le dialecte favorisé au sein du groupe de pairs. Ce ne serait qu’après avoir pris conscience de la valeur sociale attribuée aux variantes linguistiques (cf. étape 3) qu’ils deviendraient capables de faire varier leurs usages dialectaux et standard en fonction du degré de formalité de la situation. Toutefois, il semble surprenant que certains acquis de la première étape – dialecte plus ou moins standard selon le milieu familial – se retrouvent complètement « balayés » lors de la confrontation au groupe de pairs. Labov (1964, 1972) ne semble ainsi pas envisager la coexistence de deux dialectes dans les usages enfantins alors qu’il la conçoit pour les locuteurs adultes : « […] there are no single- style speakers. » (Labov, 1972 : 208). Bien que Labov (1964) n’ait pas pris en compte la stratification sociale dans son modèle, il a cependant observé que le rythme d’acquisition des normes standard était différent selon le milieu. Toujours à partir de l’indice composite qui correspond au pourcentage de réponses manifestant la reconnaissance des normes de prestige des adultes, il observe que le rythme d’acquisition des normes sociolinguistiques entre 8 et 19 ans est socialement stratifié : entre 8 et 13 ans, « children of upper-middle-class families start higher on the scale and show a more complete response to sociolinguistic norms than lower- middle-class children, and so on down the line » (Labov, 1972 : 139). Cette tranche d’âge correspond à l’étape 2 du modèle (le vernaculaire), étape durant laquelle, selon Labov, les enfants sont des locuteurs monos­ tyles du dialecte du groupe de pairs et n’ont pas encore conscience de la valeur sociale des différents usages (cf. étape 3). Si des différences sociales sont observées dès 8 ans, nous pouvons alors nous demander à quoi elles peuvent être imputées. Nous avancerons ici deux hypothèses. La première serait que le vernaculaire du groupe de pairs n’est pas le même pour tous les enfants. Ainsi, les différences sociales observées entre les enfants des deux milieux résulteraient des différents vernaculaires employés au sein des différents groupes de pairs. La seconde hypothèse, quant uploads/Industriel/ nardy-et-al-2015.pdf

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