Ma première rencontre avec Aldo Rossi remonte à l’année universitaire 1964- 196

Ma première rencontre avec Aldo Rossi remonte à l’année universitaire 1964- 1965 ; elle a eu lieu à la faculté d’architecture du Politecnico de Milan, où il était professeur chargé des “caractères stylistiques et distributifs des édifices”. A l’époque, j’étais étudiant en deuxième année. 1968 était encore loin, mais sous l’impulsion d’Ernesto Nathan Rogers, quelques professeurs et étudiants, à travers une activité didactique de recherche innova- trice, sapaient les bases d’une culture conservatrice et provinciale. On contestait l’image professionnelle de l’architecte incapable de répondre aux nouveaux besoins sociaux, au début d’une période de crise. La pensée marxiste se répandait à toute vitesse, comme un vent printanier, dans les masses estudiantines. C’est ainsi qu’avait débuté, dans le domaine de l’architecture, un processus de renouveau ; il s’agissait de projeter, dans un avenir possible, l’image d’un archi- tecte au centre de la vie “sociale”, représentant d’un nouvel “humanisme” qui aurait assimilé, de manière dialectique, théorie et politique. Parmi les profes- seurs qui se rangeaient ouvertement du côté des étudiants, partageant leur des- tin et les motivations de leurs choix, le personnage d’Aldo Rossi se détachait nettement. Rossi avait eu la lucidité intellectuelle et le courage, à travers mille tracasseries et de nombreux affrontements avec les autorités universitaires et institutionnelles, de se lancer dans un parcours nouveau : il tentait de réformer la discipline, en cherchant à confronter analyse théorique et pratique politique de manière totalement indépendante, avec la volonté de défendre culturelle- ment l’autonomie de la pensée architecturale. Son ouvrage très connu, L’archi- tettura della città1, publié en 1966, plusieurs fois réimprimé et traduit en plusieurs langues, a constitué – et constitue toujours – un texte fondamental, autour duquel a tourné le débat contemporain sur l’architecture. Confronter les édifices pris individuellement et le tissu urbain, approfondir l’histoire à travers le dialogue avec le moderne, c’est-à-dire redonner le sens d’une continuité vitale à la tradition, respecter et étudier le locus sont quelques- uns des points forts de son inlassable recherche. La notion de “fait urbain”, le thème du rapport avec l’histoire de la ville et des monuments (théorie de la permanence), l’approfondissement constant des typologies : voilà quelques sujets qui ont placé l’architecture dans un rapport dialectique, d’abord avec la philosophie, puis avec l’art, et qui ont passionné pendant des décennies les spécialistes et les écoles d’architecture. 1. Aldo Rossi, L’architettura della città, Marsilio, Padoue, 1966. 28 La pensée de midi Aldo Rossi Gabriele Basilico, actuellement l’un des plus importants photographes d’architecture, avoue ici son admiration pour Aldo Rossi. Cet architecte et théoricien de l’architecture (Milan 1931-1997), par la radicalité et l’intelli- gence de son regard sur la ville, a puissamment influencé plusieurs géné- rations d’artistes. PAR GABRIELE BASILICO. TRADUIT DE L’ITALIEN PAR MARGUERITE POZZOLI La pensée de midi 29 Architecture d’Aldo Rossi. Photographie de Gabriele Basilico, Nouveau siège du Bonnefanten Museum à Maastricht, Pays-Bas, 1990. “Peut-être finirons-nous par démontrer que le musée, comme toute histoire personnelle, comme tout vice et vertu et comme tout ce qui est humain, est à l’étroit dans les dimensions réduites d’une plaque de marbre que seule la sottise du rationalisme a voulu mesurer en mètres et en centimètres. Ce musée représente le refus de ce type de sottise. […] Le musée est-il une collection de souvenirs de la vie, ou est-il lui-même une partie de notre vie ? Notre architecture laisse cette question en suspens, et la renvoie à un jugement plus général. Cependant, l’essence du musée constitue le début et la fin de notre décadence culturelle.” (Extrait d’Alberto Ferlenga, Aldo Rossi. Opera completa, Elemond, Milan, 1999.) 30 La pensée de midi A l’époque, malheureusement, tout en fréquentant la faculté où enseignait Aldo Rossi, je n’ai pas eu la possibilité, pour diverses raisons, de suivre directe- ment ses cours. J’ai connu ses idées plus tard, comme ce fut le cas pour de nombreux autres étudiants, à travers la lecture de L’architettura della città et d’essais publiés dans des revues. La véritable rencontre, plus décisive, a eu lieu plusieurs années après, quand la revue Domus m’a chargé de photographier quelques-unes de ses œuvres. Cette expérience professionnelle a été une sorte de grand labora- toire où se sont déroulées des vérifications sur le double parcours qui voit dans l’architecture le moyen idéal d’explorer les mécanismes, pas toujours évidents, de la vision, et la vision qui, par retour, scrutant l’architecture en profondeur, en révèle des aspects imprévus. Ce va-et-vient entre les deux cultures, architecture et photographie, provoque une convergence de per- ceptions et d’observations qui permet d’approfondir des thèmes communs, abordés par le biais de l’architecture, ou par celui de la photographie. La ren- contre avec Aldo Rossi m’a incité à réfléchir sur certains points qu’il avait magistralement abordés. SUR L’IDENTITÉ DES LIEUX A ce sujet, Aldo Rossi écrit : “Chaque lieu est certainement singulier, dans la mesure où il présente une multitude d’affinités ou d’analogies avec d’autres lieux ; même le concept d’identité, et donc d’étrangeté, est relatif. […] J’ai tou- jours affirmé que les lieux sont plus forts que les personnes, la scène fixe plus forte que l’épisode. C’est la base théorique, non de mon architecture, mais de l’architecture. […] Je crois que le lieu et le temps sont la première condition de l’architecture, et donc la plus difficile2.” SUR LE THÈME DE L’ORDRE ET DU DÉSORDRE “J’admettais que le désordre des choses, s’il est limité et, d’une certaine manière, honnête, correspondait à notre état d’esprit. Mais je détestais le désordre hâtif qui s’exprime comme une indifférence à l’ordre, une attitude morale obtuse de satisfaction béate, d’oubli. […] Peut-être l’observation des Architecture d’Aldo Rossi. Photographie de Gabriele Basilico, Edifice sur la Wilhelmstrasse à Ber- lin, IBA, 1981. “L’erreur commise par une bonne partie de l’architecture moderne est de ne pas avoir construit le long des axes viaires, enlevant ainsi de la vivacité et de la compacité à la ville : la rue est l’élément urbain par excellence, surtout dans les points les plus denses de la ville. […] Le premier point du projet a donc consisté à respecter l’alignement des rues, en construisant les édi- fices le long du périmètre de l’aire, reconstituant ainsi la Friedrichstrasse. […] Ce principe de construction exprime également la possibilité de valoriser les édifices existants, en plaçant en continuité l’ancien et le nouveau.” (Extrait d’Alberto Fer- lenga, Aldo Rossi. Opera completa, Elemond, Milan, 1999.) 2. Aldo Rossi, Autobiografia scientifica, Pratiche Editrice, Parme, 1990. La pensée de midi 31 Photographie de Gabriele Basilico, Port de Hambourg, 1988. “Dans les grandes villes de mer, le port est séparé de la ville, comme une présence inquiète ; peut-être la ville de Trieste, limite de toute séparation possible, est-elle la seule a avoir conservé son front de mer et son port comme des parties d’elle-même. C’est dans ce sens qu’Italo Svevo, dans Senilità, a compris que le moment culmi- nant du drame, son dénoue- ment, ne pouvait se dérouler que dans le port. C’était la même “séni- lité” qui saisissait toute l’Europe, comme une maladie que l’eau (mère des commerçants) ne pou- vait plus guérir. Je dirais que Gabriele Basilico a cherché cette beauté maladive du port en remontant à partir d’une Gênes que nous croyons connaître, jusqu’aux grands ports de l’océan : Gênes apparaît ainsi pour ce qu’elle est, dans un climat nordique, éloi- gnée de la Méditerranée, peut-être éloignée d’elle-même, éloignée de tout ce qui n’est pas l’éloignement même.” (Extrait de Porti di mare, Art&, Udine, 1990.) choses a-t-elle été ma première éducation formelle, la plus importante ; puis, l’observation s’est transformée en mémoire de ces choses3.” SUR LE THÈME DU FRAGMENT “Mais le problème du fragment, en architecture, est très important, car seules les destructions expriment totalement un fait. Photographies de villes en temps de guerre, sections d’appartements, jouets cassés. […] Je songe à une unité, ou à un système de fragments recomposés4.” SUR L’OBJET COMME SYSTÈME DE RELATIONS “L’objet, qu’il fasse partie de la campagne ou de la ville, est relation entre les choses ; il n’existe pas une pureté du dessin qui ne soit la recomposition de tout cela. […] L’émergence des relations entre les choses, plus que les choses elles- mêmes, propose sans cesse de nouvelles significations5.” SUR LE THÈME DU RITE “Si je devais, aujourd’hui, parler de l’architecture, je dirais que c’est un rite plus qu’une création : car je connais pleinement l’amertume et le réconfort du rite. Le rite nous réconforte par sa continuité, par sa répétition ; il nous force à des oublis obliques car, s’il ne pouvait se dérouler, tout changement signifierait la destruction6.” Cette convergence de vision ne pouvait que me fasciner. Puis, au fil du temps, j’ai cru assister à une transformation importante : la pensée théorique de Rossi, soli- dement fondée sur l’invention de règles, avait accordé de la place à une approche plus sentimentale, mêlée de poésie et de tendresse. Selon toute probabilité, la longue période consacrée au dessin de l’architecture et de la ville, qui lui avait per- mis de donner du champ à son imaginaire, s’était fatalement répercutée sur son activité uploads/Ingenierie_Lourd/ aldo-rossi-obras.pdf

  • 33
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager