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- Dans une interview que vous avez accordée à des géographes pour Hérodote *, vous avez dit que l'architecture devient politique à la fin du XVIIIe siècle. Politique, elle l'avait été, à n'en point douter, avant cela, par exemple sous l'Empire romain. Qu'est-ce qui fait la particularité du XVIIIe siècle ? * Voir supra n°169. Questions à Michel Foucault sur la géographie Michel Foucault Dits Ecrits tome III texte n°169 http://1libertaire.free.fr/MFoucault224.html - Ma formulation était maladroite. Je n'ai pas voulu dire, bien entendu, que l'architecture n'était pas politique avant le XVIIIe siècle et qu'elle ne l'était devenue qu'à partir de cette époque. J'ai seulement voulu dire que l'on voit, au XVIIIe siècle, se développer une réflexion sur l'architecture en tant que fonction des objectifs et des techniques de gouvernement des sociétés. On voit apparaître une forme de littérature politique qui s'interroge sur ce que doit être l'ordre d'une société, ce que doit être une ville, étant donné les exigences du maintien de l'ordre ; étant donné aussi qu'il faut éviter les épidémies, éviter les révoltes, promouvoir une vie familiale convenable et conforme à la morale. En fonction de ces objectifs, comment doit-on concevoir à la fois l'organisation d'une ville et la construction d'une infrastructure collective ? Et comment doit- on construire les maisons ? Je ne prétends pas que ce type de réflexion n'apparaît qu'au XVIIIe siècle ; je dis seulement que c'est au XVIIIe siècle qu'il se fait jour une réflexion profonde et générale sur ces questions. Si l'on consulte un rapport de police de l'époque - les traités qui sont consacrés aux techniques de gouvernement -, on constate que l'architecture et l'urbanisme y occupent une place très importante. C'est cela que j'ai voulu dire. - Parmi les Anciens, à Rome ou en Grèce, quelle était la différence ? - En ce qui concerne Rome, on voit que le problème tourne autour de Vitruve **. À partir du XVIe siècle, Vitruve fait l'objet d'une réinterprétation, mais on trouve au XVIe siècle - et assurément aussi au Moyen Âge - bon nombre de considérations qui s'apparentent à celles de Vitruve ; pour autant, du moins, qu'on les considère comme des « réflexions sur ». ** Vitruvius (M.), De architectura libri decem, Florence, 1522 (Le Dix Livret d'architecture de Vitruve, trad. C. Perrault, Paris, J. B. Coignard, 1673, rééd. et revu par A. Dalmas, Paris, Balland, 1979). Les traités consacrés à la politique, à l'art de gouverner, à ce qu'est un bon gouvernement ne comportaient pas, en général, de chapitres ou d'analyses portant sur l'organisation des villes ou sur l'architecture. La République de jean Bodin * ne contient pas de commentaires détaillés du rôle de l'architecture ; en revanche, on trouve quantité de ces commentaires dans les traités de police du XVIIIe siècle *. - Voulez-vous dire qu'il existait des techniques et des pratiquer, mais par de discours ? - Je n'ai pas dit que les discours sur l'architecture n'existaient pas avant le XVIIIe siècle. Ni que les débats portant sur l'architecture avant le XVIIIe siècle 1 étaient dénués de dimension ou de signification politique. Ce que je veux souligner, c'est qu'à partir du XVIIIe siècle tout traité qui envisage la politique comme l'art de gouverner les hommes comporte nécessairement un ou plusieurs chapitres sur l'urbanisme, les équipements collectifs, l'hygiène et l'architecture privée. Ces chapitres, on ne les trouve pas dans les ouvrages consacrés à l'art de gouverner que produit le XVIe siècle. Ce changement n'est peut-être pas dans les réflexions des architectes sur l'architecture, mais il est très perceptible dans les réflexions des hommes politiques. - Cela ne correspondait donc par nécessairement à un changement dans la théorie de l'architecture elle-même ? - Non. Ce n'était pas obligatoirement un changement dans l'esprit des architectes, ou dans leurs techniques - encore que cela reste à prouver -, mais un changement dans l'esprit des hommes politiques, dans le choix et la forme d'attention qu'ils portent à des objets qui commencent à les concerner. Au cours du XVIIe et du XVIIIe siècle, l'architecture devient l'un de ces objets. - Pourriez-vous nous dire pourquoi ? - Je pense que c'est lié à un certain nombre de phénomènes par exemple, le problème de la ville et l'idée, clairement formulée au début du XVIIe siècle, que le gouvernement d'un grand État comme la France doit, en dernier lieu, penser son territoire sur le modèle de la ville. On cesse de percevoir la ville comme un lieu privilégié, comme une exception dans un territoire constitué de champs, de forêts et de routes. Les villes ne sont plus désormais des îles qui échappent au droit commun. Dorénavant, les villes, avec les problèmes qu'elles soulèvent et les configurations particulières qu'elles prennent, servent de modèles à une rationalité gouvernementale qui va s'appliquer à l'ensemble du territoire. Il y a toute une série d'utopies ou de projets de gouvernement du territoire qui prennent forme à partir de l'idée que l'État est semblable à une grande ville ; la capitale en figure la grand-place, et les routes en sont les rues. Un État sera bien organisé à partir du moment où un système de police aussi strict et efficace que celui qui s'applique aux villes s'étendra à tout le territoire. À l'origine, la notion de police désignait uniquement un ensemble de réglementations destinées à assurer la tranquillité d'une ville, mais, à ce moment-là, la police devient le type même de rationalité pour le gouvernement de tout le territoire. Le modèle de la ville devient la matrice d'où sont produites les réglementations qui s'appliquent à l'ensemble de l'État. La notion de police, même en France aujourd'hui, est souvent mal comprise. Lorsqu'on parle à un Français de la police, cela n'évoque pour lui que des gens en uniforme ou les services secrets. Au XVIIe et au XVIIIe siècle, la « police » désignait un programme de rationalité gouvernementale. On peut le définir comme le projet de créer un système de réglementation de la conduite générale des individus où tout serait contrôlé, au point que les choses se maintiendraient d'elles-mêmes, sans qu'une intervention soit nécessaire. C'est la manière assez typiquement française de concevoir l'exercice de la « police ». Les Anglais, quant à eux, n'élaborèrent pas de système comparable, et cela pour un certain nombre de raisons : à cause, d'une part, de la tradition 2 parlementaire et, d'autre part, à cause d'une tradition d'autonomie locale, communale - pour ne rien dire du système religieux. On peut situer Napoléon presque exactement au point de rupture entre la vieille organisation de l'État de police du XVIIIe siècle (comprise, naturellement, au sens que nous évoquons ici, et non au sens d'État policier tel que nous le connaissons aujourd'hui) et les formes de l'État moderne, dont il fut l'inventeur. Quoi qu'il en soit, il semble que, au cours du XVIIIe et du XIXe siècle, l'idée se soit fait jour - assez rapidement en ce qui concerne le commerce et plus lentement dans tous les autres domaines - d'une police qui réussirait à pénétrer, à stimuler, à réglementer et à rendre quasi automatiques tous les mécanismes de la société. C'est une idée que l'on a, depuis lors, abandonnée. On a renversé la question. La question a été tournée. On ne se demande plus quelle est la forme de rationalité gouvernementale qui parviendra à pénétrer le corps politique jusqu'en ses éléments les plus fondamentaux. Mais plutôt : comment le gouvernement est-il possible ? C'est-à-dire, quel principe de limitation doit-on appliquer aux actions gouvernementales pour que les choses prennent la tournure la plus favorable, pour qu'elles soient conformes à la rationalité du gouvernement et ne nécessitent pas d'intervention ? C'est ici qu'intervient la question du libéralisme. Il me semble qu'il est devenu évident, à ce moment-là, que trop gouverner, c'était ne pas gouverner du tout - c'était induire des résultats contraires aux résultats souhaités. Ce que l'on a découvert à l'époque - et ce fut l'une des grandes découvertes de la pensée politique de la fin du XVIIIe siècle -, c'est l'idée de société. À savoir l'idée que le gouvernement doit non seulement administrer un territoire, un domaine et s'occuper de ses sujets, mais aussi traiter avec une réalité complexe et indépendante, qui possède ses propres lois et mécanismes de réaction, ses réglementations ainsi que ses possibilités de désordre. Cette réalité nouvelle est la société. Dès l'instant où l'on doit manipuler une société, on ne peut pas la considérer comme complètement pénétrable par la police. Il devient nécessaire de réfléchir sur elle, sur ses caractéristiques propres, ses constantes et ses variables. - Il s'opère donc un changement dans l'importance de l'espace. Au XVIIIe siècle, il y a un territoire, et le problème qui se pose est celui de gouverner les habitants de ce territoire : on peut citer l'exemple de La Métropolitée (1682) d'Alexandre Le Maître * - traité utopique sur la manière de construire une capitale -, ou bien l'on peut comprendre la ville comme une métaphore, ou un symbole, du territoire et de la manière de l'administrer. T out uploads/Ingenierie_Lourd/ espace-savoir-et-pouvoir.pdf

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