LES DE ´ ME ˆ LE ´ S DE MERLEAU-PONTY AVEC FREUD: DES PULSIONS A ` UNE PSYCHANA

LES DE ´ ME ˆ LE ´ S DE MERLEAU-PONTY AVEC FREUD: DES PULSIONS A ` UNE PSYCHANALYSE DE LA NATURE ALAIN BEAULIEU Re ´sume ´ Avec la phe ´nome ´nologie, la psychanalyse constitue l’autre point d’entre ´e dans l’œuvre de Maurice Merleau-Ponty qui demeure sans doute le seul philosophe franc ¸ais d’importance a ` avoir entretenu un dialogue ininterrompu avec la pense ´e freudienne. Merleau-Ponty n’adopte pas la perspective clinicienne et son point de vue sur la psy- chanalyse n’est pas toujours orthodoxe. C’est une lecture tanto ˆt critique, tanto ˆt intem- pestive, de la de ´marche freudienne a ` laquelle il nous convie. Le nouveau de ´ficonsiste a ` soutenir que la phe ´nome ´nologie husserlienne et la psychanalyse freudienne n’entre- tiennent qu’un minimum de contradictions, et a ` la limite qu’elles abordent les me ˆmes domaines d’e ´tude a ` travers une proble ´matisation incessante de la conscience. Nous verrons comment le lexique merleau-pontien se de ´veloppe au contact de la psychana- lyse (pulsion, ambiguı ¨te ´, chiasma, investissement, culture–nature, etc.) et comment aussi la psychanalyse permet a ` Merleau-Ponty de faire avancer ses the `ses phe ´nome ´no- logiques (monde, autrui, corps propre, perception, chair, etc.). Pour ce faire, nous ana- lyserons la perce ´e des anne ´es 1940 (distinction entre pulsions et instincts), ainsi que les recherches des anne ´es d’enseignement a ` la Sorbonne (psychologie de l’enfant) et au Colle `ge de France (psychanalyse de la nature). Introduction Plusieurs commentaires ont analyse ´ des aspects spe ´cifiques des rapports de Maurice Merleau-Ponty au freudisme.1 Nous souhaitons ici donner une cohe ´r- ence a ` l’entie `rete ´ du parcours de Merleau-Ponty en la situant dans le contexte de la psychanalyse freudienne. Si la tentative de renouvellement de la phe ´nome ´nolo- gie a ` la lumie `re des the `ses psychanalytiques, de me ˆme que la re ´forme de la the ´orie des pulsions constituent des aspects relativement bien connus de la pense ´e de Merleau-Ponty, il n’en va pas de me ˆme de ses e ´tudes consacre ´es a ` la psychologie de l’enfant et a ` la psychanalyse de la nature. En effet, les cours de Merleau-Ponty sur l’enfant demeurent le plus souvent, et injustement, rele ´gue ´s au second plan par la litte ´rature secondaire, tandis qu’on commence a ` peine a ` reconnaı ˆtre toute la richesse de l’invention merleau-pontienne d’une psychana- lyse de la nature. C’est en vue de combler la lacune relie ´e a ` la fragmentation de la compre ´hension des liens de la pense ´e de Sigmund Freud au travail de Merleau-Ponty que nous analyserons cette dernie `re dans une perspective holis- tique qui inclut la phe ´nome ´nologie, les pulsions, l’enfant et la nature. Ce qui per- mettra de de ´gager une nouvelle unite ´ dans l’œuvre de Merleau-Ponty. # The Author 2009. Published by Oxford University Press on behalf of the Society for French Studies. All rights reserved. For permissions, please email: journals.permissions@oxfordjournals.org 1Une premie `re version de cet article a e ´te ´ pre ´sente ´e au colloque ‘100 Years of Merleau-Ponty: A Centenary Conference’ a ` l’Universite ´ de Sofia (Bulgarie) le 14 mars 2008. French Studies, Vol. LXIII, No. 3, 295–307 doi:10.1093/fs/knp065 Phe ´nome ´nologie et psychanalyse Merleau-Ponty avoue candidement: ‘je ne suis ni analyse ´, ni analyste.’2 Son inte ´re ˆt pour la psychanalyse demeure cependant constant, mais aussi e ´trange- ment exte ´rieur a ` elle en e ´tant fortement marque ´ par la phe ´nome ´nologie husserli- enne.3 On ne saurait expliquer l’attrait simultane ´ de Merleau-Ponty pour Edmund Husserl et Freud en se contentant de rappeler la fameuse ‘anne ´e 1900’ qui voit paraı ˆtre les Logische Untersuchungen de Husserl et la Traumdeutung de Freud, ni me ˆme en invoquant les similarite ´s dans les parcours de Husserl et Freud qui les ame `nent a ` de ´laisser leur formation ‘objectiviste’ (mathe ´matiques pour l’un, me ´decine biologique pour l’autre) a ` la faveur de l’exploration d’un ‘autre monde’ sans attache objective (phe ´nome ´nal pour le premier, psychique pour le second). De plus, on ne peut inscrire Merleau-Ponty dans le courant de la psychiatrie phe ´nome ´nologique qui a e ´te ´ le destin dominant de la rencontre entre la phe ´nome ´nologie et la psychanalyse. L’inte ´re ˆt de Merleau-Ponty pour la psychanalyse n’est pas simplement d’ordre historico-the ´orique pas plus qu’il ne de ´bouche sur un art the ´rapeutique. Le de ´finouveau consiste pluto ˆt a ` soutenir que la phe ´nome ´nologie et la psychanalyse n’entretiennent qu’un minimum de contradictions, et a ` la limite qu’elles abordent le me ˆme domaine d’e ´tude a ` travers une proble ´matisation incessante de la conscience. Comme on le sait, l’inconscient ne joue aucun ro ˆle dans la phe ´nome ´nologie husserlienne ou ` tout est en quelque sorte donne ´ a ` la conscience. Conforme ´ment au ‘principe des principes’,4 tout ce qui apparaı ˆt originairement a ` l’intuition est une source pour la connaissance. Puisqu’on ne peut avoir un acce `s direct aux contenus non conscients (compris en un sens freudien), ceux-ci ne peuvent e ˆtre connus du phe ´nome ´nologue. Ce qui n’empe ˆche pas Merleau-Ponty de tenter une interpre ´tation psychanalytique du travail husserlien d’introspection en tirant de nouvelles conse ´quences du fait que les phe ´nome `nes soient, comme le sou- ligne Husserl, ‘caracte ´rise ´s comme irre ´els’ et que ‘la “fiction” constitue l’e ´le ´ment vital de la phe ´nome ´nologie’.5 Husserl a toujours distingue ´ l’acce `s au monde phe ´nome ´nal de tout psychologisme non rigoureux et de toute ‘construction psy- chique’ qu’il renvoie a ` l’arbitraire pseudo-scientifique.6 Et pourtant l’investigation freudienne des productions inconscientes, non totalement issues de la conscience volontariste, pourrait bien reconduire a ` un tel niveau d’irre ´alite ´ fondamentale. C’est du moins le pari que rele `ve Merleau-Ponty en pensant l’inconscient comme une non pre ´sence irre ´ductible ou ` s’entreme ˆlent le re ´el et l’imaginaire.7 2M. Merleau-Ponty, Parcours deux: 1951–1961 (Lagrasse, Verdier, 2000), p. 211 (abre ´viation: PD). 3Ce qui n’a pas empe ˆche ´ les the `ses de Merleau-Ponty de contribuer au renouvellement de la pratique psycha- nalytique. Voir a ` ce sujet Martin Dillon, ‘The Implications of Merleau-Ponty’s Thought for the Practice of Psychotherapy’, Journal of Phenomenological Psychology, 14.1 (1983), 21–41; Dillon, ‘Merleau-Ponty and the Psychogenesis of the Self’, Journal of Phenomenological Psychology, 9.2 (1980), 84–98. 4E. Husserl, Ide ´es directrices pour une phe ´nome ´nologie, I, trad. P. Ricoeur (Paris, Gallimard, 1950), §24 (abre ´viation: ID-I). 5Husserl, ID-I, p. 7 et p. 227. 6Voir, entre autres, Husserl, ID-I, p. 75. 7Sur la conception merleau-pontienne de l’inconscient, voir Renaud Barbaras, ‘Le Conscient et l’inconscient’, in Notions de philosophie, e ´d. par D. Kambouchner, I (Paris, Gallimard, 1995), pp. 489–551; Jacques Garelli, ‘La Remise en cause de l’inconscient freudien par Merleau-Ponty et Simondon, selon deux notes ine ´dites de A. BEAULIEU 296 Les e ´crits de Merleau-Ponty ope `rent un double geste audacieux: rendre le freudisme compatible avec le projet husserlien visant a ` de ´crire le monde ‘fan- tasmagorique’ des phe ´nome `nes, tout en refusant d’adhe ´rer a ` la partition entre l’inconscient et le conscient qui constituent non pas deux ‘sce `nes’, mais pluto ˆt les deux faces d’une me ˆme me ´daille. Ce qui ne peut se re ´aliser qu’a ` condition que la phe ´nome ´nologie perde son statut de ‘science rigoureuse’ ou ` la con- science entre en contact avec des ‘intuitions donatrices originaires’. Il y a une sorte de synonymie entre, d’une part, l’identite ´ Husserl–Freud produite par Merleau-Ponty, et d’autre part, l’affirmation selon laquelle percevoir n’est pas connaı ˆtre. Le croisement des pense ´es de Husserl et Freud ouvre, en outre, sur une zone de brouillage de la conscience de ´sormais de ´pourvue de toute trans- parence a ` elle-me ˆme. Une se ´rie d’analyses novatrices naı ˆt de cette rencontre qui permet a ` Merleau-Ponty d’e ´tudier les e ´tats ou ` la conscience, sans e ˆtre de ´passe ´e (Martin Heidegger), demeure ne ´anmoins prive ´e de toute substance pre ´de ´finie. Ces analyses concernent l’enfance, l’univers du sommeil et du re ˆve, la relation avec la corpore ´ite ´, l’entre-appartenance avec autrui, la perception hallucine ´e, l’inte ´gration dans la nature, etc., bref tous les e ´tats de pre ´sence– absence a ` soi ou `, fait capital, subsiste l’attache a ` l’expe ´rience commune du monde. Freud n’a cesse ´ de situer son questionnement a ` la frontie `re entre les gestes les plus familiers et la plus parfaite e ´trangete ´ a ` soi. En ce sens, il serait la source d’inspiration majeure pour Merleau-Ponty. Mais voila ` que Merleau-Ponty de ´ce `le une logique similaire a ` l’œuvre chez Husserl. Ce qui l’ame `ne a ` provoquer l’histoire des ide ´es jusqu’a ` associer un Freud ‘de ´-clinicise ´’ au mouvement phe ´nome ´nologique. On uploads/Ingenierie_Lourd/ freud-merleau-ponty.pdf

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