SIGNATA 5 (2014) ANNALES DES SÉMIOTIQUES/ ANNALS OF SEMIOTICS Littérature et sé

SIGNATA 5 (2014) ANNALES DES SÉMIOTIQUES/ ANNALS OF SEMIOTICS Littérature et sémiotique : histoire et épistémologie Literature and Semiotics: History and Epistemology Dossier dirigé par Jean-Pierre Bertrand, François Provenzano et Valérie Stiénon Presses Universitaires de Liège 2015 LA LITTÉRATURE, C'EST LA SÉMIOTIQUE Qu’est-ce qu’un thème ? Une approche sémiologique Sémir Badir Université de Liège / F.R.S.-FNRS Les littéraires ont pour eux cette distinction, que je ne prends pas pour un simple accident de la taxinomie académique, de ne pas avoir à se déterminer vis-à-vis de la littérature autrement que par un simple statut d’acteurs au sein d’une pratique : ils sont littéraires — on disait naguère gens de lettres — au même titre que les œuvres qu’ils étudient. C’est comme si le monde tout entier était littérature et que la littérature était le monde, inaugurant la division, aussi difficile à éviter pour la pensée humaine que celle du jour et de la nuit pour le dieu de la Genèse, entre les sujets et les objets. Les « sémioticiens », quand ils préfèrent cette dénomination à celle de « sémiologues », ont l’air de vouloir s’accorder le même privilège, si tant est qu’ils suivent Hjelmslev et Greimas pour désigner du nom de sémiotiques les systèmes qu’ils décrivent et analysent : ils habitent le monde des signes. Interroger le rapport entre sémiotique et littérature reviendrait alors à superposer deux cartes du monde, afin d’observer les endroits où l’une déborde sur l’autre et vice versa. La notion de thème, en ce qu’elle permet à tout un chacun d’exprimer quelque chose sur les phénomènes langagiers, et en particulier sur les productions littéraires et culturelles, peut servir à sonder cet ajustement. Son usage se trouve d’ores et déjà large­ ment répandu dans les études littéraires. Quel intérêt a le sémiologue à s’en servir aussi ? Le cas échéant, l’approche sémiologique du thème s’accorde-t-elle à l’usage des littéraires ? Non seulement un tel accord est plausible mais en outre le thème me paraît constituer un motif valable de rapprochement et de mise en commun des valeurs que transmettent les savoirs littéraires et sémiologiques. Je pré­ senterai ainsi des arguments montrant que le thème témoigne d’une hétéro­ no­ mie intrinsèque et résiste de ce fait aux balisages disciplinaires. Contre la réparti­ tion cloisonnée du savoir que les sciences humaines donnent à voir, le thème 20 La littérature, c’est la sémiotique donne des motifs pour réhabiliter le projet des humanités. Le lecteur peut donc se pré­ parer à lire ici une critique, une « déconstruction », des positions disciplinaires prises dans le cadre des études de thème, avant de se voir proposer une alternative « indisciplinée » en vue de l’étude culturelle. Développement et variété Puisque cet essai avance dans son titre une question, tentons d’emblée, à titre d’hypo­ thèse de travail, une réponse : un thème est le développement d’une variété. Il me semble que tout un chacun pourrait s’accommoder, à peu près, de cette description, car sa formulation n’engage pas à grand-chose. Ou, plutôt, elle garde en réserve les problèmes qui font du thème une notion sur laquelle viennent buter des conceptions divergentes du monde, de la connaissance et de la culture, rien de moins. Sa concision évite en effet de montrer ce qui fait du thème une notion passion­ nante, une notion qui engage les passions de ceux qui cherchent à la définir et à la mettre en œuvre. En particulier, une telle formulation ne se prononce pas sur ce qui varie ni comment cela varie. Les problèmes commencent là. Développement d’une variété peut signifier trois choses : que la variété se développe ; que la variété développe quelque chose (par exemple, un invariant) ; que quelque chose ou quelqu’un (un texte, un sujet) développe la variété. Avant d’en venir aux problèmes et à l’examen critique auquel ceux-ci invitent, tâchons d’étoffer l’accord provisoire qui nous sert de point de départ, au risque de découvrir, là aussi, des prétextes à la complexité. Après tout, entre un thème litté­ raire, un thème musical, un thème philosophique et un thème phrastique ou dis­ cursif, il n’y a pas nécessairement de point commun. Un tel point commun, j’y insiste, n’est qu’une hypothèse de travail, une manière de poser la question du thème sans avoir, pour ce faire, à circonscrire un champ d’exercice, ni à postuler dès le départ, selon les différents usages, des concepts du thème, irréductibles les uns aux autres. Les linguistes sont ceux pour lesquels ma description pourrait être le plus diffi­ cile à adapter. De fait, la définition des concepts linguistiques observe généra­ le­ ment deux réquisits : d’abord il convient qu’une définition permette de repérer l’usage du concept (c’est la composante dite « formelle » de la définition) ; il s’agit d’autre part d’assigner pour cet usage une fonction, de dire à quoi il sert (com­ po­ sante « fonctionnelle »). Concilier ces deux réquisits à la description du thème que j’ai proposée réclame sans doute une interprétation. Développement doit se rendre compatible avec la possibilité d’une localisation ; variété, avec celle d’une spé­ cification fonctionnelle. Laissons la réflexion se guider sur un exemple. Michael Halliday avait avancé la défi­ nition suivante : le thème est « ce qui vient en premier dans la proposition » et signi­ fie « ce dont je suis en train de parler » ou, avec une précision, « ce dont je suis en train de parler maintenant » (Halliday 1967, p. 212). Un exemple était venu aussitôt Qu’est ce qu’un thème ? Une approche sémiologique 21 éclairer cette définition : « dans John saw the play yesterday, yesterday John saw the play et the play John saw yesterday (considérée comme proposition complète) les thèmes sont, respectivement, John, yesterday et the play » (ibid.). On le voit, la localisation formelle se fait ici selon une distribution syntaxique apparente (« ce qui vient en premier »). Considérer que le thème est un développement consiste, dans ce cadre syntaxique, à donner la primauté à la distribution sur les élé­ ments distribués, à rendre compte de l’acte de thématisation (pour reprendre le terme qu’emploie Halliday) permettant de distinguer le thème du rhème puis de distribuer leurs places dans toute proposition. Pour rendre compatible le concept de développement avec celui de localisation formelle il conviendrait donc d’admettre l’extension du thème à l’acte qui le distingue d’autres concepts dont les usages se prêtent également à la loca­ lisation. Remarquons alors comme il serait aisé de considérer également que la théma­ tisation conduit, en fonction d’une structure syntaxique stable, à produire un dévelop­ pement en des thèmes variés. Par exemple, avec une structure comprenant un sujet, un objet et un circonstant, tel que dans l’exemple produit par Halliday, la théma­ tisation peut développer trois thèmes. Ne peut-on dire que ces trois thèmes consti­ tuent une variété, en ce sens que ce qui les consacre comme distincts, ce n’est pas le fait qu’ils soient sujet, objet ou circonstant, mais bien qu’ils dépendent tous trois d’une structure identique ? Tel est, certainement, le sens de la précision apportée par Halliday quant à la signi­ fi­ cation du thème. Ce dont il est question main­ tenant présuppose non pas une dis­ tinction conceptuelle avec le rhème (pour cela, la précision n’importe pas) mais une situation de choix, un éventail de possibles à partir d’un donné stabilisé : main­ tenant, je parle de John, quoique auparavant je parlais de la pièce, et que plus tard je parlerai d’autre chose. C’est la variété même des thèmes que sous-tend la thématisation, non seulement effectivement (j’aurais pu parler d’autre chose) mais aussi fonctionnellement (je pourrais parler d’autre chose). Thématiser, en ce sens, ne serait rien d’autre que développer la variété de signi­ fication d’une même structure syntaxique en fonction des places apparentes que peuvent y occuper ses éléments. Prenons un second exemple afin d’affiner davantage nos concepts de dévelop­ pe­ ment et de variété. À l’occasion d’un dîner entre amis, un biologiste à qui je faisais part de mon actuel objet de recherche tentait à brûle-pourpoint cette défi­ ni­ tion : ensemble de mots qui convergent vers une idée. Le sémiologue s’est agacé de voir mêlés sans vergogne les signifiants avec les signifiés mais, en somme, il s’est vu offrir la saisie définitionnelle d’un thème discursif, dans les termes d’un usage commun valant bien celui des linguistes 1. Ensemble de mots répond à la demande 1. J-M. Marandin a proposé pour le « thème de discours » la définition suivante : « Un thème est un individu composite (descriptivement : un individu relativement à un texte) ; (ii) le contenu descriptif du terme qui le nomme est représentable comme un agrégat et subsumant d’autres indi­ vidus dans leurs interrelations » (1988 : 82). Malgré le jargon en usage dans « l’analyse du dis­ cours à la française », on peut discerner les notions d’ensemble (agrégat), de convergence (individu composite) et d’idée (contenu descriptif) qui ont inspiré le biologiste lexicosophe. 22 La littérature, c’est la sémiotique for­ melle en localisant le thème dans une uploads/Litterature/ 15-signata-badir.pdf

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