1 La maison : un lieu de mémoire ?1 Dominique Meyer-Bolzinger Université de Hau
1 La maison : un lieu de mémoire ?1 Dominique Meyer-Bolzinger Université de Haute-Alsace (Mulhouse) dominique.meyer-bolzinger@uha.fr « Si nos souvenirs sont bien à nous, c’est à la façon de ces propriétés qui ont des petites portes cachées que nous-mêmes souvent ne connaissons pas et que quelqu’un du voisinage nous ouvre, si bien que par un côté du moins où cela ne nous était pas encore arrivé, nous nous trouvons rentré chez nous. »2 Marcel Proust La maison est notre coin du monde : un labyrinthe familier, un lieu intime et protecteur que traversent parfois les failles de l’Unheimlichkeit, un espace clos aux actualisations changeantes, de la maison natale qui garde les odeurs de l’enfance à l’appartement citadin, trop petit ou trop vaste. À la fois enraciné et intérieur, cet espace concret et symbolique fonctionne donc comme un microcosme intermédiaire, entre le corps et le monde. Or les romans que Modiano publie depuis plus de trente ans sont des parcours du paysage urbain, des aventures topographiques où les lieux représentent bien plus qu’un décor : ils révèlent un être-au-monde de la fugue et de la flânerie ; ils portent la marque du Temps. C’est pourquoi la maison appartient, de manière très visible, à cet univers romanesque caractéristique, où les ponts sont battus par le vent, les villas entourées de jardins en friche, et les avenues traversées de flaques de lumière et de personnages fantômes. Alors que la maison assure à l’homme protection, stabilité et mémoire, quelles peuvent en être les représentations dans des récits qui disent l’errance citadine, le déracinement et la solitude ? Quelle mémoire des lieux trouve-t-on chez un écrivain qui évoque sans cesse l’enfance abandonnée et l’adolescence solitaire, la quête de soi dans l’écriture, et où le texte à l’instar du monde se constitue en instants discontinus et en détails épars, comme dans ces appartements où il ne reste que quelques meubles ? On voudrait ici, de la maison natale au lieu de mémoire, recenser des motifs et reconnaitre des valeurs, c’est-à- dire étudier l’imaginaire de la maison dans une écriture de la variation, en somme observer comment Modiano travaille ces figures stables et solides qui semblent a priori peu compatibles avec son univers incertain. Apparaitront ainsi des maisons emblématiques — la chambre d’enfance et l’appartement désert, la villa abandonnée et l’hôtel qui va fermer — mais aussi des figures de la mémoire — le château sous séquestre et le bâtiment ouvert à tous les vents. Après l’image traditionnelle du refuge, qui se trouve, chez Modiano, constamment 1. La rédaction de ce texte est conforme aux Rectifications de l'orthographe adoptées par l’Académie française (J.O. du 6 décembre 1990). 2. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Gallimard, édition de la Pléiade, 1987-1989, vol IV, p. 76. 2 menacé, on voudrait montrer comment la maison constitue un lieu de mémoire paradoxal et décentré, d’abord sous la forme du rempart, qui résiste au temps et protège les souvenirs, puis, dans Rue des Boutiques obscures, comme le seuil où l’amnésique retrouve un peu du temps perdu. Ainsi la maison est-elle le lieu par excellence des intermittences de la mémoire. Des maisons de la perte Quand Bachelard étudie la maison, dans la Poétique de l’espace et dans les Rêveries du repos, il y reconnait à la fois un espace protecteur, un « coin où se blottir » et « un état d’âme ». C’est dire combien l’évocation du refuge est l’occasion d’un portrait implicite de la psyché, ce que Bachelard appelle une « topographie de notre être intime » 3. L’espace de la maison, qui entoure et protège le sujet, le reflète et en dit les désordres, la vacuité ou l’encombrement, les secrets d’alcôve aussi bien que les valeurs de façade. C’est pourquoi les maisons sont à l’image des personnages. Or ceux-ci sont surtout, chez Modiano, des arpenteurs de la ville, trafiquants ou bohêmes, filles perdues et faux étudiants, voleurs de livres pour les revendre, qui se réchauffent dans des cafés plutôt que de rejoindre leur chambre étroite ou sordide, c’est-à-dire des héros sans feu ni lieu. Aussi la maison, par sa présence dans le paysage urbain de ces récits de la disparition, manifeste-t-elle surtout des absences : les incertitudes de l’identité se disent à travers l’intimité précaire d’un héros sans racines. Aux personnages déracinés de Modiano, il manque en effet une maison natale. On en trouve pourtant quelques représentations, par exemple le château de Valbreuse, dont il sera question à plusieurs reprises, ou encore, à l’incipit de Remise de peine, ce parfait archétype en pierre et lierre : Une maison d’un étage, à la façade de lierre. L’une de ces fenêtres en saillie que les Anglais nomment bow-windows prolongeait le salon. Derrière la maison, un jardin en terrasses4. Posséder une maison, c’est être inscrit dans une lignée. Pour montrer combien elle constitue chez Modiano le lieu problématique où se nouent les questions de l’intime et de l’origine, il n’est pas inutile de citer dans son détail cette aventure que l’écrivain — qui par ailleurs déclare dans Un Pedigree « Je ne me suis jamais senti un fils légitime et encore moins un héritier5 » — narre dans le chapitre XI de Livret de famille : l’oncle Alex rêvait d’« un vieux moulin de pierre, [avec] une rivière qui coulait au milieu de la campagne française », « quelque chose de reposant ». Il a quitté Paris et « traversé l’Oise, l’Orne, l’Eure et d’autres départements », pour visiter ce moulin qu’il désire acquérir. Chemin faisant, il n’apprécie guère qu’à l’auberge on le prenne pour un acteur russe et il s’inquiète auprès de son neveu qui l’accompagne : « tu crois que j’ai l’air assez français ? ». En arrivant, la déception est terrible : le propriétaire du moulin, « pour ne pas être dépaysé » à son retour d’Indochine, l’a détruit et remplacé par un bungalow sur pilotis, avec un « toit à pans superposés et relevés ». « C’est aussi bien qu’un vrai moulin, non ? [dit le notaire qui voudrait faire la vente], c’est un dépaysement. » L’oncle Alex lui répond gravement, alors qu’une « pluie de mousson » s’abat sur la campagne française : « Je ne cherche pas à être dépaysé, monsieur [...]. Dépaysé de 3. Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, Presses Universitaires de France, 1957, p. 18. 4. Patrick Modiano, Remise de peine, 11. Afin d’alléger les notes, on n’indiquera, pour les citations de Modiano, que le titre et la page. 5. Un Pedigree, 9. 3 quoi, d’ailleurs6 ? » Ainsi les motifs de l’intimité reposante et de l’abri protecteur s’entremêlent chez Modiano à ceux de l’enracinement dans un terroir et de l’incertitude des origines. Tout comme les inquiétudes du déraciné, les figurations de ce que les Anglais appellent cosy révèlent l’identité inconsistante des personnages modianesques. C’est une intimité toujours menacée que l’on reconnait à travers ces maisons. Il est rare qu’elles fassent l’objet d’une description complète, qu’on en connaisse l’intégralité. Ce qui est montré est un angle, un détail ou un reflet, de l’entraperçu, par hasard ou par effraction. Les valeurs imaginaires sont actualisées sur un mode dégradé : il y a toujours quelque chose qui cloche dans l’harmonie. Par exemple, la belle maison natale de Remise de peine est occupée par des malfaiteurs, et son jardin dissimule la tombe du Dr Guillotin. De même, la chambre meublée qui abrite Jean et Sylvia dans Dimanches d’août sent le moisi. L’intimité est menacée ou perdue, la protection illusoire. Dans Rue des Boutiques obscures, le chalet aux volets verts enfoui sous la neige, archétype de la cabane protectrice où l’on coule des jours heureux, ne résiste ni à l’angoisse ni à l’épreuve de la réalité : le refuge se transforme en piège que l’on cherche à quitter à tout prix ; et il est impossible à l’enquêteur de le retrouver lorsqu’il se rend à Megève. Dans Voyage de noces, l’appartement luxueux où se réfugie Ingrid, après sa fuite dans la ville noire du couvre-feu, est aussi une parfaite image de l’intimité protectrice : Comme il est rassurant de contempler les rayonnages de livres, la lampe d’opaline sur le guéridon, les rideaux de soie, le grand bureau Louis XV près des fenêtres, et de sentir sur sa peau la fraîcheur et la légèreté des draps de voile7... Dans les descriptions de cet appartement d’avant-guerre, on retrouve les symboles de l’intimité reposante : la lumière, la douceur, la chaleur ; les murs couverts de livres et le feu dans la cheminée. Mais l’immeuble doit être vidé, parce qu’il appartient à un juif qui a fui à l’étranger, et tout le mobilier est vendu à un blond antipathique qui trafique au marché noir. Ici, c’est l’Histoire qui détruit l’abri protecteur. À cette menace qui, dans l’univers modianesque, pèse sur l’intimité, on peut associer les images de ville désertée où erre le héros, et le sentiment de vide qui fréquemment l’étreint. La maison vide est caractérisée par l’inaccessibilité ou l’abandon. Volets clos et façades aveugles, mais aussi scellés, grillages, uploads/Litterature/ maison-lieu-de-memoire-modiano.pdf
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- Publié le Jan 03, 2023
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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