1 Qu’est-ce qu’une langue sacrée ? Les réflexions du Dr Subhî al-Sâlih sur l’es
1 Qu’est-ce qu’une langue sacrée ? Les réflexions du Dr Subhî al-Sâlih sur l’eschatologie coranique. Pierre Lory, EPHE, Sorbonne Une tendance des études orientales en Occident affirme qu’il faut étudier le Coran comme une œuvre littéraire ordinaire. Les différentes significations des versets seraient à trouver simplement à l’aide de la lexicographie et des livres d’histoire. La théologie, la pensée religieuse en générale serait à écarter, car elle viendrait plaquer sur les versets des conceptions élaborées durant les siècles suivants par les Sunnites, les Chiites etc. Je dois dire que je ne partage pas cette orientation de travail. En tant que « islamologue » - et, à titre privé, non musulman – je pense qu’il est essentiel de considérer le Coran comme il se présente lui- même, à savoir comme une parole révélée. Je pense qu’il est nécessaire de l’étudier comme les musulmans eux-mêmes l’ont compris au fil des siècles. Il ne s’agit pas de découvrir un sens « véritable » du Coran, qui aurait échappé aux musulmans, aveuglés par des présupposés théologique, mais de rendre compte d’une foi se développant selon sa dynamique propre. Ici, je me sépare de certains maîtres en Sorbonne, comme Régis Blachère, qui travailla sur la traduction du Coran sans trop référer aux mufassirûn, pour éviter la « contamination » de sa traduction par le dogme. Mon travail d’universitaire correspond, pour l’essentiel, à exposer et analyser pour le public étudiant les voies historiques de la compréhension du texte sacré par les différentes tendances musulmanes. Partant de là, un fait s’impose. Le texte sacré qu’est le Coran vise à transmettre des vérités surnaturelles, dans un langage permettant une foi sans équivoque. Ces vérités sont par définition peu accessibles à l’intelligence forcément limitée des hommes. Par exemple, le croyant professe que Dieu existe, qu’Il est unique etc. Mais il ne peut s’imaginer mentalement qui est Dieu. Tous les hommes sont prisonniers de cadres mentaux pré-établis. Ils ne peuvent penser en dehors des cadres de l’espace et du temps, ni en dehors du principe de causalité. Or précisément, Dieu échappe au temps, à l’espace, aux causes secondes. En d’autres termes : le Livre sacré utilise une langue humaine, qui n’est a priori pas complètement adéquate, pour décrire des réalités surnaturelles. L’explicitation, l’exégèse du Coran exigent donc un effort tout particulier de compréhension, qui n’est pas celui de n’importe quel texte littéraire p.ex. C’est la raison pour laquelle le débat autour du langage est tellement central dans la pensée musulmane classique ; pensons par exemple la question de 2 l’incréation du Coran qui opposa avec tant de virulence les Sunnites aux Mu‘tazilites au 3e siècle de l’ère hégirienne. Un exemple éloquent de cette tension entre la pensée humaine et le discours divin est l’eschatologie. Celle-ci est fondamentalement impensable, comme l’affirme le hadîth : « Dans le Paradis, il y a ce que nul oeil n'a vu, ni oreille entendu, ni pensée pénétré le cœur de l'homme ». L’eschatologie coranique est le sujet même traité par le Dr al-Sâlih dans La vie future selon le Coran. Cet ouvrage, publié dans la prestigieuse maison d’édition philosophique Vrin1, fait toujours référence dans les études sur la pensée musulmane. L’auteur y décrit les principales voies de l’exégèse musulmanes appliquées au domaine de la vie future. Il y suit la division connue entre exégèses traditionnelle / rationaliste / mystique. Son enquête à travers les exégèses médiévales rationalistes, littéralistes, mystiques le conduisent à opter pour une voie moyenne et moderne sur cette question de la langue sacrée et de ses corollaires. Je pense au statut de la métaphore dans le Coran en particulier. Mon exposé s’attardera plus particulièrement sur les analyses et prises de position du Dr. al-Sâlih à l’égard des exégèses mystiques. Je travaille depuis quelques années sur cette forme de tafsîr. Elle me paraît intéressante à plusieurs égards. Elle témoigne en effet d’une exégèse vécue, éprouvée, et ouvre souvent des voies fécondes à une nouvelle approche de l’herméneutique. Pour le mystique musulman, la parole coranique ne propose pas seulement un message limité au sens extérieur, accessible par la simple connaissance linguistique. Chaque verset coranique est porteur de multiples sens intérieurs : « Inna li-al-Qur’ân zahran wa-batnan, wa- li-batni-hi batnan, ilâ sab‘ati abtunin », affirme un hadîth souvent cité par les soufis. Plus : le Coran est le vecteur d’une lumière supra-rationnelle. Cette lumière qui s’adresse au cœur. Cette notion de cœur est très importante. Elle est d’ailleurs coranique. La parole coranique est donc d’une portée très particulière pour les Soufis, car il comporte un aspect caché, ésotérique (bâtin). A ce moment, il devient essentiellement paradoxal. A ce sujet, Rûzbehân Baqlî nous fournit des considérations intéressantes et elles aussi paradoxales dans son grand Sharh-e shathiyyât2. Il situe le verbe coranique comme modèle même du langage mystique. Vous connaissez le phénomène du shath. Exemples. On considère souvent qu’il s’agit de « débordements » proférés à des moments d’extase3. Mais à 1 EL-SALEH Soubhi, La vie future selon le Coran, Paris, Vrin, 1986. 2 RÛZBEHÂN BAQLÎ SHÎRÂZÎ, Sharh-e shathiyyât – Commentaires sur les paradoxes des soufis, éd. et prés. par H.Corbin, Téhéran / Paris, Institut Français d’Iranologie / Adrien Maisonneuve, 1981. 3 SARRÂJ, Kitâb al-luma‘, p.422 : « Wa-al-shath kalâm yutarjimu-hu al-lisân ‘an wajd yafîdu ‘an ma‘dani-hi maqrûn bi-al-da ‘wâ illâ an yakûna sâhibu-hu mustalaban aw mahfûzan”. 3 y regarder de près, on s’aperçoit que le shath correspond à un moment spirituel où le mystique n’arrive plus à s’exprimer à travers le langage religieux usuel. Pour lui, les premiers exemples de shath sont donnés par le Coran et le hadîth. Dans les deux cas, il s’agit d’un discours qui cherche à « exprimer l’inexprimable ». L’affirmation peut sembler surprenante, mais la profondeur des remarques de Rûzbehân mérite une attention particulière. Ceci dit, tous les mystiques n’ont pas lu et interprété le Coran de la même façon au cours des siècles. C’est ce qu’à bien vu le Dr al-Sâlih. Il différencie plusieurs périodes. 1) les premiers courants ascétiques sont représentés par des dévots4. Ceux-ci étaient d’une piété exacerbée, mais il n’est pas sûr qu’il s’agisse de mysticisme. Selon la littérature hagiographique, ils semblaient très angoissés par leurs péchés, craignant constamment les peines de l’enfer. Mais la cause profonde de cette dévotion n’était pas tellement une peur infantile de désobéir. Elle venait de l’amour profond pour Dieu qui la sous-tendait. C’est ce qui apparaît clairement avec Râbi‘a al-‘Adawiyya. Râbi‘a est le premier grand témoin de la mystique en terre d’Islam. Qu’est-ce que la mystique, comment peut-on la définir par rapport à la simple dévotion ? On peut dire que le dévot cherche à obéir à Dieu ici-bas dans l’attente de la vie future ; le mystique, lui, pense qu’il est possible de rencontrer Dieu dès ici-bas. Le lien avec l’eschatologie, on le voit, est direct. Pour le mystique, l’au-delà est en quelque sorte présent ici-bas, avant la mort, puisque le Dieu éternel est présent aux hommes. L’amour de Dieu, c’est déjà le Paradis. C’est ce que proclamait Râbi‘a dans son souhait resté célèbre d’incendier le Paradis et de noyer l’Enfer, en sorte que les croyants ne s’adressent plus à Dieu que pour l’amour qu’Il mérite. 2) les grands mystiques des 3e-4e siècles sont évoqués également par le Dr al-Sâlih5. Il mentionne tout particulièrement Abû Yazîd Bastâmî, Muhâsibî, Junayd, Hallâj, Niffarî. Ici se cristallise l’idée déjà apparue avec Râbi‘a : seule la présence de Dieu dans son amour a quelque valeur. Les plaisirs du Paradis, en eux-mêmes sont secondaires. Ils correspondent en tout cas à une foi médiocre, mercenaire. 3) le Dr al-Sâlih évoque ensuite la pensée spiritualiste de Ghazâlî dans un chapitre entier6. Ghazâlî réconcilie le dogme commun de l’islam avec l’expérience des soufis. Il insiste sur le caractère concret des joies du Paradis et des peines de l’Enfer. Le désir de rencontrer Dieu lui paraît toutefois un mobile nettement plus élevé que le désir ou la crainte. C’est en ce sens que les interprétations de Ghazâlî rejoignent celles des grands soufis. 4 EL-SALEH Soubhi, La vie future selon le Coran, pp.93-96. 5 EL-SALEH Soubhi, La vie future selon le Coran, pp.97-104. 6 EL-SALEH Soubhi, La vie future selon le Coran, pp.105-108. 4 4) enfin, le Dr al-Sâlih termine par l’œuvre monumentale d’Ibn ‘Arabî, et notamment par l’analyse des chapitres 60 à 65 des Futûhât al-Makkiyya7. Cette oeuvre mérite en effet à tous égards un traitement particulier. Le shaykh al-akbar y propose en effet une des visions les plus traditionnelles et les plus novatrices à la fois de l’eschatologie musulmane. On sait que Miguel Asin Palacios avait voulu y voir l’une des sources principales de l’inspiration de Dante. A partir de cette classification, je voudrais ajouter quelques considérations supplémentaires aux chapitres de Subhî al-Sâlih. La question est : comment les mystiques lisent les versets eschatologique du Coran, comment les vivent-ils ? Première remarque : les mystiques comprennent ces versets comme s’il s’adressait à eux spécifiquement. Par exemple : de nombreux versets coraniques s’adressent aux kâfirîn, ou aux munâfiqîn. Les soufis y voient plus que des condamnations d’Arabes païens ou uploads/Litterature/ 2-1-pdf.pdf
Documents similaires










-
28
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Mai 08, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 0.0365MB