André Guyaux, Baudelaire. Un demi-siècle de lectures des Fleurs du mal (1855-19
André Guyaux, Baudelaire. Un demi-siècle de lectures des Fleurs du mal (1855-1905) Paris, Presses universitaires de Paris-Sorbonne, coll. « Mémoire de la critique », 2007, 1143 p. Nelson Charest Université d’Ottawa On peut bien sûr ressentir une certaine insatisfaction à la lecture de cet important volume : celle d’avoir une vue partielle sur Charles Baudelaire, « le poète des Fleurs du mal ». Évidemment, il en va de l’objet même du livre, qui porte sur « un demi-siècle de lectures des Fleurs du mal (1855-1905) », objet qui a dû être réduit, comme le note son auteur, André Guyaux, dans son avant-propos : www.revue-analyses.org, vol. 5, nº 3, automne 2010 310 Si volumineux que soit le recueil de textes que j’ai réunis et qui couvrent le premier demi-siècle de lectures des Fleurs du mal, il n’est qu’un choix, plus serré au début, jusqu’en 1867, plus espacé ensuite […]. Le choix que j’ai fait a pris deux directions. J’ai voulu d’abord privilégier le poète, l’auteur des Fleurs du mal et les deux ou trois premières générations de ses lecteurs. Le critique d’art, le traducteur de Poe, le poète en prose, l’autobiographe que Baudelaire est aussi ne sont pas absents mais demanderaient de nouvelles investigations et un éventail plus large de textes. J’ai voulu, d’autre part, rendre l’effet d’un dialogue entre les différents lecteurs […]. (p. 7) Mais il en va aussi, plus essentiellement, justement d’une « lecture » particulière que l’on fait de son œuvre et, je dirais, d’une certaine « lenteur » de la critique, qui nous frappe et nous charme aujourd’hui. Pendant cette période qui correspond à une « première » réception de l’œuvre ― première au sens chronologique mais aussi au sens critique, car elle est empreinte d’une certaine naïveté, ce qui ne peut qu’étonner, puisqu’elle est somme toute très abondante et faite par des critiques parmi les plus avisés ―, Baudelaire reste marqué comme « Le Prince des Charognes »1, véritable carte de visite maintenue pendant cinq décennies, l’auteur (anti)religieux d’« Abel et Caïn », des « Litanies de Satan » et du « Reniement de Saint Pierre », comme traducteur de Poe, sinon comme critique de Gautier. Notre Baudelaire, auteur d’« À une passante » et de « La chambre double », critique d’art et musical au goût sûr — « Les jugements de Baudelaire dans le domaine de l’art ont été reconnus plus tardivement encore […]. » (p. 125) —, inventeur de la modernité, d’une « prose sans rythme et sans rime » aux « innombrables rapports », et qui, somme toute, « fait pendant » à Hugo, est donc pratiquement absent de ce volume. Si l’on se 1 Titre de la troisième partie de la « Préface », emprunté à Nadar. N. CHAREST, « A. Guyaux, Baudelaire. Un demi-siècle de lectures des Fleurs du mal » 311 contente de Brunetière, qui n’en a que pour « Corres- pondances » et perçoit bien la descendance symboliste du poète de Honfleur, on sourit néanmoins du fait que, pour avoir bien vu l’importance de cette partie de l’œuvre, il en reste aveugle, et d’ailleurs résolument fermé, à tout le reste, car il ne voit en tout que le symptôme d’une maladie à éviter. Cette lenteur de la critique ne manque pas d’interroger notre époque puisqu’elle nous fait réaliser, non pas les « erreurs » des premières lectures, puisque Baudelaire est bel et bien et encore l’auteur d’« Une charogne », mais plutôt sa relative cécité, dont la plus claire manifestation serait bien de croire qu’elle ne nous affecte plus aujourd’hui. En effet, qu’est-ce qui nous autorise à croire que le Baudelaire moderne est plus juste que le Baudelaire réaliste, si ce n’est la postérité de l’œuvre, qui forcément choisit son angle d’approche, à l’exclusion de tout autre ? L’autre versant de cette première réception, nettement plus positif celui-là, est bien fait pour nous interpeller également : c’est qu’aussi limités que soient leurs choix, ces premiers critiques n’en tirent pas moins des déductions devant toucher l’ensemble de l’œuvre et, époque oblige, son auteur. Il serait vain de croire que nous avons beaucoup dépassé cette première vision de Baudelaire dans son ensemble, du moins dans notre propre vision globale. Bien sûr, nous avons raffiné les objets d’étude et les approches, enrichi nos connaissances, précisé des liens historiques, mais toujours nous l’avons fait à partir de ce que Gadamer appelle des « préjugés » qui, eux, n’ont pas beaucoup changé. Voilà qui porte à réfléchir. Ce Baudelaire. Mémoire de la critique que nous offre André Guyaux, malgré sa large ambition initiale, est encore bien plus que ce qu’il veut être : un précieux témoignage, singulièrement complet, d’un geste critique, de sa cécité initiale www.revue-analyses.org, vol. 5, nº 3, automne 2010 312 et, malgré tout, de sa pérennité. Les parties de la longue préface de Guyaux, qui offre un panorama complet et détaillé des articles recensés, en plus d’évoquer d’autres documents périphériques ou écartés2, offrent un juste portrait de ces préjugés. Ainsi, le « réalisme » et le « brutalisme » (deuxième partie, p. 31-44) notés par les premiers critiques préfigurent entre autres les lectures de Georges Blin (Le Sadisme de Baudelaire, 1948), de Jérôme Thélot (Baudelaire. Violence et poésie, 1993) et de Debarati Sanyal (The violence of modernity: Baudelaire, irony and the politics of form, 2006). La référence à ce goût prononcé pour les « mystifications et légendes » (quatrième partie, p. 54-67) qu’entretient Baudelaire annonce de multiples études sur le dandysme baudelairien, celles de Bernard Howells, d’Henriette Levillain ou de Michel Lemaire. Les parties sur « l’école Baudelaire » et sur « l’instituteur des décadences » (sixième et neuvième parties, p. 72-90 et 106- 121) appellent plusieurs études particulières sur l’influence de Baudelaire et sur sa position ambiguë dans l’histoire, dont témoigne le récent Baudelaire antique et moderne de Pierre Brunel et qui en font un terme et un commencement privilégié dans l’histoire de la poésie, depuis La poésie depuis Baudelaire de Henri Lemaitre (1965) jusqu’au récent Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours, publié sous la direction de Michel Jarrety (2001). Enfin, la question religieuse, symbolisée par le vœu de transformer le recueil en « Fleurs du Bien » (huitième partie, p. 101-106), a connu des suites dans les études de Marcel A. Ruff, de John E. Jackson et de Reginald McGinnis notamment. Qu’est-ce à dire alors, si cette première critique, 2 Notamment un long développement sur le « cas » Léon Cladel, disciple de légende et probablement autoproclamé, en est un exemple fort intéressant (« Léon Cladel à l’école du malentendu », p. 90-101). N. CHAREST, « A. Guyaux, Baudelaire. Un demi-siècle de lectures des Fleurs du mal » 313 exemplaire sur plusieurs plans, offre l’image à la fois d’une cécité dans ses choix et d’une prescience herméneutique ? La question est grave, évidemment ; le cas Baudelaire y prête à merveille, lui qui plus que tout autre peut-être (à cause à la fois de la minceur relative de l’œuvre versus l’abondance des lectures qu’elle a reçues) pose la question de la pertinence de ses relectures. Elle semble se résoudre dans un tragique double bind : soit on aurait dû se taire, soit il faudrait maintenant faire silence sur cette œuvre épuisée. Des procédés de contournement sont bien sûr possibles et connus― et ce n’est que par un tour rhétorique qu’on peut considérer que les critiques actuelles ne font que répéter les critiques passées : les moyens ne sont plus les mêmes, ni les ressources, tout comme les résultats. Mais s’il ne fallait que poser cette seule question, dans toute son acuité, l’entreprise de Guyaux aurait déjà atteint toute sa pertinence. Le point de vue critique, « qui ouvre le plus d’horizons » André Guyaux a certainement retenu cette leçon qui ouvre le Salon de 1846, où Baudelaire définit le point de vue critique d’une manière qui est franchement avant-gardiste. Passant en revue les grands moments de la première réception des Fleurs du mal, il en offre un portrait très révélateur et, disons-le, assez pittoresque. La haine qui se déchaîne contre le poète maudit en est pour nous une des parties les plus plaisantes, que Baudelaire lui-même semblait tenir à distance et dont il s’enorgueillit, comme Hugo lui conseille ; mais cette défense a aussi ses limites et il croira en 1857 que sa condamnation par le tribunal « n’arrive que par suite de l’article du Figaro » (lettre à Poulet-Malassis, citée p. 20). C’est ce journal que choisit Guyaux www.revue-analyses.org, vol. 5, nº 3, automne 2010 314 pour illustrer cette haine mais aussi son peu de fondement, journal d’abord vigoureusement désobligeant envers le poète, avant de le publier (très tôt avec la traduction de La Vérité sur le cas de M. Valdemar, de Poe, en 1856, puis avec des poèmes en 1863 et 1864) et de reconnaître son succès d’estime. Le bal commence en 1855, avec un article fameux de Louis Goudall, qui se fonde sur le même principe d’impartialité exposé par Baudelaire dans son uploads/Litterature/ andre-guyaux-baudelaire-un-demi-siecle-de-lectures-des-fleurs.pdf
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- Publié le Fev 15, 2022
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