Saint Augustin et l'éthique de l'interprétation. legebam et ardebam1 À quoi acc
Saint Augustin et l'éthique de l'interprétation. legebam et ardebam1 À quoi accédons-nous quand nous interprétons ? La notion d'interprétation suppose par elle- même un soupçon sur la possibilité d'accéder à la vérité des choses et c'est pour cette raison qu'elle substitue, à la figure de la vérité, celle du sens. Il y a, en effet, à interpréter quand l'évidence de la vérité fait défaut, quand l'accès au sens est le résultat d'une démarche, sinon subjective, du moins personnelle. Toute interprétation implique-t-elle pour autant de renoncer à la vérité, et toute théorie de l'interprétation est-elle de ce fait relativiste ou encore sceptique ? Bien au contraire, la pratique augustinienne de l'interprétation subordonne avec vigueur l'accès au sens à l'expérience de la vérité. Pour lui, l'interprétation est d'abord une recherche spirituelle de la vérité portée par l'Écriture, c'est-à- dire par la parole de Dieu. Pour autant, sa pratique de l'interprétation n'est pas circonscrite à la seule opération de la lecture de la Bible et dans sa pensée une interprétation est à l'œuvre pour comprendre d'autres réalités que les textes. Les penseurs de l'herméneutique contemporaine reconnaissent d'ailleurs en Augustin un précurseur2, et cette filiation encourage à étudier pour elle-même la théorie augustinienne de l'interprétation et ses effets sur sa philosophie. Cependant, l'extension de la notion d'interprétation au-delà des limites régionales d'une théorie de la compréhension des textes demande de ménager des passages entre le texte et la réalité ; et rien, de prime abord, ne permet d'établir une continuité entre ces deux objets. L'œuvre est la production d'un auteur dépositaire, en principe, de son sens, ou du moins d'une intention de sens ; la réalité en revanche se caractérise par une nécessité naturelle dont rien ne dit que le sens corresponde à une intention, ni même qu'elle ait un auteur. Et pourtant, si, comme Augustin, nous nous rendons attentifs à certaines dimensions de la réalité, si nous cherchons à comprendre au plus haut point le monde et notre situation dans le monde, nous devrions interpréter. En effet, « l'interprétation, écrit Paul Ricœur, est le travail de la pensée qui consiste à déchiffrer le sens caché dans le sens apparent, à déployer les niveaux de signification impliqués dans la signification littérale »3 ; l'expérience de l'insuffisance ou de l'obscurité du sens littéral des choses, la difficulté de comprendre notre existence et le monde dans lequel elle prend place, rendent nécessaire la pratique de l'interprétation dans l'espoir de voir le sens caché dont parle Ricoeur, c'est-à-dire d'accéder à la profondeur de la réalité. Or, dans les Confessions, Saint Augustin témoigne de ce travail de déchiffrage où la Bible, sa propre existence et la création toute entière peuvent être lues comme des textes riches de sens4. Cette compréhension – qui accompagne l'expérience de la 1 « Je lisais et je brûlais », Saint Augustin, Les Confessions, IX, iv, 11. Sauf exception, signalée en note, nous citons Augustin dans la traduction de la Bibliothèque Augustinienne, Desclée de Brouwer, puis Institut des études augustiniennes, 1936 sq. 2 Pour une analyse de cette filiation, voir Jean Grondin, L'universalité de l'herméneutique, Paris, Puf, 1993, pp. 28-41. 3 Le conflit des interprétations, Paris, 1969, Éditions du Seuil, p. 16. 4 Cf. Brian Stock qui étudie de manière exhaustive le paradigme de la lecture qui imprègne toute la pensée d'Augustin dans S. Marchand « Saint Augustin et l'éthique de l'interprétation » 2 conversion – ne suppose pas simplement d'accéder à un sens possible des choses, mais demande plus radicalement d'être pensée comme une expérience de la vérité qui engage tout notre être. Cette démarche existentielle implique une conception de la vérité qui dépasse le domaine de la pure connaissance et qui met en jeu notre propre bonheur5. Mais pourquoi faire dépendre l'expérience de la vérité d'une pratique de l'interprétation ? Et placer cette pratique au plus près de l'expérience religieuse, n'est-ce pas diminuer considérablement les prérogatives de la raison ? Peut-être pas autant qu'il est coutume de le croire, car si la pratique augustinienne de l'interprétation implique la foi, elle n'en est pas moins une forme particulière de la rationalité. Elle répond, en effet, à une épreuve de la raison : celle du doute. En effet, c'est la raison qui le pousse à se réfugier dans le scepticisme6, quand il se sépare des Manichéens en 383, tout comme c'est rationnellement qu'il comprend la difficulté de se maintenir dans une telle situation7. Mais Augustin a compris que pour sortir du scepticisme, il ne suffit pas d'en montrer la contradiction ; c'est pourquoi il en fait une faute morale qui consiste à placer la peur de se tromper avant l'amour de la vérité, comme si la suspension du jugement pouvait satisfaire quiconque. Ce n'est qu'en comprenant que la question de la vérité est aussi une question affective et existentielle que, selon Augustin, nous pouvons échapper au scepticisme. Pour cette raison et parce qu'il s'agit, avant de connaître la vérité, de l'aimer8, sa recherche suppose fondamentalement une éthique de l'interprétation : la vérité n'est accessible qu'à celui qui sait s'en rendre capable. Nous essaierons de tracer les contours de cette éthique de l'interprétation et de ses prétentions à permettre l'accès à la vérité en nous appuyant tout d'abord sur la pratique exégétique de Saint Augustin, puis en étudiant d'autres formes d'interprétation à l'œuvre dans sa pensée, en dégageant, enfin, comment la pensée de l'interprétation amène, selon Augustin, à définir les conditions subjectives de la compréhension de la vérité. Exégèse et herméneutique augustiniennes Pour étudier la théorie augustinienne de l'interprétation, il convient de commencer par La Doctrine chrétienne qui éclaire le projet d'exégèse biblique à la lumière d'une théorie générale de la compréhension sous la forme d'une théorie du signe. Une fois établie la nécessité d'ériger des règles d'interprétations (praecepta tractandarum scripturarum)9, Augustin définit les objets qui appellent une interprétation et la manière dont elle doit procéder. Or, il n'y a d'interprétation que de l'obscur ou de ce qui est, d'une manière ou d'une autre, pris dans une relation de signification. En effet, dans cette dernière, le lecteur n'accède pas immédiatement à ce qui est signifié puisque le signe introduit un moyen terme entre le lecteur et le sens, la compréhension du signe supposant dès lors de porter ses regards au- delà du signe en tant que tel : traitant maintenant des signes, je demande qu'on ne porte pas son attention sur ce que sont les choses, mais plutôt sur le fait qu'elles sont des signes, c'est-à-dire sur ce qu'elles signifient. Un Augustine the Reader : Meditation, Self-Knowledge, and the Ethics of Interpretation, Cambridge/London, The Belknap Press of Harvard University Press, 1996. 5 Cf. Les Confessions, X, xxiii, 33 : « c'est que la vie heureuse est la joie née de la vérité ». 6 Cf. Les Confessions, V, x, 19, « Et puis en fait, surgit en moi aussi la pensée qu'ils ont été plus prudents que tous les autres, les philosophes appelés Académiciens, en estimant qu'il faut douter de tout, et en décrétant que l'homme ne peut rien saisir de vrai » ; voir aussi De la vie heureuse, I, 4. 7 Cf. De l'utilité de croire, VIII, 20. 8 A l'origine de cette position, il y a la thèse fondamentale d'Augustin « mon poids, c'est mon amour ; c'est lui qui m'emporte où qu'il m'emporte (pondus meum amor meus ; eo feror, quocumque feror) », Les Confessions XIII, ix,10. 9 La doctrine chrétienne, Prologue, 1. S. Marchand « Saint Augustin et l'éthique de l'interprétation » 3 signe, en effet, est une chose qui, outre l'impression qu'elle produit sur les sens, fait qu'à partir d'elle quelque chose d'autre vient à la pensée (aliud aliquid ex se faciens in cogitationem venire)10. La compréhension d'un signe demande donc de ne pas s'arrêter à sa matérialité et implique la capacité de ne pas regarder ce que sont les choses, mais plutôt ce qu'elles désignent et qu'elles ne sont pas. Or dans le cas de signes intentionnels (signa data) – qu'Augustin distingue des signes naturels où l'inférence entre deux objets est naturelle, sans qu'aucune intention ne préside à ce lien – ce qui est signifié est une intention. La norme de la compréhension est alors réglée par la volonté d'approcher au plus près « le mouvement de l'esprit (motus animi) »11 de l'auteur du signe. Cette théorie du signe et de la compréhension permet donc, dans un premier temps, de relativiser la proximité entre la pratique augustinienne de l'interprétation et le principe de l'herméneutique moderne qui se propose de « comprendre un auteur mieux qu'il ne s'était lui-même compris »12, ou de placer le sens à la fin d'un processus illimité13 ; l'ambition principielle de l'interprétation augustinienne est bien de retrouver le sens qui gît dans l'intériorité de son auteur14. Mais pouvons-nous jamais être sûrs d'avoir saisi une telle intention ? La difficulté de la compréhension du vrai sens de la Bible s'accroît, en outre, du fait de la situation d'exception des « Saintes Écritures ». Par son contenu et l'autorité de ses auteurs, la Bible est, certes, uploads/Litterature/ augustin-et-l-ethique-de-l-interpretation.pdf
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- Publié le Mai 01, 2022
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