Textyles Revue des lettres belges de langue française 9 | 1992 Romancières La d

Textyles Revue des lettres belges de langue française 9 | 1992 Romancières La dimension tragique dans La Femme de Gilles Anne Scieur Édition électronique URL : http://textyles.revues.org/2012 DOI : 10.4000/textyles.2012 ISSN : 2295-2667 Éditeur Le Cri Édition imprimée Date de publication : 15 novembre 1992 Pagination : 113-121 ISSN : 0776-0116 Référence électronique Anne Scieur, « La dimension tragique dans La Femme de Gilles », Textyles [En ligne], 9 | 1992, mis en ligne le 11 octobre 2012, consulté le 30 septembre 2016. URL : http://textyles.revues.org/2012 ; DOI : 10.4000/textyles.2012 Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée. Tous droits réservés LA DIMENSION TRAGIQUE DANS LA FEMME DE GILLES 1 Anne SCIEUR- Université catholique deLouvain LOIN DE PRÉSENTER LESHAUTES DESTINÉES de personnages exceptionnels que font généralement voir les «grandes tragédies», ce court roman de Madeleine Bourdouxhe nous plonge dans un petit monde rontinier, celui des tâches ména- gères, de l'usine, des «petites gens», celles qui passent inaperçues. Cependant, ce récit, conduit tout en nuances, en émotions et en fines observations, livre un univers affectif d'une profondeur, d'une force et d'une cruauté assez efttayantes. Nous verrons que si cette histoire d'une épouse trompée, dramatique mais somme toute assez banale, laisse un «arrière-goût& de tragédie, c'est qu'on peut reconnaitre dans ce roman un véritable noyau tragique, comme en témoignent les traits typiquement tragiques qui le structurent. Un bref rappel de la trame du récit nous aidera à en poursuivre l'analyse. Madeleine Bourdouxhe met en scène un coupe marié" Élisa et Gilles, leurs deux petites jumelles et un bébé qui nait au cours du récit. Ceux-ci forment au départ une famille très unie, un modèle du genre. Tout est éclairé par l'amour, qui donne sens à chaque geste, chaque tâche, chaque parole, si insignifiants soient-ils. L'accent est mis dès le départ sur le personnage d'Élisa, entièrement absorbée dans cette relation d'amour pour son mari. Le titre invite déjà à voir en elle avant tout la femme de Gilles, et l'on pressent tout de suite que c'est là, dans ce glisse- ment d'identité, que le tragique va pouvoir prendre racine. Très rapidement, le récit bascule lorsque Gilles trompe sa femme avec Victorine, la plus jeune sœur d'Élisa, jeune fille très attirante, volage et peu impliquée dans ses actes... Élisa, d'abord soupçonneuse, finit par reconnaitre l'évidence et son calvaire solitaire commence. Sa première réaction sera de chercher à savoir, et ce en devenant la confidente attentive et discrète de son mari, rôle ambigu et cruel, mais qui semble pour elle le seul moyen d'obtenir une légère influence sur le cours des choses. Les relations orageuses puis violentes entre Gilles et Victorine tournent mal et, une fois la rupture consommée entre les deux amants, Élisa recouvre pour quelque temps l'espoir de voir son mari lui revenir guéri et à nouveau amoureux. Mais Gilles est resté brisé et désormais incapable d'amour et d'émo- tion. Élisa alors perd pied quand elle réalise qu'en elle et autour d'elle, après tant d'efforts, il n'y a plus que la ruine et le vide. Elle se suicide. fi est nécessaire de préciser ce qu'on entend ici par ces «traits structuraux constants» qui caractérisent le tragique. Nous nous inspirons à ce propos des notions théoriques élaborées par Mme Ginette Michaux, qui distingue diverses caractéristiques significatives typiques du tragique antique 2, baroque et contem- porain. Ces caractéristiques permettent de distinguer ce qui relève spécifique- ment du tragique,.dans des œuvres qui ne sont pas nécessairement du genre même de la tragédie, telles que l'épopée, le roman ou la comédie. Nous prérere- rons n'aborder ici que certains traits spécifiques au tragique antique et contem- TEXTYLES N° 9 - 1992 - R~~DITION 28 LA DIMENSION TRAGIQUE DANS LA FEMME DE GILLES porain, que nous retrouveronsde marùèretrès nette dans lA Femme de Gilles; nous renvoyons aux travaux de Walter Benjamin 3 pour ce qui concerne les caractéristiques du tragique baroque allemand et espagnol. Le tragique antique présente un héros voué à une valeur élue qui donne sens à son existence, à tel point que son être s'y résume. Connue l'épique, le tragique montre qu'une perte de cette valeur centrale entraîne inévitablement la perte du héros qui se mortifie et se «sacrifie»pour la sauver. Mais, alors que dans le récit épique, le sacrifice du héros assure la sauvegarde de la valeur élue, une issue typi- quement tragique laisserait au contraire le héros se mortifier en pure perte, c'est- à-dire sans que rien ne soit sauvé, pas même l'idée de la valeur, qui bien souvent se trouve niée dans l'esprit même de celui qui la défendait, et parfois inversée. Le destin du héros, ainsi fIappé d'absurde, ne fait pas de celui-ci, connue dans l'épo- pée, un modèle, mais une victime dérisoire. Dans ces conditions, la mort phy- sique du héros, quand elle a lieu, n'est qu'une conséquence logique de la morti- fication qui précède 4. Tout particulièrement chez Sophocle, le parcours morti- fiant du héros laisse celui-ci dans une solitude extrême, àjamais coupé du monde et de ses contemporains. Le tragique antique présente souvent le héros dans une position d'isolement total, et ceci notanunent en lui donnant le statut de mort- vivant, séparé à la fois des vivants et des morts. Une seconde caractéristique de la mortification tragique concerne le temps du récit. Celui-ci est lié au parcours discursif nécessaire au héros pour savoir, pour comprendre les données de sa propre destinée. Le temps tragique est donc le temps de la parole du héros, le temps de l'énonciation au bout duquel se trou- ve sa mortification. Ce temps est également caractérisé par l'impossibilité de .la palinthropie, du retour en arrière. Les «retours aux sources» qu'entreprend le héros se soldent par des échecs, témoins de la différence fondamentale entre le temps mythique, celui des cycles naturels, et celui, linéaire, du héros tragique. Le tragique contemporain semble aller plus loin encore dans la mortification que le tragique antique, avec cet aspect, très important, qui est celui de l'abjec- tion. L'abject, concept élaboré par Julia Kristeva 5, désigne l'innommable, ce qui ne peut être représenté, ce qui échappe à notre système symbolique. L'abject est ce dont le sujet se protège, ce qu'il rejette connue ce qui menace sa propre iden- tité, ce dont il est impératif de se séparer pour constituer son entité individuelle. On pensera ici à ce que Bataille appelle «l'impossible» et la psychanalyse, «le réel» : ce qui menace la stabilité du monde connu et qui ne sera «réalité»qu'après avoir été nonuné, devenant du même coup «objet de connaissance». C'est à l'abject, à la fois attirant et répugnant, que sera coooonté le héros dans l'expé- rience tragique, à une menace de non-sens, de dissolution dans l'indéfinissable. La mortification et la perte de la valeur ; 1 Î Dans lA Femme deGilles,il apparaittrèsnettement, dèsle titre du roman, que i la valeur à laquelle est vouée Élisa, «corps et âme», est l'amour, l'amour de (pour) 1 Gilles.Tout est vécu en fonction de Gilles,les enfants eux-mêmes sont avant i . i ~ SCIEUR 29 Ltéunepart de Gilles. Élisa n'hésitera pas à se perdre elle-même pour sauver tewaleur, et ratifiera par le suicide la perte de cet amour qui faisait le sens A:rhe,de son existence. La tentative de sauvetage de l'amour est très lente, progressive, et consiste en ..effacement de plus en plus profond d'elle-même. L'auteur met très bien en }dtince comment Élisa enterre, mure' ses désirs (sensuels, affectifs) pour être :ntièrement disponible à Gilles, pour n'être qu'accueil inconditionnel de tout ce luicviendra de lui. Le rôle de confidente qu'elle endosse volontairement res- ~111ble également à un rôle de mère, protectrice, indulgente et compréhensive. 'arallèlement, Gilles semble avoir retrouvé une faiblesseet une naïveté d'enfant: ;~paroles et ses comportements sont d'une grande candeur et d'une grande auté à la fois. Cette figure maternelle est présente dans de nombreux passages \,1' livre et témoigne d'un profond bouleversement dans la nature de la relation .~ époux. Mais Élisa n'est pourtant pas la mère de Gilles, et la souffiance jour- Jtilière qu'elle s'inflige en pénétrant dans l'intimité du nouvel amour de Gilles est une réelle mortification. Et tu aurais pufeindre, faire unescène, direque je n'avais plusqu'àm'enaller... et au lieudeçatu eslà assise, ettu meregardes, comme si tu étais mamère...(p.77). Ellejoueavec un intérêt factice, comme onfait pourun enfant difficile (p.80). Cette mortification ne serait cependant pas spécifiquement tragique si elle ne s'accompagnait pas d'une perte et d'un renversement de la valeur en péril, l'amour. Gilles «ne ressentait plus qu'une grande indifIerence», la partie sensible de son être est morte, celle des affects, celle qui nourrissait leur relation. Et non seulement Élisa ne sauve pas l'amour du cœur de Gilles, mais ses propres senti- ments se sont émoussés, devenus comme les fleurs qu'ils cultivent désormais : ternes, insignifiants, incolores, sans attrait. Cet amour qui au départ était sûr, fort, léger, joyeux, se renverse en lassitude, doute, tristesse. L'auteur offre à plu- sieurs reprises la vision d'un basculement de l'amour dans la violence, que ce soit entre Gilles et Victorine (pp.99-100) ou entre Elisa et ses filles, qu'elle finit par gifler «brusquement» uploads/Litterature/ anne-scieur-la-dimension-tragique-dans-x27-la-femme-de-gilles-x27.pdf

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