Au cœur des ténèbres, une œuvre ambiguë, et discussion par Boniface Mongo-Mbous
Au cœur des ténèbres, une œuvre ambiguë, et discussion par Boniface Mongo-Mboussa Blaise Ndala et Boniface Mongo-Mboussa Blaise Ndala revient sur le malaise qu’il a ressenti, à la fin de ses études, à la lecture du Cœur des ténèbres. Ce malaise perdure : pourquoi Conrad a-t-il choisi le bassin du Congo pour planter le décor de sa nouvelle ? Pourquoi l’homme noir devient-il, sous sa plume, un pantin moitié muet et moitié sauvage ? Le « nègre-décor » Conrad humaniste ? La forêt congolaise, foyer de l’ensauvagement Les « mots-prisons » Kurtz, contre-enquête Discussion par Boniface Mongo-Mboussa Le « nègre-décor » Je choisis d’aller un petit peu au-delà du cadre strict de la création littéraire et des influences subies. Je vais essayer de montrer en quoi ce texte si particulier de Conrad a été pour moi source de questionnements, comment il m’a en quelque sorte dérangé, comment la lecture que j’en ai faite résonne en partie dans Sans capote ni kalachnikov. Au cœur des ténèbres provoque immédiatement chez moi un malaise. Je découvre le texte de Conrad en 2001, quand je termine mon droit à l’université à Kinshasa. Je ne sais pas à quel monstre sacré j’ai affaire, donc je me désintéresse complètement du génie que pourrait être cet auteur britannique d’origine polonaise. Je trouve le texte très dérangeant et très problématique pour le Congolais, le Noir, l’Africain que je suis : l’exotisme qui y est à son comble, la nature sauvage présentée sous une prose dont la maîtrise réussit à peine à masquer le côté burlesque, la préhistoire, le recul dans le temps, celui de l’anté-civilisation. Je suis également sidéré, à ce moment-là, par la présence dans ce texte, du « nègre-décor ». Je veux parler ici de l’homme noir, matériau de narration dont s’empare l’auteur. Je veux parler du caractère transparent de cet être sur qui glisse le récit conradien, ce Noir qui n’a aucun rôle participatif dans l’intelligence du récit, c’est même le contraire, puisqu’il est ravalé au rang de matériau. Il sert de « chair à conte », lui qui ne parle pas, lui qui porte le fardeau d’une trame narrative complètement à charge, comme je l’illustrerai tout à l’heure. Oui, cela m’a frappé et dérangé que le Congolais, je devrais dire le Noir d’Au cœur des ténèbres, ne livre rien de ce qu’il est en train de vivre comme expérience tout au long du périple fluvial de Marlow, qu’on ne lui donne pas la parole, tout simplement. J’y vois alors une sorte de déshumanisation par le bâillonnement. Je me dis : « Ce n’est pas possible, cet homme est chez lui, sur la terre qui l’a vu naître ; des gens viennent, l’embarquent dans ce voyage dont le but réel lui échappe, à lui et aux siens… » Je pense ici au barreur, le bonhomme qui est aux commandes du navire, quand celui-ci remonte vers Kurtz. Eh bien, ce gaillard n’a absolument rien à nous raconter ! Il est là, sur Le Roi des Belges, comme un meuble quelconque. L’auteur nous le dépeint, il nous raconte son quotidien, le long du voyage, mais force est de constater que l’une des très rares fois où le lecteur découvre que ce Noir peut parler dans une langue intelligible pour l’homme blanc, c’est lorsqu’il demande avec ses compagnons d’infortune de la chair humaine à manger ! Voilà comment je vais apprendre, grâce au texte signé par Joseph Conrad, que dans ce vaste territoire habité depuis la nuit des temps par des ethnies connues entre autres pour leur habileté à la chasse et à la pêche, lorsque l’homme avait faim, il trouvait le salut dans le cannibalisme ! Je suis également choqué par le nombre d’épithètes choisis dans le texte pour désigner l’Africain. Sont enfilés « le nègre », « le bougre », « le sauvage », « l’homme préhistorique », « le cannibale ». J’aborde cette lecture alors que je suis à la fin de la vingtaine, j’ai peu de recul, et ce que je lis me met forcément hors de moi. Je ne comprends pas que, quel que soit le tort que l’on puisse imputer à des êtres humains, quel que soit le motif d’un possible mépris qu’ils pourraient susciter, quelle que soit l’époque, l’on puisse désigner ces personnes par ce genre de formules. Conrad humaniste ? Mais avant d’aller plus loin, je me dois de dire, à ce stade, que cette réaction qui fut mienne en 2001 (et qui n’est pas si loin de ce que j’ai ressenti en relisant le même texte au cours des semaines qui viennent de s’écouler), nous ramène à la question de la réception. Boniface Mongo- Mboussa disait plus tôt qu’il y aurait, d’une part, ce que l’auteur a voulu réellement transmettre à travers sa nouvelle, et d’autre part, la réception qui lui a été réservée par une partie du lectorat. Dans cette acception, moi comme Naipaul, à qui Boniface reproche d’avoir trahi Conrad en réduisant la notion des « ténèbres » au Congo, serions en réalité passés à côté de la plaque. Puisque je ne peux parler que pour moi, j’aurais donc, à tort, jugé ce texte très durement. Autrement dit, j’ai été choqué et blessé dans ma négrité, dans mon humanité en somme, alors que l’auteur britannique, si ça se trouve, était complètement ailleurs. Conrad serait, en réalité, un grand défenseur du Nègre que fut mon ancêtre bantou, peut-être même est-il un grand humaniste à qui je fais un mauvais procès, moi qui l’ai mal lu. Et Boniface de conclure qu’en fin de compte, que l’on tente de réécrire Conrad ou qu’on lui fasse un procès pour ce dont on le soupçonne d’avoir pensé et écrit, c’est toujours le grand auteur qui triomphe. Si c’est le cas, j’ai envie de répondre qu’il s’en tire bien, le grand Joseph Conrad. Il injecte dans une nouvelle toutes les choses que je venais d’énumérer, mais il s’en tire quand même, il est « blanchi », sans mauvais jeu de mots… Cependant, chez moi persiste un malaise parce que Conrad n’a pas choisi d’écrire un essai en cinq tomes sur le Congo, le fait colonial et ses avatars, le capitalisme sauvage de cette fin du XIXe siècle, etc. Il a choisi d’écrire des nouvelles, l’une après l’autre. Et moi qui ne suis pas un spécialiste du Britannique, ni aujourd’hui, ni à cette époque où je tombe sur Au cœur des ténèbres, il est bien possible que je n’aie pas le bagage nécessaire pour capturer la quintessence de son discours, saisir les méandres de son humanisme, de sa lutte anticolonialiste, toutes choses qui transpireraient de l’ensemble de son œuvre. Oui, c’est une nouvelle que j’ai lue de lui. Je l’ai lue du début à la fin et malheureusement pour l’auteur – je devrais ajouter : tant pis pour mon ignorance – je n’y ai rien vu, strictement rien, qui aurait pu faire remonter Conrad dans mon estime personnelle d’homme. Je n’ai rien lu qui puisse me faire croire qu’à travers le personnage de Marlow, ce double de Conrad qui nous embarque sur Le Roi des Belges et nous plonge dans le ventre de l’Afrique, l’auteur a eu quelque considération pour les Négro-Africains que ses voyages lui ont permis de rencontrer. Ce, d’autant plus, pour revenir aux épithètes que je listais tout à l’heure, que Conrad ne les aligne pas parce que Marlow parlerait sous l’emprise de la colère ou de quelque sentiment qui pourrait expliquer un certain relâchement. Ça passerait encore. Le problème découle, à mes yeux, du fait que Marlow parle sereinement, tranquillement, des Africains de cette manière-là : ils sont des cannibales, ils sont des sauvages. Le discours conradien et le regard de l’auteur sur le Noir continuent à me poser problème parce que n’ayant pas choisi d’exposer ses thèses dans un essai en plusieurs tomes, ayant plutôt opté pour le roman ou la nouvelle, l’auteur fait un pari. Son pari, conscient ou inconscient peu importe, est d’offrir un texte qui se suffit à lui-même, que le lecteur lirait avant de décider, en fonction de ce qu’il aurait trouvé, s’il allait ou non continuer à lire le reste de l’œuvre de l’écrivain. Je pense qu’il y allait de sa responsabilité intellectuelle de mettre dans Au cœur des ténèbres une idée qui tienne toute seule. Une idée portée par un faisceau d’éléments suffisamment limpides, nonobstant l’artifice littéraire, pour que les messages qui lui tenaient à cœur soient captés par son lecteur avec le moins d’ambigüité possible, surtout si la cause qu’il revendique en est une des plus nobles, à savoir la dénonciation des travers du colonialisme européen. Or à cette responsabilité, l’auteur a failli. Ce constat personnel explique qu’après avoir lu Au cœur des ténèbres, je n’ai pas eu envie de me plonger dans un autre texte de Joseph Conrad, alors même qu’au fil des années, j’avais pu lire ici et là, des arguments qui insistaient sur le fait, avéré sans aucun doute, que c’était là un des écrivains majeurs du XXe siècle. uploads/Litterature/ au-coeur-des-tenebres-une-oeuvre-ambigue.pdf
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- Publié le Aoû 18, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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