G ALLIMAR D RICHARD MILLET L’ENFER DU ROMAN Réflexions sur la postlittérature D

G ALLIMAR D RICHARD MILLET L’ENFER DU ROMAN Réflexions sur la postlittérature DU MÊME AUTEUR Aux Éditions Gallimard LA VOIX D’ALTO, 2001 (« Folio », n° 3905). LE RENARD DANS LE NOM, 2003 (« Folio », n° 4114). MA VIE PARMI LES OMBRES, 2003 (« Folio », n° 4225). MUSIQUE SECRÈTE, 2004 (« L’Un et l’Autre »). HARCÈLEMENT LITTÉRAIRE, entretiens avec Delphine Descaves et Thierry Cecille, 2005. LE GOÛT DES FEMMES LAIDES, 2005 (« Folio », n° 4475). DÉVORATIONS, 2006 (« Folio », n° 4700). L’ART DU BREF, 2006 (« Le Cabinet des Lettrés »). DÉSENCHANTEMENT DE LA LITTÉRATURE, 2007. PETIT ÉLOGE D’UN SOLITAIRE, 2007 (« Folio 2 e », n° 4485). PLACE DES PENSÉES, sur Maurice Blanchot, 2007. L’OPPROBRE, essai de démonologie, 2008. LA CONFESSION NÉGATIVE, 2009. BRUMES DE CIMMÉRIE, 2010. LE SOMMEIL SUR LES CENDRES, 2010. TARNAC, 2010 (« L’Arpenteur »). Aux Éditions du Mercure de France L’ORIENT DÉSERT, 2007 « Traits et portraits », repris dans (« Folio », n° 4973). Aux Éditions P.O.L L’INVENTION DU CORPS DE SAINT MARC, 1983. L’INNOCENCE, 1984. SEPT PASSIONS SINGULIÈRES, 1985. L’ANGÉLUS, 1988 (repris dans « Folio », n° 3506). LA CHAMBRE D’IVOIRE, 1989 (repris dans « Folio », n° 3506). Suite des œuvres de Richard Millet en fin de volume L’ENFER DU ROMAN RICHARD MILLET L ’E N F E R DU ROMAN Réflexions sur la postlittérature GA LLIM A R D © Éditions Gallimard, 2010. Et les étrangers ? les écrivains étrangers ? — Ils existent pas ! CÉLINE La littérature, de tous les arts, apparue la dernière. Et un jour, sans doute, la première à s’éclipser. GRACQ Il suffit de commencer à voir dans la culture quelque chose qui a une utilité : on confondra vite ce qui a une utilité avec la culture. La culture généralisée se transforme en haine contre la vraie culture. NIETZSCHE 11 Avant-propos Dans tout ce que je dois à mon enfance libanaise, outre l’expérience de la guerre et, plus tard, la condi- tion d’écrivain, il y a la question du goût ; je m’étonnais, à Beyrouth, qu’on puisse regarder ces films sentimen- taux égyptiens qui se ressemblaient tous les uns les autres, qui étaient un seul et même film, intermi nable, insipide, invisible, et pour lequel le mot de kitsch relè- verait d’une esthétique rigoureuse. Aujourd’hui, ce sont non seulement les séries télévisées américaines et l’information continue produite par les médias, mais aussi les romans qui me donnent l’étonnement qu’on éprouve devant le mauvais goût, lequel, quand il se généralise, trahit l’effondrement des valeurs de la verti- calité. Ce que je cherche à démontrer relève donc de la dimension morale du goût : la majeure partie du roman contemporain, où s’incarne la postlittérature, est la ver- sion sentimentale du nihilisme. Dans ces fragments, au nombre de 555 comme les sonates de Scarlatti, et à propos desquels j’ai longtemps balancé si je les réunirais en chapitres (mais que j’ai choisi de garder dans l’ordre de leur surgissement, au 12 prix de quelques redites, ou contradictions, pour main- tenir haute l’attention du guerrier comme celle du lec- teur), je ne parlerai guère du roman français actuel ; les exemples que je prendrai dans le roman étranger per- mettront d’imaginer ce que j’en pense. On aurait tort de voir là une quelconque intention polémique ou de la haine à l’égard du roman : je pars d’un désespoir, et d’un refus, nul n’ayant, mieux que moi, risqué sa vie sur la littérature, notamment sur le roman. Quant à ce qu’on pense de moi dans la presse c’est le dernier de mes soucis : il y a longtemps que je ne la lis plus, ne fré- quentant plus d’écrivains, n’attendant plus rien des pro- cessus symboliques mis en place par le milieu prétendu littéraire. Je parle pour ces contemporains par défaut, ou secrets, que sont les derniers lecteurs. J’écris pour gagner ce surcroît de silence où la littérature s’éprouve comme telle. La définition du postlittéraire, qui peut se com- prendre d’elle-même, ne sera pas donnée d’emblée, ni d’un seul coup, mais selon des éclairages changeants. On trouvera donc là des approches multiples, des nota- tions de natures diverses, parfois paradoxales : notes prises au fil de lectures, réflexions sur l’écriture, sur mon travail d’écrivain, fragments d’autoportrait. Car c’est un écrivain qui parle, doublé d’un lecteur profes- sionnel ; et c’est peut-être là une manière de mieux cer- ner mon objet, non par une charge contre le roman, mais en un acte d’amour envers lui, par opposition à ce qu’il est devenu en tant que genre hégémonique : un instrument de promotion, voire de domination sociale. Pour donner d’emblée une idée simple de mon propos, je dirai que ce livre tente une définition du cauchemar contemporain nommé roman et qu’on appellera ici tan- tôt tel, tantôt roman international, tantôt postlittérature. Une définition qui s’éclairera à mesure qu’on avancera dans une lecture qu’on peut aussi effectuer par à-coups, piqués, retours en arrière. Ce que j’appelle postlitté- rature correspond à ce que d’autres appellent « posthu- manisme », « ère de l’épilogue », « spectaculaire intégré », et qui est non pas ce qui se survit à soi-même dans un monde dévasté par la technique, mais l’imposture qui se produit universellement sous le nom de roman et qui n’est qu’un instrument du mensonge général, une falsi- fication, un dévoiement au service du Nouvel Ordre moral ou, si l’on préfère, du moralisme postéthique américain. De là, aussi, en filigrane, ou manifeste, une réflexion sur la condition de l’écrivain français, aujour- d’hui, en un monde dont la globalisation anglophone est une œuvre de mort. Dévoué au cynisme comme seule posture d’authenticité mais son langage sonnant faux, le postécrivain, ou le néoromancier (ces termes ne sont guère heureux, mais leur laideur dit assez ce dont il s’agit), est bien plus occupé de la représentation nar- cissique de la littérature que par l’essence de la littéra- ture : falsification qui peut faire passer la représentation pour l’essence, donc pour la vérité. C’est cette impos- ture que je tente ici, au moins pour l’honneur, de mesu- rer — et d’inverser, en rappelant que la littérature ne se réduit pas au roman et que celui-ci peut encore échap- per à lui-même, étant en fin de compte une expérience de l’enfer. 15 1 Je ne brûle pas ce que j’ai adoré. L’apostasie n’est pas mon fort. Je ne prêche pas la mort, ni ne veux consoler, bercé d’illusions ou de regrets. Je dis les choses telles qu’elles sont ; elles crèvent si bien les yeux qu’on s’éton- nera de voir proférée une fois de plus cette évidence : la littérature se retire du monde civilisé, comme la nature s’est définitivement éloignée de nous, ne nous laissant que des terres dévastées et des gens appliqués à jouer leur rôle d’humains. 2 « Allons ! Vous exagérez encore ! La nature est désormais sous surveillance et la littérature se porte bien : il n’y a jamais eu autant d’écrivains, de livres, de lecteurs... » « Il y a en effet un rapport obscur mais indéniable entre le dérèglement climatique et celui des langues — comme entre la surpopulation et cette fonte des 16 glaces romanesques que j’appelle postlittérature, ou encore le corps mort du roman, fardé, apprêté pour le salon funéraire du divertissement : une momie qu’on mènerait à un bal désormais sans maître de cérémonie, et dansant la dernière valse en des costumes taillés selon les nouvelles normes éthico-juridiques. » 3 Je n’ai pas été entendu. On ne me lit pas vraiment. On m’a voué aux gémonies, accusé des maux au nom des- quels la démocratie de masse exclut les écrivains. Je ne viens pourtant pas faire œuvre de mort. J’apporte cette maladie de la mémoire qu’on appelle la littérature. Je reprends de la hauteur. Peu m’importe qu’à toute époque il y ait des jérémiades ou des oiseaux de mal- heur, et qu’on veuille me cantonner dans ce rôle. Que la langue se dégrade à mesure que s’accroît le men- songe n’est déjà plus une affaire nationale ; écrivant, nous ne travaillons pas à la défendre, ni à l’illustrer : nous sommes seuls, plus que jamais, dans la langue, et notre solitude a valeur de loi autant que de goût. Orwell disait que le délitement de la langue est un signe de dégradation politique, et cette dégradation un prélude au totalitarisme : nous sommes bien dans l’œil du tota- litarisme démocratique. La langue est aussi le lieu de la répudiation de toute spiritualité et du refus de cet héritage qu’on nomme littérature, au nom de l’affirma- tion de soi. L’ignorance de la langue en tant que gage 17 d’authenticité : voilà un élément de l’esthétique post- littéraire. 4 À force d’entendre vanter partout les vertus supérieures de la langue anglaise, notamment sa malléabilité, son vocabulaire, sa dimension démocratique, on se sent presque honteux, sinon coupable, d’écrire encore en français, langue réputée difficile, aristocratique, en un mot trop littéraire — autre condamnation lancée par le postlittéraire, pour qui écrire uploads/Litterature/ l-x27-enfer-du-roman 1 .pdf

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