La postérité historique, scientifique et littéraire de Boèce en son siècle Alai

La postérité historique, scientifique et littéraire de Boèce en son siècle Alain GALONNIER (CNRS – ENS) La vie et les écrits de Boèce n’ont intéressé aucun biographe attitré, contemporain ou légèrement postérieur, à l’image de la Vita Epiphanii1 d’Ennode de Pavie, et comme on le trouve plus aisément dans la culture grecque, avec, par exemple, Porphyre pour sa vie de Plotin ou Marinus pour celle de Proclus. Qui plus est son autobiographie, qui se limite à quelques passages succincts et sans doute trop à l’avantage de l’intéressé de la Consolatio Philosophiae, touchant les derniers moments tragiques de sa vie et ce qui les a suscités, n’est en rien comparable, touchant les détails livrés, aux épanchements d’un saint Augustin dans ses Confessions. Il nous reste toutefois, concernant sa bio-bibliographie, divers témoignages, et pas seulement épistolaires, dont beaucoup émanent d’écrivains qui sont exactement de la même génération, tels Ennode ou Cassiodore. Du premier, en effet, qui fut son aîné de quelques années, à Grégoire le Grand, qui n’a pu le connaître en raison de sa brève existence, une douzaine d’auteurs et un témoignage iconographique ont évoqué et fait revivre par touches plus ou moins appuyées l’existence de Boèce ou rapporté quelques bribes de ses ouvrages au cours du siècle qui a vu s’épanouir l’homme et l’œuvre en son premier quart, révélant parfois des facettes du personnage assez inattendues, ou une critique, voire un rejet de ses positions doctrinales. Ennode Touchant l’homme que fut Boèce (c. 480-c. 524), les évocations d’Ennode (c. 473-521)2 sont les plus anciennes que nous possédions, et pour cause : il naquit peu d’années avant lui, cette antériorité constituant, pour notre sujet, un cas vraisemblablement unique dans l’histoire de l’Antiquité et du Moyen Âge. Sa sincérité reste toutefois sujette à caution, dans la mesure où, caressant l’espoir que Boèce lui cède une maison délabrée qu’il possédait à Milan, il n’hésita pas, pour parvenir à ses fins, durant les années 507-510 et par une correspondance insistante3, à presser d’agir celui dont il se disait parent et ami et qui faisait preuve, ajoute-t-il, de la même affinité pour le savoir et sa maîtrise4. Cela fausse, bien sûr, la nature de ses propos, qui datent tous de ladite période. Reste que si leur expression pâtit en outre d’une certaine emphase et de quelques exagérations, les thématiques de fond, à commencer par celles du génie précoce et de l’érudition remarquable ne durent pas relever de la pure affabulation : « Au cours de tes jeunes années, sans égard pour ton âge, ton zèle a fait de toi un homme mûr, toi qui, par ton soin scrupuleux, satisfait à tout ce qui est de l’ordre de la pensée. Encore au matin de la vie, l’assiduité à l’étude est pour toi un jeu et ce qu’un autre doit à sa sueur tu en fais tes délices ; entre tes mains irradie d’un éclat plus vif le flambeau par lequel brillent 1. Il s’agit de l’évêque Épiphane de Pavie (438-496). 2. Nous renverrons à l’édition de Fr. Vogel, dans MGH AA 7, Berolini 1885. 3. « Crebras super domo quam poposci, litteras destinavi = je vous ai adressé de nombreuses lettres à propos la maison que je vous ai réclamée », Ennode, – ep. CDVIII (= 8, 31), p. 286. 4. Voir, principalement, ep. CDVIII ; CDXV (= 8, 37), p. 289 ; CDXVIII (= 8, 40), p. 290-291. 2 les Anciens, car ce que les aînés avaient à peine acquis au terme de leur vie, tu en es comblé dès son seuil » 5. Le trait le plus notable de cette personnalité surdouée et fort savante demeure, comme le vante Ennode en félicitant l’impétrant pour l’obtention de son consulat (510), ses dons exceptionnels de rhéteur et de tribun bilingue, qui égalent par cumul le parangon gréco-latin en ce domaine : « Il [i. e. Boèce] a conquis ses lauriers par la réflexion et n’a pas compté pour nécessaire de combattre les armes à la main. Il se distingue entre les glaives [de l’éloquence] de Cicéron et de Démosthène, et recueille ce que l’un et l’autre ont exprimé de plus pénétrant, comme s’il fut né dans la paix des arts elle-même. Que personne ne craigne une fausse note à l’unisson des perfections de l’Attique et de Rome ni ne doute que les biens primordiaux des peuples s’accordent en leur communauté. Tu es le seul à embrasser l’un et l’autre, et ce qui, distribué entre plusieurs, aurait pu suffire à chacun, tu l’enserre en possesseur avide des plus grandes choses. Tu surpasses l’éloquence des anciens en voulant l’imiter, tu partages la forme du discours des plus doctes en voulant la requérir »6. À n’en point douter, Ennode sait de quoi il parle en évoquant pesamment l’art de la rhétorique, celui qu’il pratique ne devant rien à celui du « proche » (« Par fuit propinquum laudare, in commune augmentum laborantem = il était approprié de louer un proche travaillant à augmenter le bien commun ») qu’il sollicite. Cette propinquitas a beaucoup suscité l’exégèse. Toutefois, et pour aller à l’essentiel, bien que l’intéressé n’en dise rien, Ennode (Magnus Felix Ennodius) aurait appartenu à la dynastie des Anicii beaucoup plus indirectement que Boèce lui-même (Anicius Manlius Severinus Boethius)7, par une Cynegia († 509), laquelle fut l’épouse de Flavius Anicius Probus Faustus Iunior, dit Niger, consul de 490, dont l’un des fils se nommait Flavius Ennodius Messala, qui sera le consul de 506. Mais Martindale recense une autre Cynegia († 506), la seule qu’il tienne pour la parente d’Ennode, et qui, elle, n’appartiendrait nullement, même par alliance, aux Anicii8. Cassiodore Le lien de parenté entre Cassiodore (c. 490-c. 585) « Le Sénateur » (Senator) et Boèce, se révèle tout aussi mal établi que celui entre Ennode et Boèce. Dans ses Institutiones (I, XXIII, 1), en effet, Cassiodore appelle une Proba, qu’il qualifie de « virgo sacra », « parens nostra », pour laquelle Eugippe avait composé des excerpta d’ouvrages d’Augustin. Or, il existait à cette époque une Proba, qui aurait été, car la 5. Ennode, ep. CCCXVIII (= 7, 13), p. 236, à l’occasion de l’obtention du consulat en 510 : « In annis puerilibus, sine ætatis præjudicio, industria fecit antiquum; qui per diligentiam imples omne quod cogitur; cui inter vitæ exordia ludus est lectionis assiduitas, et deliciæ sudor alienus; in cujus manibus duplicato igne rutilat, qua veteres face fulserunt. Nam quod vix majoribus circa extremitatem vitæ contigit, hoc tibi abundat in limine ». 6. Ennode, Ep. CCCLXX (= 8, 1), p. 268 : « Judicio exegit laureas, et congredi non necessarium duxit armatis. Inter Ciceronis gladios et Demosthenis enituit, et utriusque propositi acumina quasi natus in ipsa artium pace collegit. Nemo dissonantiam Atticæ perfectionis metuat et Romanæ, nec præcipua gentium bona societatem dubitet convenire. Unus es qui utrumque complecteris, et quidquid viritim distributum poterat satis esse, avidus maximarum rerum possessor includis. Eloquentiam veterum, dum imitaris, exsuperas, dicendi formam doctissimis tribuis, dum requiris”. 7. Voir T.S. Mommaerts & D.H. Kelley, « The Anicii of Gaul and Rome », dans J. Drinkwater & H. Elton, Fifth-Century Gaul: A Crisis of Identity, Cambridge 1992, p. 111-121, ici 114 sqq. 8. Voir Prosopography II, p. 331. 3 question, selon nous, donne prise au débat, en tant que sœur de Galla et de Rusticiana, l’épouse de Boèce, l’une des trois filles de Symmaque. De plus, cette Galla, selon Grégoire le Grand, se retira, après son veuvage, dans un monastère proche de la basilique Saint-Pierre-Apôtre de Rome (Dialogi IV, XIIII, 3). Si la « parente » de Cassiodore et la belle-sœur de Boèce ne faisaient qu’une, on serait fondé à en déduire que les deux hommes étaient parents. Mais, redisons-le, que Proba ait été l’une des filles de Symmaque est un point qui demeure, selon nous, sujet à caution, en dépit d’une tradition tenace en faveur de sa pertinence. Reste que Cassiodore est sans conteste l’auteur qui totalise le plus de témoignages diversifiés sur son contemporain, plus âgé d’une décennie. Variae Vers 507, le tout jeune Cassiodore fera vibrer, au nom de Théodoric le Grand, les mêmes cordes qu’Ennode en jouant une partition semblable, et de nouveau sous- tendue par une manœuvre tout aussi intéressée, quoique sans idée de profit personnel. Nous ne nous attarderons pas sur le premier extrait, tiré de l’une des trois lettres adressées à Boèce. Celui-ci y est chargé, en faisant appel à toute sa compétence d’arithméticien, de s’occuper des plaintes déposées par les gardes du corps à cheval et à pieds de Théodoric contre le caissier (arcarius) du préfet de prétoire, qui, disent-ils, réduit leur solde par de la piètre monnaie et des retenues : « Prudentia vestra lectionibus erudita dogmaticis scelestam falsitatem aconsortio veritatis ejiciat, ne cui sit appetibile aliquid de illa integritate subducere = votre Prudence, érudite par l’étude des doctrines, rejette cette fausseté criminelle de la compagnie de la vérité, afin que nul ne soit tenté de soustraire quelque chose de cette intégrité »9. À tout juste 25 ou 27 ans, Boèce a déjà acquis une solide uploads/Litterature/ boe-ce-son-temps 2 .pdf

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