Laurence Allard Cinéphiles, à vos claviers ! Réception, public et cinéma In: Ré

Laurence Allard Cinéphiles, à vos claviers ! Réception, public et cinéma In: Réseaux, 2000, volume 18 n°99. pp. 131-168. Résumé l'étude des manifestations publiques des interprétations spectatorielles. L'enquête présentée ici porte sur des énonciations évaluatives émanant de spectateurs cinéphiles s'exprimant sur l'internet, dans le cadre d'un groupe de discussion sur le cinéma, qui, en définitive, questionne radicalement les concepts mêmes de public et de spectateurs. Abstract This article explores a perspective of empirical surveys on cinema audiences. In order simply to understand what real audiences "do at the cinema" and what "makes a public", the author focuses on social modes of appropriation of films, apprehended empirically through the study of public manifestations of audiences' interpretations. The survey presented here concerns evaluative statements by cinema enthusiasts, expressed on the Internet in the context of a discussion group on the cinema which radically questions the very concepts of a public and audiences. Citer ce document / Cite this document : Allard Laurence. Cinéphiles, à vos claviers ! Réception, public et cinéma. In: Réseaux, 2000, volume 18 n°99. pp. 131-168. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/reso_0751-7971_2000_num_18_99_2198 CINEPHILES A VOS CLAVIERS ! Réception, public et cinéma Laurence ALLARD © Réseaux n° 99 - CNET/Hermès Science Publications - 2000 Peu d'études consacrées aux publics et spectateurs de cinéma ont porté sur des pratiques spectatorielles concrètes, malgré des publications stimulantes, tant au sein des études socio-économiques qu'au sein des études filmiques1. Dans le cas des études administratives sur le cinéma, la recherche autour du public s'est la plupart du temps centrée sur des questionnements quantitatifs : qui va au cinéma2 ? qui n'y va plus ? La figure du public n'a alors été appréhendée qu'à travers des représentations statistiques : taux de fréquentation, tranches d'âges, CSP, etc. Mais comme, entre autres, l'a remarqué l'historienne Michèle Lagny : «II faut aussi évaluer la composition et la diversité des publics en termes qualitatifs. [...] Il s'agit d'apprécier la manière dont les uns et les autres 'vont au cinéma', les raisons qui les poussent à voir tel ou tel film et même la manière dont ils appréhendent les diverses productions proposées, ce qui constitue leur 'goût? et leurs modes d'appropriations de l'objet culturel3. » Ce qui suppose aussi d'étudier comment le film lui-même se laisse interpréter, afin de comprendre tout simplement ce qu'un public de spectateurs réels « fait au cinéma ». Pour tenter d'apporter des éléments de réponse à ce type de questions, nous voudrions plaider ici pour la pertinence d'enquêtes empiriques au sujet du public de cinéma placées sous la problématique de la réception. Enquêter sur le public depuis ce moment de la réception, dans la lignée des travaux de l'Ecole de Constance, de l'Esthétique de la réception de Hans Robert Jauss4, de Wolfgang Iser5 ou de Paul Ricœur6 revient à saisir le moment « d'appropriation » des ressources symboliques d'un texte par des spectateurs. Appréhender le public de cinéma depuis le moment de rencontre entre les univers symboliques des textes filmiques et les univers 1. Nous remercions vivement Louis Quéré pour ses conseils bienveillants et stimulants lors de l'écriture de cette article. 2. Cf. Iris, n° 17, «Spectateurs et publics de cinéma», Automne 1994 et l'enquête, «Les habitués du cinéma », CNC-Demoscopie, 1989, qui tentait de mettre en corrélation approche quantitative et qualitative, à travers la notion d'« arbre des goûts ». 3. LAGNY, 1992, p. 213. 4. JAUSS, 1978. 5. ISER, 1985. 6. La problématique de la réception comme « appropriation » est thématisée plus particulièrement dans RICŒUR, 1985, 1986. 134 Réseaux n° 99 sociaux des spectateurs, c'est encore saisir la portée sociale des œuvres d'art, la place qu'elles occupent dans la vie de chacun d'entre nous. L'incursion proposée ici autour de la « cinéphilie assistée par ordinateurs » se placera dans l'espace de la réception effective et s'attachera résolument aux significations sociales données aux films. Cette étude de spectateurs cinéphiles s 'exprimant sur Internet voudrait livrer quelques éléments d'ordre conceptuel et méthodologique au sujet des enquêtes empiriques sur le public de cinéma tout en introduisant à son sujet une nouvelle problématisation, tant la cybercinéphilie questionne radicalement les concepts mêmes de public et de spectateurs. UN GROUPE DE DISCUSSION CINEPHILIQUE : AUX SOURCES DE LA RECEPTION CINEMATOGRAPHIQUE Tout chercheur désirant mener à bien des enquêtes empiriques sur la réception cinématographique se heurte d'emblée à une difficulté matérielle. Depuis ses débuts, le spectacle cinématographique est associé à la foule, à la masse7. Certains auteurs, tel Gabriel Tarde, inventèrent cette nouvelle créature sociale au début du XXe siècle pour conjurer la fascination mêlée d'effroi qu'inspire ce premier public des médias de masse8. Comment la recherche sur le public de cinéma peut-elle alors se défaire de « l'effet salle de cinéma » ? Autrement dit, comment générer des études du public de cinéma, qui permettent de l'appréhender comme une entité sociale, sans pour autant le réifier sous la figure de la foule installée devant l'écran et sans le réduire à une audience dénombrable ? De la réception aux communications esthétiques Pour répondre empiriquement à cette question, il faut revenir au programme même de la théorie de la réception. En déplaçant en partie la production de sens hors du texte, du côté de l'espace de la réception, il s'agissait alors de 7. Cette dimension de spectacle collectif de la projection cinématographique est ainsi exaltée par l'un des acteurs historiques de la culture cinéphilique française, Louis Delluc dans l'article «La foule devant l'écran» de Photogénie, 1920: «La foule du cinéma, c'est l'univers tout entier [...]. Le cinéma est le seul spectacle où toutes les foules se rencontrent et s'unissent. » DELLUC, 1985, p. 70. 8. Comment canaliser les foules ? En les fractionnant et en les transformant en un public des médias de masse domestiques répond notamment TARDE, 1901. Cinéphiles, à vos claviers ! 135 prendre la pleine mesure de la portée pratique des œuvres, de leur fonction de « création sociale9 ». Dans le prolongement de l'herméneutique de Hans Georg Gadamer (1979), qui a élaboré sa théorie de l'art autour de la métaphore de l'interprétation musicale10, Hans Robert Jauss (1978) ou Paul Ricœur (1983) ont redéfini l'acte d'interprétation comme moment d'appropriation des contenus textuels au cœur des enjeux symboliques et sociaux portés par les œuvres. «En caractérisant l'interprétation comme appropriation, écrit Paul Ricœur, on veut souligner le caractère 'actuel' de l'interprétation : la lecture est comme l'exécution d'une partition musicale ; elle marque Г effectuation, la venue à l'acte, des possibilités sémantiques du texte. Ce dernier trait est le plus important car il est la condition des deux autres : victoire sur la distance culturelle, fusion de l'interprétation du texte à l'interprétation de soi-même11. » Et parmi les enjeux de la socialisation des œuvres, le théoricien de l'école de Constance a souligné les effets communicatifs de l'expérience esthétique. Cette fonction communicationnelle esthétique correspond notamment à «la transmission d'une gamme d'identifications esthétiques qui constituent une palette d'actions communicationnelles au sens restreint d'actions créatrices de normes d'action12 ». A travers la transmission de ces rôles sociaux, comme c'est le cas dans certaines œuvres de fiction notamment, les œuvres pénètrent nos interprétations cognitives, sont incorporées dans le contexte d'histoires de vie pour éclairer des situations ou des problèmes. Selon des chercheurs proches d'une esthétique herméneutique, Albrecht Wellmer13 ou Martin Seel14, l'art entre ici dans un «jeu de langage ordinaire », qui peut être élucidé aussi dans l'étude des conversations esthétiques. A travers l'analyse de la structure des discussions portant sur des œuvres, ces auteurs se sont attachés à définir plus précisément la nature de cette fonction communicationnelle de l'expérience esthétique. Car en débattant de la qualité des films dans nos conversations, nous transmuons les potentiels sémantiques des œuvres en ressources argumentatives et l'expérience qui nous les fait juger « esthétiques » se trouve concrètement engagée dans le flux conversationnel ordinaire. Comme 9. JAUSS, 1978, p. 261. Cette proposition renouvelant la question cruciale des rapports entre arts et sociétés a depuis inspirée, implicitement ou explicitement, certaines études autour des usages sociaux des fictions dans le champ télévisuel, cf. notamment récemment, PASQUIER, 1999, CHALVON-DEMARSAY, 1999. 10. GADAMER, 1976. 11. RICŒUR, 1986, p. 153. 12. JAUSS, 1978, p. 261. 13. WELLMER, 1990. 14. SEEL, 1993. 136 Réseaux n° 99 l'exprime Martin Seel : « Le sens des argumentations esthétiques réside dans le fait que les objets qu'elles font valoir deviennent des arguments de notre expérience et de notre attitude15. » La réception des œuvres offre ainsi des ressources interactionnelles précieuses venant, par exemple, nourrir la pratique commumcationnelle ordinaire. Rainer Rochlitz16, qui a fait connaître les travaux de Seel ou Wellmer aux lecteurs français, s'est intéressé lui aussi aux débats esthétiques et aux discours des critiques experts ou profanes, pour en dégager le type de rationalité spécifique et défendre l'idée d'une «rationalité esthétique ». Si toute expérience esthétique n'aboutit évidemment pas à un débat, nous pratiquons tous la critique en donnant notre avis après un spectacle, un film et en échangeant nos impressions devant des œuvres plastiques ou littéraires notamment lorsque nous cherchons à élucider des divergences esthétiques. Or, ce type uploads/Litterature/ allard-laurence-cinephiles-a-vos-claviers-reception-public-et-cinema 1 .pdf

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