1 Le présent document est protege par le droit d’auteur. Toute reproduction mêm

1 Le présent document est protege par le droit d’auteur. Toute reproduction même partielle doit faire l’objet d’une demande d’autorisation L’anti-Œdipe : du « livre de philosophie politique » à la politique du livre philosophique par Arnaud Bouaniche (Université Lille 3) L’anti-Œdipe paraît en 1972, à un moment de son œuvre que Deleuze analyse rétrospectivement comme « une sorte de passage à la politique », selon la formule fameuse d’un entretien de 19861. Ce « passage » s’effectue, comme on sait, sous la triple contrainte 1/ d’un événement, celui de Mai 68, 2/ d’une rencontre, avec Félix Guattari, et 3/ à travers ce dernier, d’une ouverture sur une riche expérience pratique, principalement dans les domaines de la psychiatrie et du militantisme. Mais ce que l’on voudrait montrer, c’est que ce « passage à la politique » s’accomplit à travers une nouvelle conception du livre de philosophie, celui-ci ne gagnant pas un contenu politique sans que, dans le même temps, il ne prenne lui-même une puissance d’intervention pratique. Dans le même entretien de 1986, Deleuze, sans en avoir l’air, attire l’attention sur l’importance du livre. Après avoir évoqué les circonstances qui, entre 1968 et 1972, l’ont conduit vers « la politique », il conclut de manière significative sur l’écriture du livre comme point de rencontre entre la philosophie et la politique : « L’anti-Œdipe fut tout entier un livre de philosophie politique2 ». A travers cette dernière expression, on comprend que le « passage à la politique » ne marque pas une sortie hors de la philosophie. Ce dont il est question dans les années 70, c’est plutôt d’une re-contextualisation de la philosophie dans le champ de la culture et de la critique sociale. Mais la politique ne constitue pas seulement pour Deleuze un milieu enfin extérieur après les études d’histoire de la philosophie, dans lequel le philosophe taillerait désormais ses concepts. Ce qui est plus fondamentalement en jeu ici c’est un devenir politique de la philosophie impliquant une modification du régime de signification des énoncés philosophiques qui, au contact des discours positifs sur le social, gagnent, à partir de L’anti-Œdipe, une puissance d’intervention directe dans le champ pratique. Ce nouveau statut des énoncés de la philosophie suppose alors une critique du livre comme milieu d’intériorité et image du monde, et implique une double conception 1° du livre comme machine ouverte sur un dehors, et 2° de l’écriture comme acte militant de mise en mouvement de la pensée avec les forces et les matériaux du champ social3. Le livre de « philosophie politique » de 1972 devient alors inséparable d’une politique du livre philosophique comme outil critique et de création pratique. Avant même la nouveauté de ses thèses et de ses concept, ou plutôt inséparable de la nouveauté de son contenu, L’anti-Œdipe se présente donc lui-même, dans sa matérialité, comme un type de livre nouveau, dont nous voudrions montrer qu’il est au cœur 1. Pourparlers, p. 230. 2. Ibid. S’agissant de l’importance du livre, on pourrait ajouter que la rencontre avec Guattari n’est elle-même évoquée par Deleuze que comme l’origine d’un livre : « Et puis il y a eu ma rencontre avec Félix Guattari <…>. Ça a donné L’anti-Œdipe » (Pourparlers, p. 16). Rien ne se passe en dehors du livre, ou plutôt tout passe par le livre : c’est lui qui révèle ce qui se passe. 3. A travers l’énoncé « faire une philosophie », par lequel Deleuze caractérise son expérience de collaboration avec Guattari de L’anti-Œdipe à Mille plateaux (Pourparlers, p. 187), il faut entendre cette conception militante de l’acte philosophique qu’il adopte à partir de 1972. 2 d’une mutation qui fait passer Deleuze de l’interprétation à l’expérimentation4 : dans le même moment où il critique le paradigme herméneutique du livre comme déchiffrement du monde au profit de celui, machinique et pragmatique, de la connexion à un dehors et à des segments d’usages multiples, Deleuze est conduit vers un renouvellement théorique et pratique du livre philosophique, sensible dès la modification qui intervient dans son travail d’élaboration philosophique désormais placé sous le régime exclusif d’une écriture à quatre mains. Les lecteurs de l’époque sont nombreux à percevoir dans L’anti-Œdipe le surgissement d’un régime d’énonciation nouveau. C’est ce qui apparaît à travers des « impressions » de lecture qui doivent valoir pour nous, et dans un premier temps, comme les symptômes ou les signes d’un type de livre inédit, dont il s’agira, dans un second temps, de dégager les critères. Nous nous limiterons aux témoignages de deux lecteurs de première importance. Le premier est de François Châtelet. Il est formulé dès 1972, lors d’une table ronde organisée à l’initiative de la revue La Quinzaine littéraire, à l’occasion d’un numéro consacré à la parution de L’anti-Œdipe5. Châtelet s’exprime en ces termes : « Ce qui me paraît important, c’est l’irruption d’un tel texte parmi les livres de philosophie (car ce livre est pensé comme un livre de philosophie). Or L’anti-Œdipe casse tout. D’une manière extérieure d’abord, par la ‘‘forme’’ du texte même : il y a des ‘‘gros mots’’ qui sont prononcés dès la deuxième ligne, comme par provocation. On croit, au début, que cela ne va pas durer, et puis ça dure […] ; cette irruption, je l’ai ressentie comme matérialiste. Il y a longtemps que ça ne nous était pas arrivé6. » Le second témoignage est de Michel Foucault. Il figure dans un cours donné le 7 janvier 1976 au Collège de France autour du problème de « la guerre dans la société civile7 ». Foucault y évoque, en passant, le livre de Deleuze et Guattari en ces termes : « Je pense <…> à l’efficacité de quelque chose – je n’ose même pas dire d’un livre – comme L’anti-Œdipe, qui n’est pratiquement référé à presque rien d’autre qu’à sa propre inventivité théorique, livre ou plutôt chose, événement, qui est parvenu à faire s’enrouer jusque dans la pratique la plus quotidienne ce murmure pourtant longtemps ininterrompu qui a filé du divan au fauteuil8. » Trois points sont d’emblée remarquables dans ces deux réactions qui révèlent, chacune à sa manière, la singulière capacité affectante de L’anti-Œdipe. 1/ On relève tout d’abord, chez Châtelet comme chez Foucault, une même hésitation en ce qui concerne l’identification en quelque sorte « ontologique » du livre de Deleuze et Guattari : qu’est-ce que L’anti-Œdipe ? Faut-il en parler comme d’un « texte » ? Est-ce (seulement) un « livre » ? Question surprenante devant laquelle nous placent pourtant les formules fortes de Foucault ! Mais, aurait-on envie de répliquer, qu’est-ce que L’anti-Œdipe sinon un livre ? Et pourquoi ne pas « oser » en parler simplement comme d’un « livre », et préférer en parler comme d’une « chose » ou comme d’un « événement » ? A supposer même qu’on reconnaisse L’anti-Œdipe sous la catégorie de livre, comme c’est ici le cas de Châtelet, la question se poserait encore de déterminer quel genre de livre … Livre « de philosophie », semble justement devoir préciser ce dernier, mais comme pour prévenir un malentendu ou dissiper une incertitude. Assurément L’anti-Œdipe se présente comme un livre qui bouscule les catégories constituées à travers lesquelles nous appréhendons habituellement le livre. 2/ Mais d’autre part, L’anti-Œdipe ne semble pas pouvoir être considéré directement en lui-même, à partir de son contenu et de ses thèses, mais dans sa relation au milieu dans lequel il surgit comme un événement, avec tous 4. Sur ce passage de l’interprétation à l’expérimentation dans l’œuvre de Deleuze, voir les analyses précises d’Anne Sauvagnargues, Deleuze et l’art, Paris, PUF, coll. « Lignes d’art », 2005, p. 115 et suivantes. 5. « Deleuze et Guattari s’expliquent… », in L’île déserte et autres textes, Paris, Minuit, 2002. 6. Ibid., p. 307, nous soulignons. 7. Dits et Ecrits, éd. Gallimard, coll. « Quarto », tome II, p. 160 et suivantes. 8. Ibid., p. 162-163, nous soulignons. 3 les caractères d’une « irruption » imprévisible, à la fois comme une puissance de renouvellement (« Il y a longtemps que ça ne nous était pas arrivé… », « livre, ou plutôt chose, événement… »), et comme une puissance polémique qui dérange les discours et les pratiques. 3/ Car la nouveauté du livre de Deleuze et Guattari paraît inséparable, dans les deux témoignages, de sa capacité à déranger les « codes » d’une pratique ou d’une discipline : Châtelet évoque ainsi l’usage des « gros mots » dans le livre, usage qui paraît dans un premier temps ressortir à une stratégie de provocation, mais dont la généralisation finit par signaler un véritable régime de discours, dirigé selon lui contre la méthodologie universitaire qui écrase les puissances créatrices de toute recherche. De son côté, Foucault enregistre les effets de contestation produits par le livre en direction des codes qui règlent le rituel de la cure psychanalytique. A travers cette capacité d’interrompre ou de brouiller les codes, le livre de philosophie gagne une force politique ou pratique très directe, mais en un sens qu’il nous faut faudra préciser. Mais que faut-il que uploads/Litterature/ bouaniche-mode-de-l-x27-ecriture-aoe.pdf

  • 15
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager