Collections électroniques de l'INHA Actes de colloques et livres en ligne de l'
Collections électroniques de l'INHA Actes de colloques et livres en ligne de l'Institut national d'histoire de l'art Cannibalismes disciplinaires - Thierry Dufrêne et Anne-Christine Taylor (dir.) En guise d’introduction THIERRY DUFRÊNE ET ANNE-CHRISTINE TAYLOR Entrées d'index Mots clés : anthropologie, histoire de l’art Texte intégral « Notre monde vient d’en trouver un autre […] non moins grand, plein et membru que lui » : c’est ainsi que s’ouvre le chapitre VI du livre troisième des Essais intitulé « Des coches », écrit par un Montaigne âgé de 54 ans et qui glisse fort vite, on s’en souvient, d’une réflexion anodine sur les voyages à une prise de position parfaitement claire sur les massacres perpétrés dans le Nouveau Monde à peine découvert. Dans son chapitre XXXI du livre premier, «Des cannibales », il avait écrit à propos des peuples brésiliens qu’ils honoraient leurs ennemis prisonniers en poussant jusqu’à son terme leur vengeance : les tuant, les rôtissant et les mangeant en commun, envoyant « des lopins à ceux de leurs amis qui sont absents ». Le maire de Bordeaux faisait remarquer qu’il n’y avait pas là à ses yeux – et pour qui voulait bien voir – une plus grande barbarie que celle des Européens qui infligeaient les pires des tortures à leurs ennemis encore vivants. Il citait également une chanson reprise dans un dernier défi par un Amazonien avant d’être mis à mort et mangé par la tribu de ses ennemis : « Ces muscles, cette chair et ces veines, ce sont les vôtres, pauvres fols que vous êtes […]. Savourez-les bien, vous y trouverez le goût de votre propre chair », tant il s’était lui-même nourri de leur substance ! 1 Ce sont là sans doute des propos étranges pour une introduction à un ouvrage savant, peut-être inspirés par la sensation diffuse de festin cannibale ressentie lorsque, pour fêter la fin des travaux qui aboutirent à ce livre, un dernier dîner nous menait en bateau-mouche sur la Seine, mangeant, buvant et 2 Cannibalismes disciplinaires - En guise d’introduction - Thier... http://inha.revues.org/2713 1 sur 8 31/05/10 19:45 devisant gaiement sans manquer de jeter des regards farouches sur les berges qui défilaient. Notre monde en avait bien trouvé un autre, et historiens de l’art et anthropologues se confirmaient en plusieurs langues qu’ils avaient des préoccupations, des lectures ou des éditeurs communs qui se recoupaient comme pain et viande, qu’ils dévoraient les livres des uns et des autres, y taillant volontiers quelques morceaux d’anthologie, se servant des « terrains » pour y faire des feux d’artifices, et des nus dans la peinture pour allier le cru et le cuit. Il semblait que comme dans un « festin nu » et sous l’œil de l’astre nocturne mourant et renaissant, les cannibalismes disciplinaires avaient été consommés. C’est donc à Montaigne que nous avons pensé en adoptant le titre de Cannibalismes disciplinaires.S’il est un brin provocateur, il reflète la relation substantielle, charnelle même pourrait-on dire, qui existe depuis bien longtemps entre l’histoire de l’art et l’anthropologie. Roland Recht remarque d’ailleurs ici même « qu’en 1953, l’anthropologue Alfred L. Kroeber avait demandé à un historien de l’art, Meyer Shapiro, de rédiger une contribution sur le thème du style dans son ouvrage collectif Anthropology Today ». Ajoutons que c’est un masque de celluloïd et métal de l’artiste Anton Pevsner, daté de 1923, qui orne la couverture du Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie(1991) de Pierre Bonte et Michel Izard. Et s’il nous faut assumer la « provocation » d’un titre, ce sera au sens étymologique : comme un appel au lecteur de se prononcer en retour. Rappelons qu’en 1920, Oswaldo de Andrade publiait son Manifeste anthropophage où il soulignait avec justesse, au-delà de la référence locale, le caractère farci de toute culture, métissée comme la culture sud-américaine l’était pour sa part d’apports européens, amérindiens et africains. Plus récemment, en 2002, le musée d’Ethnographie de Neuchâtel en Suisse a renversé la perspective habituelle en évoquant le « musée cannibale » dans une exposition au titre et à la muséographie volontairement frappants. 3 L’« esprit de géométrie », pour parler comme Pascal, voudrait que tout classement des disciplines revienne à ériger des barrières au-delà desquelles on s’expose à perdre son âme. Un lecteur qui n’aura pas vocation à être une telle âme errante pourra ne voir dans ces écrits rassemblés que leurs différences. En effet, si l’anthropologie insiste sur une double continuité, celle de l’activité artistique – bien entendu variable selon les aires géographiques – et celle de cette activité par rapport au reste du comportement humain en société (ce qu’on appelle la « culture » au sens large), l’histoire de l’art s’est attachée depuis le XVIIIe siècle à mieux comprendre ce qu’avait de spécifique la création d’œuvres d’art en réponse à des contextes changeants dans le temps mais aussi à des règles de développement internes à un « monde de l’art » de plus en plus autonome (rapport à la tradition, innovation, « règles de l’art »). 4 De ces tendances disciplinaires, qui sont comme des plis que l’on prend sans le vouloir, à rassembler l’épars dans une « ontologie » (Philippe Descola), à pratiquer le comparatisme, à chercher ce qui ancre la spécificité humaine dans la nature prise comme l’ensemble des manifestations du vivant – pour l’anthropologue, à mesurer les «changements de temporalité » (Jean-Claude Schmitt), à appréhender le « corps plastique » (Recht) et à comprendre les variations du goût et la « métamorphose » des œuvres – pour l’historien, on peut dire qu’elles sont comme un retour à un nouvel état d’équilibre, une fois enregistrées les oscillations du contact des raisonnements et des pratiques. 5 Dans l’histoire des deux disciplines, on observe à l’origine un usage commun 6 Cannibalismes disciplinaires - En guise d’introduction - Thier... http://inha.revues.org/2713 2 sur 8 31/05/10 19:45 d’appuyer leur savoir sur la constitution de collections de référence dans les musées et les muséums, puis une divergence dans la prise en considération des objets, et notamment des œuvres d’art. Les anthropologues, soucieux d’éviter la myopie ethnographique que bornent un terrain d’observation limité et une collecte d’artefacts, ou encore de ne valoriser que le plus voyant de la pratique culturelle, se sont détachés du visible et de la culture matérielle plus vite que les historiens de l’art chez qui le connoisseurship fut toujours un antidote à une approche purement dématérialisée. Mais du coup, l’anthropologue s’est éloigné des œuvres. Il se fit quêteur de sens et contempteur des sens, se méfiant même, de la collecte d’objets, cherchant le mythe, le fait de langage, en se détournant dutrop visible de l’artefact, un peu comme Freud s’était lui aussi méfié du spectacle du corps (Charcot) pour privilégier l’audition d’un récit. Le retour des anthropologues à une prise en compte des artefacts comme vecteurs de sens, et – même mieux – comme « agents » (Alfred Gell) les rapprocha des historiens de l’art. Ces derniers, basculant pour leur part d’un savoir positiviste sur l’objet vers un savoir sur les croyances et les représentations qui s’attachent aux œuvres en amont (au moment où elles sont commandées et conçues) et en aval (lors de la réception), ont quant à eux opéré une conversion à une histoire socialisée des processus artistiques, beaucoup plus acceptable pour les anthropologues « culturalistes ». Le cœur battant de l’histoire de l’art questionne le fait anthropologique. Systole : pourquoi les œuvres d’art anciennes nous touchent-elles toujours ? Pourquoi les œuvres des autres peuples, qui prennent tout leur sens dans un contexte donné, sont-elles exportables vers d’autres sensibilités ? N’est-ce que lorsqu'on comprend bien ce qu’est une « forme symbolique » dans sa propre culture, qu’on peut tenter d’en apprivoiser une autre qui est au cœur de la « vision du monde » d’une autre culture ? Panofsky affirmait dès 1927 qu’« une question va prendre, pour les diverses régions de l’art et ses différentes époques, une signification essentielle, la question de savoir, non seulement si les unes et les autres ont une perspective, mais encore quelle perspective elles ont ». Diastole : comment ce qui fut un « fait de mentalité » spécifique – une œuvre née dans une culture donnée – peut-il être revivifié dans un autre terreau, fût-ce à partir d’un humus sensori-moteur commun à l’humanité ? Comment peut-il être greffé sur un réseau nécessairement « hybride » (Ruth Phillips) de traductions articulant savoir sur la société et savoir sur les lois de développement du langage artistique ? Ce réseau de traductions ne constituerait-il pas un musée d’un nouveau genre qui poursuivrait plus loin encore, comme l’appelle de ses vœux Sally Price, l’expérience récente d’une nouvelle génération de musées ethnographiques à laquelle appartient le musée du quai Branly ? 7 L’ouvrage que l’on va lire est composé de cinq grands chapitres. La mise en exergue des contributions d’un historien de l’art, David Freedberg (qui disait de façon un rien provocatrice de son livre Le Pouvoir des images (1989) : « ceci n’est pas un livre d’histoire de l’art ») et d’un anthropologue, uploads/Litterature/ cannibalismes-disciplinaires-en-guise-d-x27-introduction-thierry-dufrene-et-anne-christine-taylor-inha.pdf
Documents similaires
-
20
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Oct 17, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 0.2692MB