CORIN BRAGA LE PARADIS INTERDIT AU MOYEN ÂGE La quête manquée de l’Eden orienta

CORIN BRAGA LE PARADIS INTERDIT AU MOYEN ÂGE La quête manquée de l’Eden oriental Préface de Jean-Jacques WUNENBURGER L’HARMATTAN 2004 5 INTRODUCTION La quête initiatique manquée La culture européenne médiévale et moderne compte parmi ses mythes fondateurs un étrange scénario : la quête sacrée inachevée, la dé- couverte manquée, le voyage d’initiation condamné à ne pas aboutir. L’exercice serait facile de démontrer que l’échec des voyages initiatiques serait le résultat du désenchantement du monde vécu par l’Age moderne, qu’il serait dû à la mort des dieux, à l’évacuation de la transcendance et à la désacralisation des centres magiques qui confèrent l’immortalité, le pouvoir ou la sagesse divine. Mais en y regardant de plus près, on voit que l’insuccès de la quête d’immortalité semble inscrit dans les gènes mêmes de la culture et de la littérature judéo-chrétienne. Une terrible prohibition métaphysique, ou une inhibition psychologique dévastatrice, marque l’imaginaire de l’homme européen médiéval et moderne, comme si un cataclysme avait effondré, à un certain moment de l’histoire, ses espérances de vie éternelle obtenue ici et maintenant, dans l’immédiat de sa condition humaine. Ce sont les causes intimes et les conséquences théologiques, artistiques et littéraires de cet affaissement que ce livre pro- pose de mettre en lumière. L’initiation est un des archétypes les plus productifs de la culture européenne. Depuis l’avènement de la conscience de soi, l’être humain a essayé de contrecarrer la peur de la mort par des espérances et des visions compensatrices sur la survivance, la continuité et le retour éternel. L’obtention de l’immortalité est un dessein aussi ancien que les premiers comportements religieux et culturels de l’humanité. L’archéologie a mis en évidence, dès la fin du paléolithique, l’existence et la pratique ininterrompue de divers rites de déification, à côté des croyances sur la renaissance ou la réincarnation. Myriam Philibert interprète en ce sens plusieurs squelettes de rois et de chefs inhumés en posture assise, la posture dite « du héros » 1. Tout au long du néolithique et de l’antiquité, chez les Egyptiens, les Sumériens, les (proto)Hittites et les autres popula- 1 Myriam PHILIBERT, 2002, pp. 29 sqq. 6 tions du Proche-Orient, le culte de divinisation des rois est avéré par de nombreuses enceintes funéraires comme celles de Jéricho, Eynan, Mureybet, Catal Höyük, Cayönü (8.000-6.000 av.J.-C.), Ur (4.000), Egypte, Alaca Höyük, Yayilikaya (3.000-1.000). Les cairn, les sidhe et les autres constructions de la culture des mégalithes de l’Europe préhisto- rique, hérités par les Celtes, témoignent eux aussi d’un culte de déifica- tion des chefs militaires et religieux2. Quant aux religions de l’Antiquité classique, bien qu’orientées vers des formules sotériologiques plus mys- tiques et spirituelles qui impliquent la survivance de l’âme ou de l’esprit, elles n’ont pas manqué de conserver, dans divers rites et textes religieux ou laïques comme les épopées d’Homère ou la Bible, les traces de l’ar- chaïque croyance en la survivance corporelle, obtenue par le héros du temps de sa vie. La quête de la vie éternelle est un cas particulier d’initiation, peut- être le plus ambitieux et le plus hardi, si on pose comme but de l’initiation le passage d’une condition à une autre, voire la transcendance de la condition humaine. Le scénario archétypal de l’initiation, notamment selon Mircea Eliade, comprend plusieurs étapes et rites, comme la sépa- ration, la réclusion, la mort initiatique, les mutilations, le sacrifice, etc.3 À partir de ces pratiques rituelles se sont développés des textes religieux, des histoires sacrées et des mythes et, plus tard, des scénarios littéraires. Les voyages extatiques des chamans de la préhistoire, par exemple, ont donné naissance aux récits de voyages surnaturels des « épopées-à-père » des peuples asiatiques et sibériens, des « contes fantastiques » analysés par V. I. Propp et des « contes de fées » occidentaux. Les mythes des civilisations anciennes et classiques, comme ceux de Gilgamesh ou d’Héraclès, sont construits eux aussi, du moins pour certains segments, sur le schéma de la quête de l’immortalité. Dans l’Antiquité tardive, les initiations sont devenues une véritable mode, entretenue par les nombreux cultes à mystères qui foisonnaient dans l’Empire romain. La culture européenne médiévale et moderne a hérité de ces scénarios, bien que « le christianisme n’a justement triomphé et n’est devenu une religion universelle que parce qu’il s’est détaché du climat des Mystères gréco-orientaux »4. Acculturée, la trame de la quête initiatique a abandonné en grande partie le contexte des rituels religieux mais a survécu dans l’art et la littérature laïques. Selon Mircea Eliade, le plaisir de l’homme médiéval à écouter « avec délices des histoires romanesques où les clichés initiatiques revenaient à satiété » répondait à 2 Ibidem, pp. 37 sqq., 89 sqq. 3 Mircea ELIADE, 1957, pp. 242 sqq ; Idem, 1959, passim ; Idem, 1952, passim. 4 Idem, 1959, p. 11. 7 la nécessité profonde qu’a l’être humain de se représenter, par des psychodrames imaginaires, les trajets de son devenir intérieur5. Il est difficile de décider si ces schémas de la réalisation de soi ont la portée anthropologique et psychologique que leur prête C. G. Jung. Ils n’en restent pas moins de très puissants dispositifs épiques fonctionnant comme des véritables patterns de la littérature européenne. Sur ces bases, plusieurs chercheurs ont identifié dans l’imaginaire de l’Âge Moyen et Moderne la présence active de l’archétype de la quête initiatique. Léon Cellier et Simone Vierne, par exemple, ont retracé le thème du parcours initiatique à partir de Gilgamesh jusqu’aux héros de Michel Tournier. « Entre les deux », écrit Simone Vierne, « toute une littérature semble s’appuyer sur ce qui est l’essentiel des pratiques et des croyances religieuses de la mentalité archaïque, l’Initiation »6. S’étayant sur les synthèses de Mircea Eliade, ces chercheurs ont élaboré le scénario de la quête sotériologique tel qu’il apparaît dans la littérature et les arts européens. Léon Cellier voit dans l’œuvre initiatique « un itinéraire spirituel qui montre comment l’âme accède par une série d’épreuves à un stade supérieur », « une évolution qui entraîne la modification radicale de la nature du héros » et le « drame d’une renaissance »7. Le thème du voyage mystique de l’âme peut emprunter diverses hypostases narratives, comme la recherche du Château, du Sanctuaire, du Trésor, du Secret, la Traversée ou l’Ascension, la Marche dans le labyrinthe, la Montée en spirale, la Descente aux enfers, etc. Simone Vierne indique comme moments du trajet la préparation, la mise à mort rituelle et le voyage dans l’au-delà (qui peut prendre la forme d’un retour à l’état embryonnaire, d’une descente aux enfers ou d’une montée au ciel), la nouvelle naissance, l’obtention de la connaissance et de la puissance du sacré, le retour héroïque, etc. « D’une façon générale donc, par l’initiation, l’homme profane accède à une connaissance particulière, celle du sacré. Cette connaissance n’est pas objective, elle est participation totale du sujet à initier. Une fois que celui-ci a ainsi obtenu la révélation, il possède des pouvoirs, venus de cette connaissance, qui le font différent des autres et supérieur aux autres »8. Après sa « renaissance », le héros peut jouir de sa nouvelle condition soit en continuant à vivre dans le monde, comme un dieu sur terre, soit en le quittant et rejoignant la compagnie des immortels. La quête initiatique, en tant que schéma littéraire, est donc un voyage extraordinaire, parsemé d’obstacles et d’épreuves, à travers des 5 Ibidem, p. 266. 6 Simone VIERNE, 2000, p. 5. 7 Léon CELLIER, 1977, p. 123. 8 Simone VIERNE, 2000, p. 98. 8 lieux étranges, vers un centre sacré. Son but est la transcendance de la condition humaine, obtenue grâce à un don surnaturel. Ce but transcen- dant peut être exprimé en termes variés – connaissance visionnaire, pouvoir magique, facultés paranormales, béatitude, compagnonnage avec les dieux, etc. –, mais sa formule ultime est l’immortalité, la condition divine. Le corpus de textes engendré par ce schéma est impressionnant. Simone Vierne s’arrête sur les Métamorphoses d’Apulée, sur La quête du saint Graal et sur plusieurs auteurs romantiques, tels Novalis, Hoffmann, Hugo, Verne (auquel elle dédie ailleurs un volume entier), et modernes, comme Joyce, Eliot, Fournier, Gracq, Tournier, etc. Léon Cellier, à son tour, sur les bases théoriques de la théosophie du XVIIIe siècle, analyse plusieurs romans et œuvres initiatiques du XIXe et du XXe siècles. Le présupposé implicite de toute quête est qu’elle peut être menée à bon terme. Le demi-dieu, le héros ou le chaman qui partent en expé- dition, l’aède ou le mythographe qui racontent leur histoire, le public qui l’écoute ou la lit ne doutent pas de la possibilité de réussite, quelle qu’elle soit. Utnapishtim, roi-ancêtre d’avant le Déluge babylonien, a bien reçu le don d’immortalité ; Sarpédon ou Trophonios sont ravis par les dieux de leur vivant, sans avoir à passer par la mort physique ; Ganymède ou Ménélas sont emmenés directement au festin des dieux. Si échec il y a, il n’est attribuable qu’à la défaillance ou à l’erreur du héros. Gilgamesh s’endort et se fait voler la plante de l’immortalité ; Adapa ne fait pas le bon choix devant l’assemblée des dieux, croyant que la uploads/Litterature/ corin-braga-paradis-1-pdf.pdf

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