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© Notre Librairie. Revue des littératures du Sud. N° 160. La critique littéraire. décembre - février 2006 2 Critique de la critique 42 Marxisme et critique : des mots d’ordre aux méthodes Anthony MANGEON 48 La littérature en miroir : création, critique et intertextualité Boniface MONGO-MBOUSSA 56 Presse et construction de la critique littéraire : les cas du Cameroun et de l’île Maurice Marcelin VOUNDA ETOA Robert FURLONG 65 D’une critique l’autre : la littérature africaine au prisme de ses lectures Justin BISANSWA 72 Quelle place pour les littératures du Sud ? Entretien avec Catherine Bedarida (Le Monde ) et Véronique Bagarry (Librairie « Points communs ») Propos recueillis par Romuald FONKOUA © Notre Librairie. Revue des littératures du Sud. N° 160. La critique littéraire. décembre - février 2006 Marxisme et critique : des mots d’ ordre aux méthodes Anthony Mangeon* L’émergence presque simultanée, sur la scène internationale, de nouveaux régimes politiques issus de révolutions et de nouvelles littératures issues d’une remise en question de la suprématie européenne (et partant coloniale) a généré de singuliers effets de miroir où littératures du Sud et critique marxiste n’ont cessé de s’abîmer, nouant ainsi des relations d’une profonde complexité. Celle-ci tient d’abord à l’ambivalence du marxisme, qui s’est voulu tout à la fois science et méthode, et qui a constamment oscillé entre visée prescriptive et posture critique. Mais la complexité tient également à l’ambition révolutionnaire de ces nouvelles littératures, qui ont pu se réclamer très souvent du marxisme sans pour autant vouloir s’y réduire. Les relations entre marxisme et critique littéraire antillaise ou africaine illustrent donc, de manière exemplaire, la tension constante entre des approches et des théories issues du Nord et des problèmes ou des pratiques spécifiques au Sud. La perspective historique et la confrontation des aires linguistiques (francophonie et anglophonie) peuvent mettre en lumière les principaux points de tension, mais surtout, elles révèlent qu’en dépit de son rôle majeur dans les relations entre marxisme et littérature, la réflexion des écrivains ne saurait tout à fait suppléer la nécessité du travail critique. De l’entre-deux-guerres à l’après- guerre : un compagnonnage ambigu Dès le pamphlet de Légitime Défense (1932)1, l’émergence d’une authentique « littérature nègre » est subordonnée à l’adhésion « sans réserves » au marxisme. Rejetant « la bourgeoisie de couleur française » et la « Misère d’une poésie », qui n’ont d’autre ambition que d’offrir « un bon décalque d’homme pâle » (p. 10), Léro, Ménil et Monnerot énoncent un double projet où coïncident expression * Ancien élève de l'École Normale Supérieure, agrégé de Lettres modernes et maître de conférences à l'université Paul Valéry (Montpellier III), Anthony Mangeon consacre ses recherches aux indisciplines et transformations du savoir chez les écrivains noirs américains et africains. 1. Fac-similé réédité à Paris chez Jean-Michel Place, 1979. Cette double composante, d’une littérature tout ensemble engagée et subjective. © Notre Librairie. Revue des littératures du Sud. N° 160. La critique littéraire. décembre - février 2006 sociale (« littérature utile », qui « cherche à changer l’existence, s’adresse à ceux qui souffrent », p. 8) et expression de soi (« prendre, en sens inverse de l’utile, le chemin du rêve et de la poésie », p. 9). C’est bien cette double composante, d’une littérature tout ensemble engagée et subjective, qui sera mise en relief par la critique marxiste, et notamment par Sartre dans Orphée Noir (1948)2 : reconnaissant avant tout, dans la « nouvelle poésie nègre d’expression française », une manifestation subjective (« exprimer l’âme noire ») et professant un prochain dépassement dans « l’objectivité du prolétariat », Sartre inscrit les littératures du Sud dans l’histoire en même temps que dans un schéma dialectique dont elles auront peine à se défaire. Tactiquement ralliés, les écrivains relaient volontiers les assauts du marxisme contre le colonialisme, mais ils n’ont pas la même docilité à l’égard de ses analyses culturelles ou littéraires : chez Césaire comme chez Senghor, c’est le non-alignement qui prime et s’exprime simultanément, quoique différemment. Si pour le premier, « la lutte des peuples coloniaux contre le colonialisme, la lutte des peuples de couleur contre le racisme est beaucoup plus complexe que la lutte de l’ouvrier français contre le capitalisme français et ne saurait en aucune manière être considérée comme une partie, un fragment de cette lutte » (Lettre à Maurice Thorez, 1956)3 ; pour le second, ce sont les instruments mêmes du marxisme (la lutte des classes, l’athéisme) qui sont étrangers aux réalités africaines, et donc impropres à rendre fidèlement compte des nouvelles pratiques littéraires qui s’y développent4. Puisque « aucune doctrine ne vaut que repensée par nous, que repensée pour nous, que convertie à nous »5, il convient de « retourner aux sources vives du message marxien en le repensant en Négro-Africains »6. C’est donc à l’esprit plus qu’à la lettre de Marx que Senghor entend rester fidèle en privilégiant la négritude, ou « l’enracinement dans le sol natal, la culture des valeurs autochtones »7, et en défendant « le réalisme négro-africain » plutôt que le réalisme socialiste : « Les artistes et écrivains de l’Afrique nouvelle, s’ils veulent écrire pour leur peuple, doivent commencer par se mettre à son école et exprimer ses soucis dans une forme qui, le saisissant, emporte son adhésion. […] C’est une erreur de croire que l’abstraction et le réalisme factuel qu’est le naturalisme soient plus accessibles aux peuples négro-africains. Notre goût a été, sur ce point, déformé par notre culture européenne, qui a nous a fait perdre le sens de la fabulation, nous a rendus incapables de pénétrer, par l’image et le rythme, au cœur vivant des choses. »8 2. Préface à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de Léopold Sédar Senghor, Paris, PUF, 1995 (coll. « Quadrige »). 3. Rééditée dans Georges Ngal, Lire le Discours sur le colonialisme, Paris, Présence Africaine, 1994. 4. L. S. Senghor, Liberté 2, Nation et voie africaine du socialisme, Paris, Le Seuil, 1971. 5. Césaire, op. cit. 6. Senghor, op. cit., p. 54. 7. Senghor, « Socialisme et Culture » (1956), op. cit., p. 196. 8. Senghor, op. cit., p. 195. Sartre inscrit les littératures du Sud dans un schéma dialectique dont elles auront peine à se défaire. « Aucune doctrine ne vaut que repensée par nous ». Chez Césaire comme chez Senghor , c’est le non-alignement qui prime. © Notre Librairie. Revue des littératures du Sud. N° 160. La critique littéraire. décembre - février 2006 Débats tiers-mondistes À compter des années soixante, les offensives se multiplient contre la négritude politique et littéraire, mais les approches critiques manifestent souvent autant d’idéologie qu’elles n’en dénoncent. C’est Fanon qui ouvre le feu en proposant, dans Les Damnés de la Terre (1961)9, une nouvelle dialectique où « la replongée » transcende certes la « période assimilationniste intégrale », mais se trouve elle- même dépassée par « une troisième période, dite de combat », où la littérature devient « nationale », car située « au centre même des luttes de libération » et miroir des « efforts faits par un peuple sur le plan de la pensée pour décrire, justifier et chanter l’action à travers laquelle il s’est constitué et maintenu » (p. 281). Dans la lignée de Fanon, Marcien Towa10 et Stanislas Adotevi11 s’appuieront sur des approches marxistes pour exposer les orientations « réactionnaires » de la négritude : s’inspirant respectivement de Lucien Goldmann et de Paul Nizan, ils dénonceront de concert une vision passéiste, unanimiste, ainsi qu’une métaphysique essentialiste dont l’extraversion théorique (Tempels, Teilhard de Chardin) révèle, selon eux, une profonde aliénation culturelle. Pour être vive, la critique marxiste semble toutefois figée, ou faire historiquement du « surplace » : de l’aveu même d’Adotevi, c’est « le texte de Sartre » qui constitue « aujourd’hui la seule référence sérieuse dans les discussions qui ont lieu sur la littérature négro-africaine » (p. 36) ; et ainsi que l’a bien montré Locha Mateso dans La Littérature africaine et sa critique12, la charge de Marcien Towa n’est possible que parce qu’elle se refuse à suivre rigoureusement les exigences du « structuralisme génétique » de Lucien Goldmann, et que « c’est donc une méthode amputée de l’essentiel qui sert de guide dans l’exploration de l’univers poétique senghorien » (p. 268). L’orthodoxie pointe derrière les ukases13, et c’est la même propension dogmatique que l’on peut observer chez les critiques marxistes de l’Afrique anglophone (Nigeria, Tanzanie) : les travaux d’Omafume F. Onoge, de Biodun Jefiyo, de Tunde Fatunde ou de Grant Kamenju se contentent alors de séparer arbitrairement le bon grain de l’ivraie, encensant Ousmane Sembene, Mongo Beti, Ngugi wa Thiong’o ou Ibrahim Hussein, pour enterrer parallèlement Léopold Senghor, Wole Soyinka ou Yambo Ouologuem14. Les écrivains d’inspiration marxiste-léniniste s’avèrent, de fait, souvent plus intéressants que les critiques de même obédience15 : si leurs œuvres sont effectivement « de combat », leurs principaux efforts, dès cette époque, ne portent point sur la stricte conformité avec le « réalisme 9. Réédition Paris, Gallimard, 1993 (coll. « Folio Actuels »). 10. Léopold Sédar Senghor : Négritude ou servitude ?, Yaoundé, éditions uploads/Litterature/ critique-de-la-critique.pdf

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