POUR UNE SPIRITUALITÉ DU LOISIR1 Gervais DESCHÊNES Université du Québec à Chico
POUR UNE SPIRITUALITÉ DU LOISIR1 Gervais DESCHÊNES Université du Québec à Chicoutimi « Pendant que Dieu joue, le monde se fait. » – Wilhelm Gottfried Leibniz Introduction Toute tentative de définir le loisir se heurte à un obstacle de taille : l’évolution rapide de ce phénomène. Pour certains théoriciens, le loisir est simplement syno- nyme de temps libre. D’aucuns l’utilisent pour se référer aux activités spécifiques d’une programmation. D’autres encore emploient ce terme pour décrire l’état d’une expérience positive, généralement caractérisée par des sentiments de liberté et de motivations intrinsèques. La disparité de sens découle du fait que le loisir touche à plusieurs réalités de la vie quotidienne. Pour sa part, Lanfant (1972) rattache les problèmes méthodologiques d’une définition accordée au loisir à l’imprécision et à l’écart entre les langages populaires et scientifiques, aux jugements critiques de l’approche subjective et, finalement, à la prolifération idéologique dans l’inter- prétation des données empiriques du loisir. Les nombreux débats théoriques et idéologiques entre sociologues, psychologues et philosophes témoignent de la difficulté de faire consensus sur la définition du loisir. Pour notre part, nous choi- sissons de privilégier une approche anthropologique et religieuse du loisir qui pose la question du sens. Or, dans la société sécularisée actuelle, on peut se demander s’il est possible d’établir des liens entre le loisir et la religion, car pour Dumont (1987, p. 218) : « Le mot religion a subi une telle dérive de sens que les analyses que l’on poursuit sous son étiquette risquent de s’égarer ». C’est pourquoi cette étude du loisir s’appuie sur le sens du mot « religion » présenté par Tillich, qui comprend ce concept d’une manière ouverte : Loisir et société / Society and Leisure Volume 25, numéro 1, printemps 2002, p. 173-202 • © Presses de l’Université du Québec b on and similar papers at core.ac.uk 174 Gervais DESCHÊNES Être religieux signifie s’interroger passionnément sur le sens de notre vie et être ouvert aux réponses, même si elles nous ébranlent en profondeur. Une telle conception fait de la religion quelque chose d’universellement humain, encore qu’elle s’écarte de ce qu’on entend ordinairement par religion. Celle- ci, en tant que dimension de la profondeur, n’est pas la foi à l’existence des dieux, ni même à l’existence d’un seul dieu. Elle ne consiste pas en attitudes et en organisations où se manifeste le lien de l’homme avec son dieu. Nul ne contestera que les religions historiques soient « religion » en ce sens. Mais une religion en sa véritable essence est plus que cela : elle s’identifie à l’être de l’homme pour tout ce qui met en cause le sens de la vie comme son exis- tence même (Tillich, 1969, p. 49). Dans cet article, nous allons explorer le monde de la sociologie du loisir, des sciences humaines et de la théologie. Ainsi, il s’agira de comprendre la pratique du loisir à l’aide du modèle théorique élaboré par John R. Kelly dans son livre Freedom to Be2. Cette construction théorique représente une étude holistique du loisir considérant celui-ci comme un processus complexe et évolutif. Ce nouveau mouvement accorde de l’importance à la dimension historique et structurelle du loisir qui est conditionnée par la culture, l’ethnie, le sexe, les classes sociales, la famille, la religion, etc.3. Pour Kelly, le loisir est une expérience subjective qui se traduit dans l’expression de soi, la créativité, l’apprentissage et la croissance de l’humain. Essayons d’expliquer brièvement en quoi consiste le modèle de Kelly. Définition du modèle théorique de Kelly Kelly s’appuie sur différents penseurs (théologiens, philosophes, sociologues, psychologues, etc.) pour réaliser une construction théorique du loisir. Son modèle théorique vise à reconnaître le loisir comme une dimension fondamentale du pro- cessus de la vie. Selon lui, l’élaboration de ce modèle n’est jamais terminée, mais demeure ouverte à l’évolution des humains et de la société dans un continuel changement ; l’humain est toujours engagé dans une manière de devenir. C’est pourquoi il ne convient pas d’aborder ce modèle comme un absolu. Kelly ne fait pas de son système une dogmatique, car pour lui « [...] il n’y a pas finalement de « vérités » ou de réalités absolues, mais seulement le travail réflexif d’une expli- cation qui cherche à être systématique et ouverte à la correction si possible. La théorie n’est pas alors un théorème prouvé à tout moment, mais un processus de réflexion pour une explication » (Kelly, 1997, p. 404). Pour une théorie explicative du loisir, Kelly adopte à la fois les approches sociale et existentielle. L’approche sociale implique que les forces sociales déter- minent le comportement de l’humain, tandis que l’approche existentielle suppose que l’humain est appelé à assumer sa liberté. En tant qu’acteur social, il prend le risque de la décision menant à l’action. Ainsi, les approches sociale et existentielle du modèle kellien reposent sur le principe suivant lequel la réalité des forces sociales et le risque de la décision font tous deux partie de la vie humaine. 175 Pour une spiritualité du loisir Pour Kelly, le loisir n’est pas un simple concept ni un phénomène arrêté, mais plutôt une réalité complexe, plurielle, ambivalente, contingente aux nom- breuses facettes dans le processus de l’existence de l’humain, qui nous oblige à le comprendre comme un « état de devenir ». Ainsi, le loisir a un caractère orienté vers l’avenir et cette orientation le définit mieux que le temps, le lieu, la forme ou même le résultat. Par conséquent, le modèle théorique de Kelly est une dynamique toujours ouverte au perfectionnement. Ce modèle s’articule, en outre autour d’une spirale composée de huit théories sous forme de métaphores. Kelly entend expliquer le loisir en disant et en présu- mant que cette pratique est « quelque chose comme ceci » (Kelly, 1987, p. 3). Autrement dit, la théorie vue comme métaphore suggère que « si vous voyez quelque chose de cette perspective, il peut être bien compris de cette manière » (Kelly, 1987, p. 1). Ainsi, la métaphore est une manière de saisir la réalité du loisir et de lui donner un ensemble d’angles explicatifs pour mieux le comprendre. En même temps, les métaphores s’intègrent les unes aux autres de façon dialectique. En fait, ce modèle théorique est basé sur une double dialectique. Pour le premier type, Kelly s’inspire de la pensée dialectique hégélienne, « thèse-antithèse-synthèse ». Ainsi, dans chaque métaphore, il nous présente sa thèse qu’il développe. Toutefois, il se rend compte que sa thèse n’épuise pas toute la réalité du loisir et qu’elle se trouve contredite par des réalités qu’il nomme dans une antithèse ; ce qui l’amène à développer une deuxième métaphore qui comprend elle-même une thèse et une antithèse menant, elle aussi, à une troisième métaphore. Cette série de métaphores constitue le deuxième type de dialectique faisant référence à la philosophie heideggerienne qui développe l’image de la spirale herméneutique ; celle-ci propose un modèle d’interprétation où la somme des parties constitue la totalité. Chaque métaphore est interprétée dans une perspec- tive de la totalité qui, à son tour, est reconstruite par l’inclusion de nouvelles métaphores ; ce processus de la spirale herméneutique est sans fin. Ainsi, chaque métaphore est contre-argumentée, corrigée mais non rejetée afin de poursuivre l’analyse théorique du loisir dans la métaphore suivante du trajet dialectique de la spirale. Pour notre propos, il nous paraît utile de présenter ici le schéma du modèle théorique de Kelly. Kelly explique comment l’humain peut trouver son identité profonde dans le loisir (métaphore 1, 2, 3 et 4), mais aussi s’insérer dans la société (métaphore 5, 6 et 7) pour déboucher sur l’essence même de son humanité (métaphore 8). Reprenons brièvement chacune des métaphores qui composent ce processus d’humanisation. La première est l’« expérience immédiate » qui se comprend comme un « état d’esprit » (métaphore 1). Pris dans son acception « existentielle », le loisir, lors des prises de décision qu’il implique, oriente l’action qui donne un sens à la vie (métaphore 2). À plus long terme, le loisir s’inscrit dans une dynamique 176 Gervais DESCHÊNES de « développement de soi » dans tout le parcours de vie de l’humain (métaphore 3). Dans la quête de « l’identité » personnelle et sociale, il crée le caractère intime des relations humaines stimulant ainsi la création d’une communauté (métaphore 4). Le loisir débouche sur des « interactions sociales » qui nous apprennent, par la rencontre, où et qui nous sommes dans le système social (métaphore 5). Le loisir acquiert alors sa dimension « institutionnelle » étant donné que la famille, le travail, la religion et la culture intègrent cette valeur (métaphore 6). Dans les sociétés stratifiées, le loisir se révèle un mécanisme d’aliénation en tant qu’instrument de contrôle social à caractère mercantile et fétichiste, et, en ce sens, il devient une FIGURE 1 Modèle théorique du loisir de Kelly 177 Pour une spiritualité du loisir réalité éminemment « politique » (métaphore 7). Finalement, le loisir peut jouer le rôle d’agent libérateur favorisant l’action créatrice du « pas encore » rendant possible la réalisation de soi, de la culture et uploads/Litterature/ cyber-cafe.pdf
Documents similaires
-
26
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Nov 19, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 0.2157MB