Jean-Patrice Boudet La Dame à la licorne et ses sources médiévales d’inspiratio
Jean-Patrice Boudet La Dame à la licorne et ses sources médiévales d’inspiration * (version revue et augmentée d’un article paru dans le Bulletin de la Société nationale des antiquaires de France, séance du 10 février 1999, p. 61-78) Plus d’un siècle et demi après sa redécouverte dans le château de Boussac et plus de cent vingt ans après son installation au Musée de Cluny à Paris, la fameuse tenture de la Dame à la licorne continue de fasciner les visiteurs et d’exciter l’imagination des spécialistes. Un événement qui paraît digne d’être souligné est l’excellent film dont elle a fait l’objet, réalisé par Alain Jaubert, diffusé le 3 avril 1997 sur la chaîne Arte en coproduction avec la Réunion des musées nationaux, et disponible en cassette vidéo 1. Remarquable sur les plans technique et didactique, ce documentaire d’une trentaine de minutes constitue un progrès spectaculaire pour la présentation de ce chef d’œuvre auprès du grand public, mais aussi une utile mise au point pour les chercheurs. Il présente une synthèse claire et séduisante sur l’ensemble des problèmes que pose la série des six tapisseries de Cluny. Au lieu d’imposer au spectateur une interprétation globale, il préfère la suggérer avec beaucoup d’habileté en fournissant une série de pistes et d’indices, sans insister sur leur aspect parfois contradictoire. Sage prudence : la Dame à la licorne est, en effet, encore loin d’avoir révélé tous ses secrets. Le premier mystère, celui de l’identité de son commanditaire, a certes été partiellement élucidé depuis longtemps : le blason omniprésent sur les tentures est celui d’une famille appartenant à l’origine à la bourgeoisie lyonnaise, les Le Viste, dont plusieurs membres, à la fin du XV e et au début du XVI e siècle, sont en voie d’intégration à la noblesse de robe parisienne 2. Mais de quel Le Viste s’agit-il ? Jean IV († 1500), président de la Cour des aides à Paris en 1489, recueille le plus de suffrages auprès des historiens de l’art car il est bien connu comme mécène et qu’il était théoriquement le seul à pouvoir porter les armes pleines de sa famille depuis la mort de son père en 1457 3, mais son cousin germain Aubert († 1493), conseiller au Parlement de Paris, et le fils de ce dernier Antoine († 1534), président au Parlement en 1523, sont d’autres * Cette communication reprend et approfondit l’argumentation proposée dans mon article « Jean Gerson et la Dame à la licorne », dans Religion et société urbaine au Moyen Age. Études offertes à Jean-Louis Biget, Paris, Publications de la Sorbonne, 2000, p. 551-563. Je remercie Jean-Claude Mühletaler et Michel Parisse pour les suppléments bibliographiques qu’ils ont eu la gentillesse de me fournir et qui ont nourri ma réflexion. 1. La Dame à la licorne. Le sixième sens, éd. RMN-Arte, 1997. 2. Voir R. Fédou, Les hommes de loi lyonnais à la fin du Moyen Age. Étude sur les origines de la classe de robe, Paris, 1964, p. 335-350, et G. Souchal, “Messeigneurs Les Vistes” et la Dame à la licorne, dans Bibliothèque de l’École des chartes, t. 141 (1983), p. 209-267. 3. Voir en particulier A. Erlande-Brandenburg, La tenture de la Dame à la licorne, dans Bulletin de la Société nationale des antiquaires de France, 1977, p. 165-179 ; Id., La Dame à la licorne, Paris, RMN, 1978, nouv. éd., 1994, p. 67-68 ; G. Souchal, “Messeigneurs Les Vistes”, art. cit. ; J.-B. de Vaivre, Messire Jehan Le Viste, chevalier, seigneur d’Arcy et sa tenture au lion et à la licorne, dans Bulletin monumental, t. 142 (1984), p. 397-434. Jean-Patrice Boudet 2 candidats possibles, qui ont encore leurs partisans à l’heure actuelle 4. Quant à la date de fabrication de ces tapisseries, elle est généralement fixée aux deux dernières décennies du XV e siècle 5, et l’on pense aujourd’hui que le cartonnier qui a peint les patrons des tentures, peut-être lié à la cour des Bourbon, était un artiste apprécié à Paris qui a travaillé en collaboration avec un atelier de tissage qu’aucun indice ne permet de localiser avec certitude 6. L’essentiel réside dans la signification d’une œuvre aussi exceptionnelle. Depuis les années vingt 7, les historiens ont reconnu dans les cinq premières tapisseries une allégorie des cinq sens : la Vue (la dame tient dans sa main droite un miroir où se reflète la licorne), l’Ouïe (la dame joue sur un positif, orgue portatif dont la servante actionne les soufflets), l’Odorat (la dame dresse une couronne de fleurs et tient du bout des doigts un œillet qu’elle vient de prendre dans le panier de la servante), le Goût (puisant dans un drageoir que lui tend la servante, la dextre de la dame saisit une friandise) et le Toucher (la dame tient de la main droite un étendard aux armes du commanditaire et effleure de la main gauche la corne de la licorne). Mais la sixième pièce, « A MON SEVL DESIR », du nom de l’inscription qui domine le pavillon bleu brodé d’or devant lequel se tiennent la dame et sa servante, se laisse moins facilement déchiffrer, alors qu’elle semble pouvoir donner une clef de lecture de l’ensemble : soit il s’agit d’une devise courtoise, comme en portaient certains serviteurs laïcs de la monarchie à l’époque 8, et il faut la considérer comme une célébration du désir et de l’amour courtois ; soit le mot « desir » signifie au contraire « apaisement » ou « regret », comme c’est linguistiquement envisageable 9, et elle invite plutôt à un renoncement aux 4. H. Naumann, MON SEVL DESIR. La Dame à la Licorne vor dem Zelt des Aubert Le Viste, dans Archives héraldiques suisses (1993-1), p. 7-42, et F. W. Ulrichs, Die Rätsel der Dame mit dem Einhorn, s.l.n.d., Soldi-Verlag [1998], qui penche pour Antoine Le Viste. 5. 1480-1500 est la fourchette retenue par la plupart des spécialistes et indiquée en sous-titre du film d’A. Jaubert, tant pour des raisons stylistiques que parce qu’elle correspond à l’hypothèse d’une commande de Jean IV alors qu’il était président de la Cour des aides, entre 1489 et 1500. 6. Voir A. Erlande-Brandenburg, La Dame à la licorne, op. cit., p. 74 et 78-80, qui nuance l’affirmation de S. Schneebalg-Perelman, La Dame à la licorne a été tissée à Bruxelles, dans Gazette des Beaux-Arts, t. 70 (1967), p. 253-278, et émet l’hypothèse, dans une publication plus récente (La Dame à la licorne, Paris, Michel Aveline, 1993, p. 22-25), d’une attribution possible des patrons au Maître de Moulins, qu’il refuse d’identifier à Jean Hey, contrairement à C. Sterling et N. Reynaud (voir C. Sterling, Jean Hey, le Maître de Moulins, dans Revue de l’art, t. 1-2 [1968], p. 26-33 ; N. Reynaud, Jean Hey et son client Jean Cueillette, dans ibid., p. 34-37 ; F. Avril et N. Reynaud, Les manuscrits à peinture en France, 1440-1520, Paris, Bibliothèque nationale-Flammarion, 1993, p. 350-355). Selon G. Souchal, Un grand peintre français de la fin du XV e siècle, le Maître de « Chasse à la Licorne », Revue de l’art, t. 22 (1973), p. 22- 29 ; F. Joubert, La tapisserie médiévale au Musée de Cluny, Paris, RMN, 1987, p. 66-84 ; et C. Sterling, La peinture médiévale à Paris, Paris, La Bibliothèque des Arts, t. II, 1990, p. 365, il est cependant plus vraisemblable que le dessinateur des patrons ait été un artiste français travaillant à Paris, et que l’atelier de tissage ait été en liaison avec un négociant parisien. 7. A. L. Kendrick, Quelques remarques sur la Dame à la licorne du Musée de Cluny (allégorie des cinq sens ?), dans Actes du Congrès d’Histoire de l’Art, Paris, 1921, t. III (1924), p. 662-666. 8. Il s’agit cependant fréquemment de devises à l’anagramme de leur nom, ce qui n’est pas le cas de « A MON SEVL DESIR ».Voir en particulier F. Avril, Le destinataire des Heures Vie à mon désir : Simon de Varie, dans Revue de l’art, t. 67 (1985), p. 29-40, et J.-P. Boudet, Lire dans le ciel. La bibliothèque de Simon de Phares, astrologue du XV e siècle, Bruxelles, Centre d’Étude des Manuscrits, 1994, p. xiii et planche VI (la devise de l’astrologue de Charles VIII étant « MON DESIR HA PES [= a paix, est en paix, est apaisé] »). 9. À la fin du Moyen Âge et au XVI e siècle, le verbe « desirer » peut être synonyme d’« apaiser » ou de « regretter », notamment dans un contexte de contrition lié à la disparition de l’être aimé : voir F. La Dame à la licorne et ses sources médiévales 3 plaisirs des sens. Cette seconde hypothèse est corroborée par le fait que, comme l’a bien montré Alain Erlande-Brandenburg, la jeune femme ne choisit pas, sur cette dernière tapisserie, des bijoux dans la cassette que lui tend la servante, mais dépose au contraire le collier qu’elle portait jusque là au cou, et semble montrer ainsi sa volonté d’échapper aux passions que déchaînent des sens mal contrôlés. À l’instar de la sixième uploads/Litterature/ dame-a-la-licorne.pdf
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- Publié le Jul 07, 2022
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