Mœbius/Giraud, histoire de mon double © Edition 01, 1999, Paris Maquette de cou
Mœbius/Giraud, histoire de mon double © Edition 01, 1999, Paris Maquette de couverture : Etienne Hénocq Dessin de couverture : Jean Giraud Jean Giraud Mœbius/Giraud, histoire de mon double Préambule " Quelquefois un reflet momentané s'allume Dans la vue enchâssée au fond du porte-plume. » Raymond Roussel, La Vue M oi et les dates, c'est la catastrophe. Je n'aime pas les gens qui se souviennent trop bien des dates. Le souvenir en escalier comme la mémoire, jamais tout à fait à sa place. La date est l'imprécision du souvenir. On date pour se donner bonne conscience. À courte vue. Pour éviter de parler de l'essentiel, de ce qui dure par-delà les dates. Pour tourner autour du sujet. Cerner le passage d'un trait de crayon gras pour s'épargner de le relire. Dater comme on épingle un papillon dans une boîte en essayant d'oublier que tout à l'heure encore, les couleurs remuaient, battaient l'air frais de la prairie, déclenchaient peut-être un typhon à l'autre bout de la planète. Dater pour oublier en prétendant se souvenir. Dater pour se faciliter l'existence. Pour créer un lien factice avec le lecteur, lui permettre de se situer. Dix ans avant. Vingt ans après. Tous pour un, un pour tous. 7 Histoire de mon double Dater comme on triche, en sachant bien que la vie ne se mesure pas à l'aune du temps qui passe, mais bien à celle de l'usage que l'on en fait. Mes dates à moi sont intemporelles. Etrangères au temps universel. Dessins. Titres d'albums. Revues. Émotions. Amitiés. Passions. Histoires. Noms de villes. Pays. Petites scènes qui modifient imperceptiblement le cours des choses. Avec parfois des conséquences énormes. Histoire de mon dérisoire battement d'ailes et de mes cyclones intimes, d'un bord à l'autre des continents. Tout le cinéma de la vie dont on fait défiler le film muet à l'envers avec des arrêts sur image. Lectures. Bifurcations du destin. Voilà mes dates. Ceci sera donc décidément une autobiographie sans dates. Quelques vignettes pour servir de repère sur la bande. La bande qui, justement, n'est pas dessinée. Hors-champ. Quelques notes dans les marges. Arrière-plans. Paysages. Visages. Voix off. Raconter comme je dessine. Tantôt Giraud, tantôt Moebius : l'histoire de mon double. Autobiographie de mon pseudonyme. Pseudobiographie. 4 Le ruban de Moebius je ne sais plus si je suis Jean Giraud en train de rêver qu'il est Moebius ou Moebius en train de rêver qu'il est Gir. Imaginons que je dessine un de mes personnages en relief et que je le fasse marcher, de vignette en vignette, d'une extrémité à l'autre d'une bande dessinée horizontale. Je pourrais le laisser marcher comme ça vers l'infini, dessiner une perspective désertique où il s'enfoncerait jusqu'à disparaître dans un chatoiement de couleurs. Ma bande dessinée est donc un ruban de papier plat sur lequel marche mon personnage. D'un bord à l'autre de la bande, il a le choix de marcher au recto ou au verso. Son chemin peut passer d'une face à l'autre. Mais si je veux qu'il continue sa route de l'autre côté, il faut que je retourne la feuille et ce n'est plus tout à fait le même personnage : il évolue, l'histoire continue, la page est tournée. À présent, je prends la bande de papier sur laquelle marche mon personnage et je la courbe en une boucle en faisant coïncider tête-bêche l'extrémité du recto et celle du verso. Apparemment, il ne s'est rien produit. Pourtant, tout a changé. Je viens de fabriquer un ruban de Moebius. Mon personnage est passé dans une autre dimension. S'il continue 9 Histoire de mon double son chemin toujours rectiligne, pas à pas, de vignette en vignette, il va, cette fois, rejoindre son point de départ, parce que ma bande dessinée n'a plus qu'une seule face : le demi- tour donné à la bande a fait disparaître l'une de ses faces. L'un de ses bords aussi. C'est le paradoxe de Moebius. Auguste Ferdinand Moebius était un savant astronome et mathématicien allemand du xix' siècle. Je lui dois quelques excuses. Dans les colonnes du dictionnaire des noms propres, je lui ai proprement piqué sa place. Quand j'ai découvert son nom dans un livre, il était orthographié à la française : Moebius. L'idée m'a plu, le nom m'a plu. Mais ces messieurs du dictionnaire lui ont rendu son orthographe allemande avec le « umlaut » que nous ne possédons pas en français : Môbius. La bande dessinée ayant acquis ses lettres de noblesse et la gloire aidant, si vous cherchez le savant Moebius dans le dictionnaire français, mille pardons, vous tombez sur moi : Moebius, voir Giraud (Jean). Quand j'ai pris pour pseudonyme le nom de ce savant, je savais seulement qu'il avait inventé la bande tordue qui porte son nom. En énonçant le paradoxe de Moebius, il a écrit l'un des chapitres les plus importants de la topologie : « Toute figure comportant un nombre impair de demi-tours est un ruban de Moebius. » Parler d'une bande tordue, à propos de mon travail au moment où je me suis mis à dessiner du Moebius, était une assez bonne description. Le pseudonyme s'est imposé à moi comme un gag. J'ai signé Moebius pour la première fois en 1963 : ma première contribution à Hara-Kiri. Dans Pilote, je signais Gir, l'abréviation de mon nom. On utilisait souvent les initiales, mais Jijé était déjà pris par Joseph Gillain qui avait été mon maître. Aujourd'hui, je suis de plus en plus souvent tenté de signer Moeb. 10 Le ruban de Moebius À l'époque, prendre un pseudonyme était très fréquent. La BD n'était pas forcément une activité glorieuse. Nous n'étions pas censés nous faire des noms d'auteurs. Je crois que c'est Hergé qui a popularisé le truc des initiales. Dans mon cas, je considérais surtout cet artifice du double pseudonyme comme un système qui allait me permettre de changer ma façon d'être, de percevoir et d'émettre. En passant de Giraud à Moebius, j'ai tordu la bande, changé de dimension. J'étais le même et j'étais un autre. Moebius est la résultante de ma dualité. La face unique composée de deux faces distinctes. Un petit problème métaphysique à usage intime. Tout dessinateur sait qu'une œuvre d'art n'en est une que si des aspects de la réalité ont été coupés, mutilés, distordus. Cette distorsion est celle du trait pour atteindre un peu de vérité, du sens. Toujours le geste de Moebius tordant sa bande pour en inverser les pôles et modifier le plan. Quel exercice de contorsionniste ai-je fait là plus ou moins consciemment ? Représenter quoi que ce soit avec des traits nécessite d'éliminer au moins quatre-vingts pour cent de la perception pour essayer de trouver du signifiant, du sens, du représentatif ou à tout le moins une métaphore. Avec le ruban de Moebius, j'avais trouvé la métaphore par excellence. Celle de l'infini que symbolise aussi ce huit tordu qu'il forme quand il est dessiné. Quand il en a fini avec Giraud, Moebius travaille sur l'infini. Le dessinateur n'en croit pas ses yeux. Son crayon file sa ligne sur la bande tordue, et, au bout du conte, revient au même. Faire disparaître une surface en tordant un ruban de papier. Faire apparaître un paradoxe en dessinant la bande de papier tordue. Le dessinateur est le maître du jeu et de la perspective. Il peut tout. Faire par exemple réapparaître 11 Histoire de mon double le sous-marin rouge, qu'il a perdu corps et biens dans le lac de Vincennes quand il était enfant, sur une bande de Moebius. Le dessinateur avec son chapeau de Moebius est aussi le bateleur du jeu de tarots. Il a toutes les cartes en main. Le jeu peut commencer. Quand je fais du Moebius, je fais passer ma main gauche dans ma main droite. Cela ne s'explique pas autrement. Comprenne qui pourra. Le jour où j'ai découvert l'œuvre de Raymond Roussel, j'ai vraiment eu l'impression que le monde me tombait dessus. J'adorais les surréalistes et Boris Vian, mais Raymond Roussel est certainement, avec l'herbe, le Mexique, la science-fiction et l'Histoire de l'art d'Appolo, une des pierres d'angle du système qui a créé Moebius. Or en y réfléchissant, on pourrait dire que Impressions d'Afrique est une sorte de roman de Moebius. Raymond Roussel l'explique très bien lui-même dans les premières lignes de Comment j'ai écrit certains de mes livres : « Je choisissais deux mots presque semblables (faisant penser aux métagrammes). Par exemple billard et pillard. Puis j'y ajoutais des mots pareils mais pris dans deux sens différents, et j'obtenais ainsi deux phrases identiques... 1° Les lettres du blanc .sur les bandes du vieux billard... 2°Les lettres du blanc sur les bandes du vieux pillard (... ) Les deux phrases trouvées, il s'agissait d'écrire un conte pouvant commencer par la première et finir par la seconde. » Regardez le geste de Roussel : il écrit une phrase sur chaque face du ruban. Seul le b et le p de billard, et pillard diffèrent. Le p n'est-il pas un b qui a basculé de l'autre côté de la uploads/Litterature/ ebook-french-moebius-giraud-histoire-de-mon-double.pdf
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- Publié le Mai 17, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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