Franc-maçonnerie et alchimie (*) Didier KAHN (CNRS, CELLF 17e-18e) Sans avoir j
Franc-maçonnerie et alchimie (*) Didier KAHN (CNRS, CELLF 17e-18e) Sans avoir jamais formé un couple indissoluble, alchimie et franc-maçonnerie ont vu, plus d’une fois dans l’Histoire, se croiser leurs routes. Le dossier des origines de la franc- maçonnerie est trop complexe pour qu’il soit possible d’établir avec certitude l’existence — d’ailleurs fort douteuse — d’influences alchimiques au berceau de l’enfant maçonnique. Mais nombre de maçons s’intéressèrent de près à l’alchimie, et nombre d’alchimistes virent dans la maçonnerie le lieu privilégié de la réalisation du grand œuvre, entendu simultanément comme un ensemble de manipulations concrètes visant à la fabrication de la pierre philosophale, médecine universelle, c’est-à-dire des trois règnes (minéral, végétal, animal), et comme une forme de spiritualité visant à l’accomplissement de l’être sous la forme de l’union mystique avec le Créateur — quelles que fussent les modalités de cette union, extrêmement variables selon les sectes et les croyances de chacun. Le mythe de la « Parole perdue » et des origines alchimiques de la Franc-maçonnerie Dès avant la publication des Constitutions d’Anderson (1723), un ouvrage intitulé Long Livers, paru à Londres sous le pseudonyme d’Eugénius Philalèthe et dédié « au Grand Maître, aux Maîtres, Surveillants et Frères de la très ancienne et très respectable Fraternité des Francs-Maçons de Grande-Bretagne et d’Irlande »1, laissait entendre dans sa préface, datée du 1er mars 1721, que « l’objet des vœux et des désirs » des Frères n’était autre que l’alchimie, « sujet de l’éternelle contemplation des sages ». L’auteur probable de cet ouvrage, un certain Robert Samber, ne faisait que reprendre le pseudonyme de l’alchimiste anglais Thomas Vaughan (1621-1666), geste significatif qui montre bien les liens qu’il cherchait à établir entre franc-maçonnerie et alchimie2. Si ce cas est resté isolé en son temps, encore faudrait-il s’interroger, par exemple, sur l’origine exacte du thème de la Parole perdue. L’expression, qui semble apparaître vers la même époque dans le rituel du grade de « Royal Arch » des Ancient Masons d’Irlande3, est (*) Cet article reprend, en le réactualisant, un article paru sous ce titre : « Alchimie et franc-maçonnerie au XVIIIe siècle », dans : Mutus Liber Latomorum. “Le Livre Muet des Francs-Maçons”, Paris : J.-C. Bailly Éditeur, 1993, p. 25-38. 1. Long Livers : a Curious History of Such Persons of both Sexes who have liv’d several Ages, and grown Young again : With the rare Secret of Rejuvenescency of Arnoldus de Villa Nova, And a great many approv’d and invaluable Rules to prolong Life : as also, How to prepare the Universal Medicine. Most humbly dedicated to the Grand Master, Masters, Wardens and Brethren of the most Antient and most Honourable Fraternity of the Free-Masons of Great Britain and Ireland. By Eugenius Philalethes, F.R.S. Author of the Treatise of the Plague, Londres, 1722. 2. J’ai étudié ce cas dans mon introduction à [Thomas Vaughan], L’Art hermetique à decouvert ou Nouvelle lumiere magique (1787), Paris : J.-C. Bailly Éditeur (Gutenberg Reprints), 1989, p. 7-60, ici p. 47-54. 3. Cf. Antoine Faivre, L’Ésotérisme au XVIIIe siècle en France et en Allemagne, Paris : Seghers, 1973, p. 145 ; E. Lennhof, O. Posner, Internationales Freimaurerlexikon, Vienne, 1932, col. 1723, s.v. WORT, DAS VERLORENE. par ailleurs célèbre dans la littérature alchimique depuis le Moyen Age. Dans la Somme alchi- mique attribuée à Bernat Peyre (1366), on la rencontre dans le contexte suivant : Et ainsi parle la seconde partie, de laquelle parlerent tous les philosophes laissans la premiere partie : « et dictum verbum dimissum ignoratur nisi sit doctor vel philosophus in hac parte » [= et l’on ne peut connaître ladite parole délaissée, à moins qu’on ne soit docteur ou philosophe en cette partie de la philosophie]4. La version française de ce texte d’origine provençale comporte, dans le manuscrit qui la conserve, une suscription qui attribue le texte non pas à Bernat Peyre mais à « Bernard Pierre de Trèves » (Bernardum Petri Treverensem), effectuant ainsi un rapprochement entre Bernat Peyre et Bernard de Trèves (2e moitié du XIVe s.), dont le nom, plus tard modifié en « Bernard le Trévisan » ou « Bernard comte de la Marche Trévisane », allait coiffer à partir du XVIe siècle tout un corpus d’autres textes alchimiques5. L’un d’eux fut un traité qui allait être appelé à une certaine fortune : La Parole délaissée. Représenté par au moins onze manuscrits6, six éditions françaises7, deux traductions allemande8 et italienne9, il connut une rapide diffusion puisque dès la première moitié du XVIIe siècle, certains auteurs le citèrent comme une autorité10. Ce traité anonyme dans les plus anciens manuscrits11, datable de la seconde moitié du XVe siècle12, s’ouvre sur un prologue à l’issue duquel le titre est ainsi justifié : 4. Je cite l’édition de Suzanne Thiolier-Méjean, Alchimie médiévale en pays d’Oc, Paris : PUPS, 1999, p. 312 (texte d’oc) et 375 (texte d’oïl). Sur la Soma, sa datation et son attribution, voir mon article « Recherches sur le Livre attribué au prétendu Bernard le Trévisan (fin du XVe siècle) », dans C. Crisciani et A. Paravicini Bagliani (éd.), Alchimia e medi- cina nel Medioevo, Florence : Sismel - Edizioni del Galluzzo, 2003, p. 265-336, ici p. 315-320. 5. Ibid., p. 317-320. 6. Paris, BnF, ms. fr. 2012 (fin XVe s.), fol. 15-31v° ; ms. fr. 14797 (XVIe s.), p. 1-45 ; Bologne, B.U.B., ms. 457, b. 30, fasc. 2 (début XVIIe s.), fol. 10-23 ; Paris, Bibl. Mazarine, ms. 3681, fol. 19-40v° (XVIe s.) ; Bibl. de l’Arsenal, ms. 3028 (XVIIe s.), p. 172-174 (extraits) ; Londres, British Library, ms. Sloane 3640 (XVIIe s.) ; ms. Sloane 3771 (XVIIe s.) ; Wellcome Historical Medical Library, EPB 3542 (XVIIe s.) ; René Philipon, Stanislas de Guaita et sa bibliothèque occulte, Paris : Dorbon, 1899, p. 86, n° 677 (daté de 1694), disparu ; Paris, Bibl. du Muséum, ms. 358 (début XVIIIe s.), p. 834 sqq. ; Londres, British Library, ms. Sloane 3506 (XVIIIe s.). 7. La première édition est de 1618 : Parole Delaissee, Traicté de Bernard Comte de la Marche Trevisane, dans [Millet de Bosnay] (éd.), Trois Traitez de la Philosophie Naturelle, non encores imprimez ; sçavoir, La Turbe des Philosophes, qui est appellé le Code de verité en l’art, autre que la Latine. Plus, La Parole Delaissee de Bernard Trevisan. Et un petit traicté, tres-ancien, intitulé, Les Douze Portes d’Alchymie, autres que celles de Ripla, Paris : Jean Sara, 1618, p. 1-52 (seconde pagination). Viennent ensuite la rééd. de 1672 (Divers traitez de la philosophie naturelle, Paris : Jean d’Houry, 1672, p. 97-173), celle de 1740 ([Jean Mangin de Richebourg], Bibliotheque des Philosophes Chimiques, Paris : André Cailleau, 1740, II, p. 400-436), et trois rééditions plus récentes : l’une dans Le Voile d’Isis, 139 (juil. 1931), p. 461-479 ; une autre dans la Nouvelle assemblée des philosophes chymiques de Claude d’Ygé (Paris : Dervy-Livres, 1954, repr. Paris : Jean-Claude Bailly, 1991, p. 197-219), et la dernière dans l’Œuvre chymique de Bernard le Trévisan (éd. C.G. Burg, Paris : Trédaniel, 1976, p. 77-114). 8. Anonymi Verbum dimissum (Entdecktes Wort), dans : Tæda Trifida Chimica, das ist : Dreyfache Chymische Fackel, den wahren Weg zu der edlen Chimi-Kunst bescheinend […], Nuremberg : Johann Andreas et Wolffgang Endter, 1674, p. 97-136. 9. La Parola abbandonata. Trattato Filosofico di Bernardo conte della Marca Trevisana, dans : Rosario e Sabina Piccolini (éd.), La Biblioteca Alchemica, Padoue : MEB, 1987, rééd. 1990, p. 153-170. 10. Cf. la Lettre de Monsieur Dupuits sur l’explication de la figure de Flamel, éd. Sylvain Matton, dans Chrysopœia, I (1987), p. 21-30, ici p. 22, 24, 28. Sur La Parole délaissée, voir aussi mes « Recherches sur le Livre attribué à Bernard le Trévisan » (cf. n. 4), p. 320 et 322-323, et mon article « Littérature ou alchimie ? À la recherche de l’authentique Songe vert », The Culture of the book. Essays from two Hemispheres in honour of Wallace Kirsop, Melbourne : Biblio- graphical Society of Australia and New Zealand, 1999, p. 218-231. 11. Anonyme dans les mss. fr. 2012 et 14797 de la BnF (encore qu’il suive dans ce dernier ms. le Livre attribué à Bernard le Trévisan), il est attribué dans le Mazarine 3681 à l’alchimiste du XVe s. Bernard de Grava par un titre ajouté d’une main du XVIIe s. (fol. 19 : Verbum dimissum ou parolle delaissee de Bernardus de Gravia). Quant au ms. de Bologne, il porte le titre suivant : Verbum dimissum cum emphasi dictum qu’on attribue à Bernard Trevisan. Je l’ay veu attribué à […] toute l’œuvre des philosophes est divisee principallement en deux parties, c’est à savoir en la premiere et en la seconde. La seconde partie est par les philosophes divisee en la pierre blanche et en la pierre vermeille. Mais pource que le fondement de ce noble secret est en la premiere partie, les philosophes, doubtans divulguer ou reveller ce secret, ont faict pou [= peu] de mention de ceste premiere partie. Et croy que se n’eust esté pour eviter que la science des philosophes ne demourast faulse uploads/Litterature/ f-m-et-alchimie-hal.pdf
Documents similaires
-
18
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jan 31, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 0.1578MB