Annales. Économies, Sociétés, Civilisations Mélusine maternelle et défricheuse

Annales. Économies, Sociétés, Civilisations Mélusine maternelle et défricheuse Emmanuel Le Roy Ladurie, Monsieur Jacques Le Goff Citer ce document / Cite this document : Le Roy Ladurie Emmanuel, Le Goff Jacques. Mélusine maternelle et défricheuse. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 26ᵉ année, N. 3-4, 1971. pp. 587-622; doi : 10.3406/ahess.1971.422431 http://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1971_num_26_3_422431 Document généré le 12/03/2016 Mélusine maternelle et défricheuse J. Le Goff et E. Le Roy Ladurie ont rencontré, indépendamment Vun de Vautre, Mélusine dans des^ textes qu'ils expliquaient dans leurs séminaires respectifs de la VI* Section de l'École Pratique des Hautes Études. Ils ont ensuite confronté leurs textes et leurs idées. Il en est résulté cette étude commune, dont J. Le Goff est responsable pour la partie médiévale et E. Le Roy Ladurie pour la partie moderne. Le dossier médiéval « La création populaire ne fournit pas toutes les formes mathématiquement possibles. Aujourd'hui, il n'y a plus de créations nouvelles. Mais il est certain qu'il y a eu des époques exceptionnellement fécondes, créatrices. Aarne pense qu'en Europe ce fut le cas au Moyen Age. Si l'on songe que les siècles où la vie du conte populaire fut la plus intense sont perdus sans retour pour la science, on comprend que l'absence actuelle de telle ou telle forme ne suffise pas à mettre en cause la théorie générale. De même que, sur la base des lois générales de l'astronomie, nous supposons l'existence d'étoiles que nous ne voyons pas, de même nous pouvons supposer l'existence de contes qui n'ont pas été recueillis ». (V. Propp, Morphologie du conte, trad, franc., Gallimard éd., Paris, 1970, pp. 189-190.) Au chapitre IX de la quatrième partie du De nugis curialium, écrit entre 1181 et 1193 par un clerc vivant à la cour royale d'Angleterre, Gautier Map, est racontée l'histoire du mariage d'un jeune homme, visiblement un jeune seigneur, « Henno aux grandes dents » (Henno cum dentibus) « ainsi appelé à cause de la grandeur de ses dents », avec une étrange créature 1. Un jour, à midi, dans une forêt proche des rivages de la Normandie, Henno rencontre une jeune fille très belle et vêtue d'habits royaux, en train de pleurer. Elle lui confie qu'elle est rescapée du naufrage d'un navire qui la conduisait vers le roi de France qu'elle devait épouser. Henno tombe amoureux de la belle inconnue, l'épouse et elle lui donne une très belle progéniture : « pulcherrimam prolem ». Mais la mère d'Henno remarque que la jeune femme, 1. Walter Map, De nugis curialium, éd. M. R. James, Oxford, 1914. MYTHES qui feint d'être pieuse, évite le début et la fin des messes, elle manque l'aspersion d'eau bénite et la communion. Intriguée elle perce un trou dans le mur de la chambre de sa bru et la surprend en train de se baigner sous la forme d'un dragon (draco), puis de reprendre sa forme humaine après avoir coupé en petits morceaux un manteau neuf avec ses dents. Mis au courant par sa mère, Henno, avec l'aide d'un prêtre, asperge d'eau bénite sa femme qui, accompagnée de sa servante, saute à travers le toit et disparaît dans les airs en poussant un grand hurlement. D 'Henno et de sa femme-dragon subsiste encore à l'époque de Gautier Map une nombreuse descendance « multa progenies ». La créature n'est pas nommée et l'époque de l'histoire n'est pas précisée; mais Henno aux grandes dents est peut-être le même que le Henno (sans qualificatif) mis en scène dans un autre passage du De nugis curialium (chapitre XV de la quatrième partie) et qui est situé parmi des personnages et des événements mi-historiques, mi-légendaires qu'on peut dater du milieu du ixe siècle. Des critiques ont rapproché l'histoire de Henno aux grandes dents de celle de la Dame du château ďEsperver racontée dans les Otia Imperialia (3 e partie, chapitre LVII), composés entre 1209 et 1214 par un ancien protégé, lui aussi, d'Henri П d'Angleterre, passé par la suite au service des rois de Sicile, puis de l'empereur Otton IV de Brunswick, dont il était, au moment de la rédaction des Otia Imperialia, le maréchal pour le royaume d'Arles 4 C'est dans ce royaume, au diocèse de Valence (France, Drôme), que se trouve le château d'Esperver. La dame d'Esperver arrivait aussi en retard à la messe et ne pouvait assister à la consécration de l'hostie. Comme son mari et des serviteurs l'avaient un jour retenue de force dans l'église, au moment des paroles de la consécration elle s'envola en détruisant une partie de la chapelle et disparut à jamais. Une tour en ruines jouxtant la chapelle était encore, à l'époque de Gervais, le témoin de ce fait-divers qui n'est pas lui non plus daté 2. Mais s'il y a entre cette histoire et celle de la femme de Henno aux grandes dents une évidente ressemblance, si, bien qu'elle ne soit pas désignée comme un dragon, la dame d'Esperver, est, elle aussi, un esprit diabolique chassé par les rites chrétiens (eau bénite, hostie consacrée), le texte de Gervais de Tilbury est singulièrement pauvre par rapport à celui de Gautier Map. On a rarement songé, en revanche, à rapprocher de l'histoire de Henno aux grandes dents celle, également racontée par Gervais de Tilbury, de Raymond (ou Roger) du Château Rousset 3. Non loin d'Aix-en-Provence, le seigneur du château de Rousset, dans la vallée de Trets, rencontre près de la rivière Arc une belle dame magnifiquement habillée 1. Seule édition complète (mais très imparfaite) dans G. W. Leibniz, Scriptores rerum Bruns- vicensium, I, Hanovre 1707, pp. 881-1004. Emendationes et supplementa, II, Hanovre, 1709, pp. 751, 784. F. Liebrecht a édité avec d'intéressants commentaires folkloriques les passages « merveilleux » des Otia Imperialia avec en sous-titre, Ein Beitrag zur deutschen Mythologie und Sagenforschung Hanovre, 1856. J.R. Caldwell préparait une édition critique des Otia Imperialia (cf. articles dans Scriptorium 11 (1957), 16 (1962) et Mediaeval Studies 24 (1962). Sur Gervais de Tilbury : R. Bousquet, « Gervais de Tilbury inconnu », in Revue Historique 191, 1941, pp. 1-22 et H. G. Richardson, « Gervase of Tilbury », in History, 46, 1961, pp. 102-114. 2. Cet épisode (Otia Imperialia, Ш, 57, éd. F. Liebrecht, p. 26) est repris par Jean d'Arras et transporté en Orient. C'est au château de PEspervier en Grande Arménie que l'une des sœurs de Mélusine, Melior, est exilée par sa mère Presine (éd. L. Stouff, p. 13). 3. Cet épisode (Otia Imperialia, I, 15, éd. F. Liebrecht, p. 4) a été rapproché de l'histoire de Mélusine mais pas, en général, de l'histoire de Henno alors que le tout constitue un ensemble. Certains manuscrits de Jean d'Arras appellent le Raymond des Otia Imperialia Roger (p. 4). S'agit-il d'une contamination Rocher-Roger ou d'une autre tradition? Cf. la thèse de Mlle Duchesne annoncée (infra, p. 592, n. 1). Notons en tout cas que Raymond est déjà nommé quand Mélusine ne l'est pas encore. 588 MELUSINE AU MOYEN AGE j. LE GOFF qui l'interpelle par son nom et consent finalement à l'épouser à condition qu'il ne cherchera pas à la voir nue, auquel cas il perdrait toute la prospérité matérielle qu'elle lui apportera. Raymond promet et le couple connaît le bonheur : richesse, force et santé, de nombreux et beaux enfants. Mais l'imprudent Raymond arrache un jour le rideau derrière lequel sa femme prend un bain dans sa chambre. La belle épouse se transforme en serpent, disparaît dans l'eau du bain à jamais. Seules les nourrices l'entendent la nuit quand elle revient, invisible, voir ses petits enfants. Ici encore la femme-serpent n'a pas de nom et l'histoire n'est pas datée; mais le chevalier Raymond, quoiqu'ayant perdu la plus grande partie de sa prospérité et de son bonheur a eu, de son éphémère épouse, une fille (Gervais ne parle plus des autres enfants), très belle elle aussi, qui a épousé un noble provençal et dont la descendance vit encore à l'époque de Gervais. De même qu'il y a deux femmes-serpents (serpent aquatique ou ailé) dans les Otia Imperialia, il y en a deux dans le De nugis curialium, car, à côté de Henno aux grandes dents, il y a Edric le sauvage ( « Edricus Wilde, quod est siluestris, sic dictus a corporis agilitate et iocundidate verborum et operum »), seigneur de Ledbury Nord, dont l'histoire est narrée au chapitre XII de la deuxième partie 1. Un soir, après la chasse, Edric s'égare dans la forêt. En pleine nuit il arrive devant une grande maison 2 où dansent de nobles dames, très belles et de grande taille. L'une d'elles lui inspire une si vive passion qu'il l'enlève sur le champ et passe trois jours et trois nuits d'amour avec elle. Le quatrième jour, elle lui promet santé, bonheur et prospérité s'il ne la questionne jamais sur ses sœurs ni sur l'endroit et le bois où a eu lieu le rapt. Il promet et l'épouse. Mais plusieurs années après, il s'irrite de ne pas la trouver au retour de la chasse, une nuit. Quand elle arrive enfin, il lui demande en colère : « uploads/Litterature/ goff-me-lusine-maternelle-et-de-fricheuse.pdf

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