1 Sur l’importation des livres de musique en Espagne (1530-1604) Le contexte hi

1 Sur l’importation des livres de musique en Espagne (1530-1604) Le contexte historique La situation générale de la librairie en Espagne au XVIe siècle nécessite d’être exposée pour mieux comprendre quelles conséquences elle a eues pour le commerce des livres de musique1. Il est notoire qu’à cette époque, la production espagnole de livres fut largement insuf- fisante pour couvrir les besoins intellectuels du pays et alimenter le public universitaire ou clérical. Les causes sont diverses : le manque et la cherté du papier, qu’il fallait importer, la qualité moyenne des imprimeurs, la part trop importante que ceux-ci ont accordée aux publi- cations populaires, le dédain des investisseurs envers une profession à la rentabilité lente, le contrôle parfois sourcilleux de l’administration et de l’Inquisition ; s’y ajoute la position ex- centrée de la péninsule par rapport au continent européen, qui ne facilitait guère la vente des livres espagnols hors d’Espagne. On considère que la production espagnole ne couvrait qu’un quart environ des besoins de livres du pays... Celle-ci, surtout concentrée à Salamanque, Bar- celone, Saragosse, Valence et Séville, ne se monte qu’à 1300 éditions entre 1501 et 1550, soit autant qu’entre 1531 et 1535 à Paris ! La nécessité était donc forte d’importer des livres en quantité, ce qui a suscité des trafics importants entre l’Italie, la France et les Pays-Bas vers l’Espagne et le Portugal. Ces trafics ont été facilités dès 1480 par une exemption fiscale accordée par le roi d’Espagne, et par le fait que, dans la seconde moitié du XVIe siècle, le royaume de Naples, la Lombardie et les Flandres étaient sous domination espagnole. En proportion, les importations peuvent être estimées à 80% des collections actuelles du XVIe siècle et parmi les livres importés, la France (Lyon d’abord, puis Paris) et l’Italie (Venise surtout) se taillent la part du lion, avec presque 30% chacune. Anvers et Bâle arrivent ensuite. Cette prévalence de Lyon, Paris, Venise et Bâle est confirmée dans les documents qu’on possède sur la constitution de la bibliothèque de Philippe II vers 1545, puis celle du monastère de l’Escorial en 1575. Durant le XVIe siècle, la part de l’Espagne dans la production reste toujours minori- taire, encore que la proportion entre l’Espagne et l’étranger augmente un peu dans le temps : elle passe de 22 % dans la période 1531-1570 à 33 % en 1571-1600. De même, l’apport respectif des grands centres étrangers varie : Lyon domine de peu en 1531-1570, avant Venise puis Paris, alors que Venise domine loin devant Lyon et Paris en 1571-1600. Hormis le latin, les langues espagnoles et italiennes sont majoritaires, loin devant le français. Pour l’Espagne, ces impor- tations massives génèrent un déséquilibre sensible de la balance commerciale (l’argent étant envoyé en Europe sans être réinvesti sur place) ; les estimations de Gérard Morisse montrent qu’en l’espace de quatre ou six ans les importations de libraires lyonnais (tels les Portonariis ou les Trechsel) se montaient à plusieurs millions de maravédis, soit une contrevaleur d’un 1 Pour appréhender ce phénomène d’importation massive, on peut consulter d’abord pour les figures générales Gérard Morisse, « Les circuits de diffusion du livre en Espagne au XVIe siècle », Des moulins à papier aux biblio- thèques : le livre dans la France méridionale et l’Europe méditerranéenne (XVIe-XXe siècles), tome I, Actes du colloque tenu les 26 et 27 mars 1999 à l’Université de Montpellier III (Montpellier : Centre d’histoire moderne et contempo- raine de l’Europe méditerranéenne et de ses périphéries, 2003), p. 217-232, D. W. Cruikshank, « Some aspects of Spanish book production in the Golden Age », The Library, 5th series, 31 (1976), p. 1-19, et, pour les liens com- merciaux tissés par les libraires lyonnais, Christian Péligry, « Les éditeurs lyonnais et le marché espagnol aux XVIe et XVIIe siècles », Livre et lecture en Espagne et en France sous l’Ancien régime : colloque de la Casa Velazquez (Paris : Editions A.P.D.F., 1981), p. 85-95, ainsi que Gérard Morisse, « Le commerce du livre lyonnais en Castille au XVIe siècle », Revue française d’histoire du livre 131 (2010), p. 5-43. Les chiffres donnés proviennent de Morisse 2003, qui inclut une bibliométrie bien documentée. Nos remerciements vont à Gérard Morisse, qui a facilité notre appréhension du monde des libraires espagnols en mettant de nombreux documents à notre disposition, au regretté M. Anastasio Rojo Vega, qui nous a autorisé à reprendre sa transcription de l’inventaire de Trechsel, 1571, et à M. Pedro Rueda Ramírez qui nous a signalé le catalogue de 1597. 2 tiers en euros actuels. Chaque année entre 500 et 1.000 balles de livres entraient dans le royaume d’Espagne, suivant quatre itinéraires assez bien repérés : de la vallée du Rhône à Marseille et de là en bateau jusqu’à la côte est (Barcelone, Valence, voire Séville), par la Loire jusqu’à Nantes et de là par mer jusqu’à la côte ouest de l’Espagne, par la route vers La Rochelle puis Bordeaux et Bayonne, enfin des balles pouvaient venir du nord de l’Europe jusqu’à La Rochelle ou Nantes et continuer par l’un des itinéraires ci-dessus. En Espagne, le centre vital de la librairie est Séville jusque vers 1530. Ensuite, il se dé- place à Salamanque, ville universitaire, et Medina del Campo - judicieusement située dans le triangle Valladolid-Salamanque-Madrid - pour se déplacer encore à Madrid à la fin du siècle. Les foires biannuelles de Medina del Campo jouent longtemps le rôle de plaque tournante de la librairie espagnole, comme en Allemagne celles de Francfort. De nombreux libraires y tien- nent des boutiques et beaucoup de marchands-libraires étrangers y envoient leurs facteurs. Comme on peut s’y attendre, les inventaires qu’on possède de ces boutiques révèlent une pro- portion très importante de livres étrangers. Très tôt, conscients du lucratif marché espagnol, les grands libraires italiens et français ont constitué en Espagne un réseau de correspondants et de facteurs2 qui sont souvent des proches - frère, beau-frère, cousin, fils, gendre ou neveu... - comme ce fut déjà le cas quand les familles italiennes avaient fondé des comptoirs à Anvers ou à Lyon. Par exemple, les Giunta de Florence, qui avaient déjà essaimé à Rome, Venise et Lyon (là avec Jacques Giunta dès 1520, mort en 1546), envoient des facteurs à Salamanque, Burgos, Saragosse ou Madrid. À Sala- manque, « Juan de Junta » est un des créateurs de la Compagnie des libraires de Salamanque, associé à Gaspard Trechsel aussi lyonnais d’adoption. Le libraire lyonnais Jean Senneton en- voie ses deux frères Jacques et Claude en Espagne. Le Lyonnais Pierre Landry, qui apprend son métier chez Senneton, part ensuite à Medina del Campo faire tourner un comptoir entre 1565 et 1585. Quant à Guillaume Rouillé, arrivé en 1543 à Lyon, il épouse une fille Portonariis, se met à son compte en 1545 et s’associe en affaires à de nombreux libraires de Lyon, Paris, Venise, Genève, d’Espagne ; Vincent et Gaspard de Portonariis s’installent à Salamanque et deviennent ses facteurs. À Lyon, où de puissants marchands libraires ont très tôt investi dans le commerce de librairie, le gros des exportations se fait vers l’Italie et l’Espagne (Paris étant plus dirigé vers le nord de l’Europe). Si les libraires de Lyon, Paris ou Venise exportent en Espagne par l’intermédiaire de leurs réseaux et leurs comptoirs, ils n’exportent pas que ce qui est imprimé dans leur ville d’origine. Les catalogues imprimés par les libraires montrent bien que les livres proposés ont des provenances très diverses, résultant d’échanges préalables en d’autres lieux et foires. Ainsi, dans les catalogues lyonnais de la fin du siècle, Lyon ne compte que pour un tiers des lieux d’impression, le reste se partageant entre Paris, l’Allemagne et l’Italie. Ces deux niveaux de mélanges (au niveau du libraire exportateur puis au niveau des foires espagnoles) font que les assortiments disponibles sont très riches. Il en est de la musique comme pour le reste : la production locale de musique imprimée est très insuffisante. La situation générale de l’édition musicale espagnole du XVIe siècle a été décrite par Tess Knighton3. Elle souligne la grande fragilité de cette spécialité typographique, due à une adoption tardive du procédé en simple impression initié par Attaingnant à Paris, à un équipement typographique souvent inadéquat, et bien sûr une concurrence très forte des autres centres de typographie musicale qui s’étaient développés bien avant (Venise, Paris et 2 Le « facteur » travaille pour un libraire étranger et est rémunéré au pourcentage des ventes. 3 Voir Tess Knighton, « Preliminary thoughts on the dynamics of music printing in the Iberian peninsula during the sixteenth century », Bulletin of Spanish studies 89/4 (2012). 3 Lyon notamment). De sorte que la liste des éditions musicales espagnoles et portugaises4 re- pérées entre 1535 et 1648 culmine à environ 55 éditions (à lui seul, Attaingnant en avait produit autant à Paris entre 1528 et 1535...). Plusieurs compositeurs n’hésitèrent pas à se faire publier à l’étranger, tels le Portugais Lobo Duarte édité à quatre reprises chez Moretus à Anvers entre 1602 et 1639, ou le Sévillan Francesco Guerrero essentiellement publié en uploads/Litterature/ guillo-sur-l-x27-importation-des-livres-de-musique-en-espagne-1530-1604.pdf

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