ANALYSE DE TEXTES SOCIOLOGIQUES Année académique 2012-2013 Daniel Vander Gucht
ANALYSE DE TEXTES SOCIOLOGIQUES Année académique 2012-2013 Daniel Vander Gucht (danielvandergucht@yahoo.fr) « L ’entrée dans la vie comme entrée dans l’illusion du réel […] ne va pas de soi. Et les adolescences romanesques, comme celles de Frédéric ou d’Emma, qui, tel Flaubert lui-même, prennent la fiction au sérieux parce qu’ils ne parviennent pas à prendre au sérieux le réel, rappellent que la “réalité” à laquelle nous mesurons toutes les fictions n’est que le référent universellement garanti d’une illusion collective. » Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, Paris, Le Seuil, 1992 L ’écriture est bien l’activité principale du sociologue, depuis la prise de notes jusqu’à la rédaction d’articles et d’ouvrages scientifiques ou de vulgarisation, des communications à l’occasion de colloques en passant par des notes de cours, des rapports de recherche et d’innombrables documents administratifs — soit ce que nous appelons la « littérature grise ». Homme de plume sinon de lettres, il serait, suivant la célèbre distinction opérée par Roland Barthes avec l’écrivain, un « écrivant ». Or, de cette activité il est rarement sinon jamais question dans le cursus du sociologue, comme si l’écriture sociologique n’était pas problématique ni codifiée. Elle passe ainsi pour une sorte d’écriture neutre, blanche, objective, sans artifices ni apprêts. Cette occultation du dispositif scriptural, des enjeux stylistiques et des stratégies de publication, mais aussi de ses codes tacites mais non moins contraignants ressemblerait même à s’y méprendre à une forme d’escamotage dans la lutte que se livrent traditionnellement le savant et le lettré afin de faire prévaloir la clarté et la simplicité supposée du savant qui « énonce et décrit des faits » sur la subjectivité et les artifices du littérateur qui « fait des phrases ». Du reste, tout chercheur novice désireux de publier rencontrera bien vite ces règles tacites du bon usage des citations, des références obligées et des figures de rhétorique, du recours aux métaphores et aux analogies (dénoncées par ailleurs par Sokal et Bricmont) qui garantissent la légitimité et l’autorité de son discours, indépendamment de la pertinence, du bien- fondé et de la justesse de ses propos car cette codification implicite est destinée à ériger une barrière discriminatoire qui ne dit pas son nom autant qu’une frontière plus ou moins étanche entre la sociologie universitaire et la sociologie spontanée comme avec les disciplines voisines. On en trouve une démonstration aussi magistrale que cocasse dans Cantatrix sopranica L. et autres écrits scientifiques Georges Perec, sociologue écrivain. Prendre l’intitulé de cours au pied de la lettre en abordant la sociologie comme un texte susceptible d’analyses en termes de genre, de style et de rhétorique serait dès lors l’occasion de révéler ces règles et ces procédés d’écriture tout en interrogeant les critères de scientificité de ces textes sociologiques par rapport à d’autres formes et genres d’écriture qui peuvent lui disputer le terrain de la connaissance sociologique du monde social. Soit aussi d’interroger la possibilité de faire de la sociologie sans être nécessairement sociologue. Le romancier qui campe ses personnages typés pour raconter des histoires exemplaires dans des mondes sociaux reconstitués de manière crédible est-il vraiment si éloigné du sociologue qui procède par modélisation et typification pour proposer une interprétation plausible des logiques sociales à l’œuvre dans la société ? L ’avantage de l’écrivain sur le sociologue résidant en outre dans la conscience réflexive des mécanismes narratifs du premier par 1 rapport à une certaine naïveté en la matière du second, comme le souligne Antoine Hennion à propos d’un article de Nathalie Heinich qui analyse un roman de l’écrivain albanais Ismail Kadare. Je voudrais donc proposer comme sujet de réflexion les relations ambivalentes qu’entretiennent la littérature et la sociologie. Ces rapports sont le plus souvent déclinés sur le registre de la méfiance et de la dénégation, au point qu’un sociologue qui emprunterait la voie de la narration et, pire encore, de la fiction, se verrait ipso facto discrédité auprès de ses pairs, voire banni de sa communauté scientifique s’il ne distinguait clairement entre sa production scientifique « sérieuse » et ses « fantaisies » littéraires. Les écrivains n’ont, quant à eux, pas de mots assez durs pour fustiger la fatuité, la vulgarité et le ridicule des sociologues qui s’ingénient à découvrir des lois générales et matérialistes pour rendre compte de la vérité humaine qui leur semble relever exclusivement et irréductiblement du régime de singularité, comme l’attestent les escarmouches littéraires et mondaines qui ont opposé Danielle Sallenave et Pierre Bourdieu, entre autres. C’est que deux projets totalisants et investis d’une valeur sacrée pour leurs officiants respectifs s’affrontent ici : la littérature immaculée et auréolée de la théorie de l’art pour l’art et la sociologie impérialiste qui s’arroge le monopole du savoir sur le social et de la vérité objective. Les choses se corsent lorsque sociologues et littérateurs s’engagent sur le même terrain et prétendent dire chacun à sa manière la vérité sur le monde social. On assiste alors à la confrontation de la thèse sociologique et du roman à thèse. L ’ambition du roman social, du roman réaliste ou même du roman expérimental était du reste solidaire, à leur naissance, du projet sociologique naissant qui promettait pareillement de décrire et d’expliquer la réalité sociale, à l’instar d’un Zola (qui incarnera le premier la figure de l’« intellectuel » avant Sartre le philosophe engagé puis Bourdieu le sociologue « collectif » dans la lutte pour l’autorité intellectuelle), d’un Balzac (dont l’avant-propos de la Comédie humaine tient lieu de véritable programme sociologique visant à peindre la société de son époque) ou même d’un Flaubert qui, en dépit de ses positions politiques conservatrices et sa revendication d’autonomie pour l’art et la littérature, n’en invitait pas moins la France à renoncer à l’inspiration et à la méta physique pour se mettre à la critique et examiner les choses elles-mêmes… à l’instar d’un Durkheim, comme le rappelle Wolf Lepenies. Or, Sartre entendra faire d’une pierre deux coups en imposant sa définition de la littérature politique de situations (par opposition à la littérature psychologique de caractères) et en réglant son compte à ce « bourgeois » de Flaubert dans L’Idiot de la famille. Ce chantier inachevé sera en quelque sorte repris par Bourdieu qui fera à son tour, dans Les Règles de l’art, un sort à ce même Flaubert qui, dans Bouvard et Pécuchet, ridiculisait les savants et leurs prétentions à édicter des lois immuables et universelles. Certes, quelques écrivains-philosophes ont réussi à se faire une place en qualité de penseurs et de précurseurs de la sociologie dans son panthéon, tels Montesquieu ou Rousseau, mais certainement aucun littérateur, même si, comme on disait de Marx qu’il n’était peut-être pas sociologue mais qu’il y avait bien une sociologie chez Marx, certains romanciers dits « réalistes » sont régulièrement cités par les sociologues pour leur « imagination », leur « intuition » ou leur « sensibilité » sociologique. Soulignons néanmoins que l’usage des œuvres littéraires est cantonné soit à l’illustration de propos savants étayés par quelque tableau statistique ou formule mathématique pour faire bonne mesure, soit au rang de « document » sur une époque révolue – étant entendu qu’aucun écrivain ne saurait rivaliser avec les vrais romanciers de notre temps que seraient devenus les sociologues, comme n’hésite pas à le proclamer Michel Zéraffa dans Roman et Société. 2 Cette manière de s’ignorer aussi ostensiblement, de se tourner le dos voire de se dénigrer mutuellement trahit une véritable rivalité née, manifestement, d’une proximité jugée gênante par certains entre littérature et sociologie en un temps où la sociologie hésitait encore entre le modèle des sciences de l’esprit et le modèle des sciences naturelles. Le caractère persistant de cet ostracisme du littéraire en sociologie, désormais arrimée aux sciences humaines, témoigne, me semble-t-il, de l’insécurité foncière que nombre de sociologues continuent à éprouver à l’égard de la validité et de la spécificité de leur propre discipline. Sentiment d’insécurité, et donc tendance à serrer les rangs tel un camp retranché, accru chez les sociologues positivistes depuis ce qu’on a coutume d’appeler le tournant linguistique ou pragmatique dans le champ des sciences humaines, à savoir l’abandon de la sacro-sainte « rupture épistémologique » qui garantissait la pureté du savoir sociologique contre la contamination du sens commun, le jeu des interprétations et des co-constructions de sens de la réalité sociale par l’ensemble des acteurs-médiateurs sociaux (parmi lesquels le sociologue déchu de son statut souverain et de son point de vue surplombant quasi divin), la critique du mythe d’une écriture neutre opposée à une littérature (forcément) subjective. La question iconoclaste que pose le pragmatisme ou le constructivisme aux sciences sociales – et singulièrement à la sociologie, à l’anthropologie et à l’histoire – est, précisément, celle de savoir en quoi l’histoire, la description ethnographique ou le discours sociologique se distinguent d’un récit. Et cette question est, de fait très perturbante, mais aussi très féconde, si l’on accepte de la prendre au sérieux, c’est-à-dire sans céder à l’anti-scientisme postmoderne ni non plus se raidir dans une posture dogmatique positiviste. Ainsi, l’anthropologue Clifford Geertz semble bien renoncer au credo de l’objectivité de la uploads/Litterature/ analyse-de-textes-socio.pdf
Documents similaires
-
19
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jul 28, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 0.5492MB