HYPNOS ET THANATOS : UNE ASSOCIATION TRADITIONNELLE RENOUVELÉE À LA RENAISSANCE

HYPNOS ET THANATOS : UNE ASSOCIATION TRADITIONNELLE RENOUVELÉE À LA RENAISSANCE Christine Pigné Les Belles lettres | « L'information littéraire » 2008/4 Vol. 60 | pages 21 à 34 ISSN 0020-0123 ISBN 2251061320 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-l-information-litteraire-2008-4-page-21.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Les Belles lettres. © Les Belles lettres. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Des sociologues et des historiens2 se sont penchés sur cette gémellité et en ont trouvé des traces chez les Romains, dans les textes médiévaux3, mais aussi, loin de l’Occident, chez de nombreux peuples dits « primitifs »4. À la Renaissance, certains penseurs – théologiens, médecins, poètes et écrivains – reprennent cette association tradition- 21 Ch. PIGNÉ : HYPNOS ET THANATOS À LA RENAISSANCE 1. P. Ariès, L’homme devant la mort, Paris, Seuil, 1977, p. 32. 2. Voir P. Boyancé, Le sommeil et l’immortalité, extrait des Mélanges d’Archéologie et d’Histoire, publiés par l’Ecole Française de Rome, t. XLV, 1928, Paris, E. de Boccard, 1928 ; E. Morin, L’homme et la mort, Paris, Seuil, 1970 ; P. Ariès, L’homme devant la mort, op. cit. ; R. Bastide Le Rêve, la transe et la folie, Paris, Seuil, 2003, p. 60-61. 3. P. Ariès cite les adieux d’Olivier et de Roland (L’homme devant la mort, op. cit., p. 30). 4. E. Morin cite par exemple le proverbe boshiman : « la mort est un sommeil » (L’homme et la mort, op. cit., p. 139). paraître principalement en exerçant l’hospitalité envers tout le monde. Le ciel lui donna des hôtes ; les anges lui apprirent les conseils de Dieu ; il y crut et parut en tout plein de foi et de piété.48 Là où Bossuet ajoute du sens au texte de l’Ancien Testament en le lisant à la lumière de son interprétation comme préfiguration du Nouveau Testament et en soutenant ce dédoublement symbolique par un style sublime, Voltaire en retire et vide de toute substance symbolique un récit décharné. Pourtant, et c’est le paradoxe – et la réussite la plus remarquable sans doute d’« Abraham » – le texte de Voltaire n’est pas du tout exempt de poésie, et d’une poésie infiniment plus « moderne » que celle de Bossuet, parce qu’elle n’est pas épanouissement et apothéose d’une « langue spectacle » mais interrogation sur la parole même et sur la narration. « Abraham » n’est donc pas un article « parmi d’autres » dans l’ensemble des textes consacrés par Voltaire aux figures majeures de l’Ancien Testament, chacun des textes impor- tants relevant de ce « front » – et, par exemple, « David », « Ézéchiel » ou « Salomon » – expérimentant d’autres formes stylistiques de la polémique et de la « déconstruction ». Et ce n’est pas seulement par l’intervention de l’histoire et de l’éru- dition, qui n’en jouent pas moins un rôle essentiel, mais par une confondante « machine narrative » qui interroge les rouages essentiels de tout récit humain, que Voltaire par- vient à affronter dans un « duel au sommet » le récit biblique. Car si, comme Paul Ricœur, et, avant lui, Frank Kermode, l’ont magistralement montré, le récit est ce qui, par la mise en intrigue, vise à donner du sens à l’expérience humaine, notamment à travers la création par le discours d’un « début » et d’une « fin » (que Kermode comparait génialement au tic tac de l’horloge : « Tic est une humble Genèse, Tac une faible Apocalypse »49), le récit de Voltaire, préfigurant certaines des expériences les plus troublantes de notre modernité, parvient, par le travail d’élimination radi- cale de la « transcendance » qu’il met en œuvre, à être au contraire (et partiellement) un essai d’effacement du sens. D’une certaine manière, le génie narratif voltairien apparaît donc ici comme porteur d’une philosophie plus radicale (et peut-être plus « spinoziste » ?) que ses argumentations explicites et fait d’« Abraham » un véritable rival spirituel (ou déspiritualisé) du récit biblique en tant que « conte fon- dateur » d’une modernité dans laquelle, au prix de légers mais nécessaires anachronismes, nous pouvons pleinement nous retrouver. Marc HERSANT Université Paris VII-Denis-Diderot 48. Discours sur l’histoire universelle, p. 673. 49. The sense of and ending, Oxford university press, 1966, p. 44-45. Hypnos et Thanatos : une association traditionnelle renouvelée à la Renaissance Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.88.197.219 - 19/11/2019 03:28 - © Les Belles lettres Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.88.197.219 - 19/11/2019 03:28 - © Les Belles lettres nelle du sommeil et de la mort, et lui donnent souvent une portée qu’elle était loin d’avoir dans les textes antiques. Après avoir analysé les raisons d’une telle association entre le sommeil et la mort, nous nous pencherons sur l’évo- lution de ce thème à la Renaissance, et, dans un dernier temps, nous relèverons les traces d’un tel rapprochement sous la plume d’un des plus grands poètes du XVIe siècle, Pierre de Ronsard5. I. La mort est un « sommeil » Les raisons d’un tel rapprochement peuvent être nom- breuses. La plus évidente est l’analogie entre le corps d’un homme endormi et celui d’un cadavre : même position allongée, même baisse de la température corporelle, mêmes yeux fermés, apparente décontraction, « inconscience ». Mais cette ressemblance ne résiste pas aux simples données de l’expérience. Le corps d’un homme mort ne ressemble à celui du dormeur que quelques heures ; il est ensuite inéluc- tablement entraîné dans le processus de décomposition6. De plus, le dormeur « sort » de son sommeil ; le cadavre ne peut « sortir » de la mort. Il faut donc chercher ailleurs les causes d’une telle analo- gie, loin de la simple observation visuelle. Cette association a comme but principal d’euphémiser la mort, de supprimer ce qui fait d’elle l’altérité absolue, de la rapprocher d’un état connu, rassurant, que traverse l’homme chaque jour : le som- meil. Le discours de Socrate à la veille de sa mort est, à cet égard, révélateur : la mort n’est peut-être qu’une nuit sans rêves7. À la Renaissance, Montaigne reprend le raisonnement socratique au livre III des Essais : « Si c’est un anéantisse- ment de notre être, c’est encore amendement d’entrer en une longue et paisible nuit. Nous ne sentons rien de plus doux en la vie, qu’un repos et sommeil tranquille et profond sans songes »8. Comment craindre la mort dans ces conditions ? La conséquence immédiate d’un tel raisonnement est égale- ment faite pour rassurer : si la mort est un sommeil, l’agonie n’est qu’une autre forme de l’endormissement. Point de dou- leur là où la conscience glisse progressivement ailleurs, dans la douceur9. À la suite d’un grave accident, Montaigne décrit ainsi ce qui ressemble fort à une agonie : « Il me semblait que ma vie ne me tenait plus qu’au bout des lèvres : je fermais les yeux pour aider (ce me semblait) à la pousser hors, et prenais plaisir à m’alanguir et à me laisser aller. C’était une imagina- tion qui ne faisait que nager superficiellement en mon âme, aussi tendre et aussi faible que tout le reste : mais à la vérité non seulement exempte de déplaisir, ainsi mêlée à cette dou- ceur, que sentent ceux qui se laissent glisser au sommeil. Je crois que c’est ce même état, où se trouvent ceux qu’on voit défaillants de faiblesse, en l’agonie de la mort : et tiens que nous les plaignons sans cause, estimant qu’ils soient agités de grièves douleurs, ou avoir l’âme pressée de cogitations pénibles »10. G. Matthieu-Castellani commente ainsi ce pas- sage : « Plaisir de mourir, mourir de plaisir : ce plaisir est d’une qualité tout autre que le plaisir viril ; il est tout d’aban- don, de laisser-aller, d’alanguissement, de glissement ; c’est un plaisir féminin, marqué par la liquidité, l’effusion (…) uploads/Litterature/ hypnos-thanatos.pdf

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