ORDRE ET DÉSORDRE EN TERRITOIRE GREC VIlle - IVe SIÈCLES AV, }.C.* PAR JeanALAU
ORDRE ET DÉSORDRE EN TERRITOIRE GREC VIlle - IVe SIÈCLES AV, }.C.* PAR JeanALAUX Université de Valenciennes 1 - KOSMOS : LE MOT, LA CHOSE Sur la dialectique de l'ordre et du désordre, les Grecs n'ont cessé eux- mêmes de s'interroger depuis l'origine, qu'il s'agisse des mythes cosmogo- niques, des modèles normatifs de la cité ou des spéculations philosophiques et savantes. Contraint d'opérer un tri dans une matière vaste, je voudrais toute- fois essayer de montrer qu'elle n'est hétérogène qu'en apparencel . Notre relation à l'Antiquité est faite d'un singulier mélange de familiarité et de distance et, souvent, de distance au cœur de la familiarité. Mon point de départ sera sémantique: le mot kosmos qui, passé (tardivement d'ailleurs) en français 2 , désigne la notion d'un univers organisé selon certaines lois, ne * Je souhaiterais remercier M. Raphaël Draï de m'avoir invité à réfléchir sur ces sujets à l'occasion du Séminaire de formation doctorale 1995-1996 organisé à la Faculté de Droit et des Sciences Politiques et Sociales de l'Université de Picardie Jules Verne. Sauf exception signa- lée, les textes grecs sont cités dans les éditions et les traductions de la Collection des Universités de France (Paris). 1. Il faut ici mentionner - sans pouvoir l'analyser en profondeur -le récent essai de Richir (M.), La naissance des dieux, Paris, 1995, dans lequel les élaborations complexes de la pensée mythologique depuis Homère jusqu'à Platon (en passant par Hésiode et par les Tragiques) s'articulent à l'énigme sans cesse renaissante de la fondation du pouvoir. 2. 1863 d'après le Robert, les composés cosmographie, cosmologie et cosmogonie remon- tant au XVIe siècle; voir aussi Bloch (O.) et von Wartburg (W.), Dictionnaire étymologique de la langue française , Paris (1932), rééd. 1975, s. v. cosmo-. 18 DÉSORDRE(S) prend que très progressivement ce sens dans la langue grecque ; il se réfère pendant longtemps à l'idée d'ordre, d'arrangement adéquat (avec des valeurs militaires et politiques), voire de parure et d'ornement3 • C'est au cours du ve siècle - de façon rare et ponctuelle (chez un certain nombre de Présocratiques et dans au moins un passage du Corpus médical) - que le terme en vient à signifier "monde ordonné"4 ; au IVe siècle encore, chez Platon par exemple, il conserve un sens technique, hérité des spéculations philosophi- co-religieuses antérieures5• Cette évolution tardive du mot, et la rareté des témoignages que nous en avons, nous invitent à poser la question de savoir pourquoi, dès les premiers mythes dont subsistent des traces écrites et donc fondatrices, la notion d'ordre du monde se construit et se pense tout autrement que nous ne le ferions aujourd'hui d'instinct. Les commencements du monde : de la généalogie à la souveraineté Ouvrons la Théogonie d'Hésiode, ce "maître du plus grand nombre", comme l'appelle Héraclité : le modèle, on le sait, est d'abord généalogique7, qu'il s'agisse de naissances ex nihilo, de parthénogenèse ou, ensuite, d'unions entre deux éléments plus ou moins discrets8• 3. Chantraine (P.), Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots, Paris, (1968), rééd. 1983, S.v. K60'fLo~ (étymologie obscure: < *K6uO'fLO~ ; cf. latin censeo ?). 4. Cf. notammeut, le passage du traité hippocratique La nature de l'homme (attribué à Polybe et daté des années 410-400, édition de J. Jouanna, Corpus medicorumgraecorum, l, 1, 3, Berliu, 1975), où l'auteur, après avoir exposé la théorie des quatre humeurs constitutives du corps humaiu, dont les proportions varient en fonction des différentes saisons, se réfère à la loi selon laquelle "pas un seul être dans notre univers (Év orû'J8E orû'J KOO'fLû'J) ne pourrait subsister un seul instant sans tous les autres" (c. 7). Voir la mise au'point de Jou~nna (J.), pp. 273-274 (cf. aussi pp. 39-41 et 251). Je remercie M. Paul Demont de ses indications précieuses sur le sujet. 5. Le passage du Gorgias où on le rencontre dans ce sens est probablement une allusion aux conceptions pythagoriciennes (cf. Xénophon, Mémorables, 1,1,11) : voir 507e-508 a, éd. de E. R. Dodds, Londres, 1959, et le commentaire pp. 338-339 (au cours du y' siècle, la notion de "monde ordonné" se dégage dans les textes philosophiques et médicaux, puis elle s'élargit). Pour la fin du YI' siècle et le y' siècle, voir Héraclite, D.K., B 30, Empédocle, D.K., B 134, Anaxagore, D.K., B 8, Diogène d'Apollonie, D.K., B 2, et, si ces fragments sont authentique- ment du y' siècle, Philolaos, D.K., BI, B 2, B 6 ; on peut se reporter à l'édition française éta- blie par Dumont (J.-P.) avec la collaboration de Delattre (D.) et Poirier (J.-L.), Les Présocratiques, Paris, 1988. 6. Fr. 57 D.K. 7. Les philosophes qui, selon la critique d'Aristote (Métaphysique, A, 1075 b-l076 a), "prennent pour principe le nombre mathématique" et font ainsi de l'essence de l'univers "une série d'épisodes", sont encore imprégnés de ce modèle. On notera, sur un tout autre plan, que le panthéon romain, malgré le jeu bien connu des correspondances entre les noms des dieux, ne comporte pas de "couple anthropomorphe... ni de généalogie et par conséquent pas de théogonie non plus." [Dupont (Fl.), Les Monstres de Sénèque. Pour une dramaturgie de la tragédie romaine, Paris, 1995, p. 47]. 8. Les unions sont d'abord incestueuses, puis progressivement mieux différenciées. Voir ORDRE ET DÉSORDRE EN TERRITOIRE GREC 19 Au commencement, trois entités distinctes "naissent" (ou "furent" : le verbe grec est le même: géneto) sans origine assignée: d'abord Khaos, qui n'est pas le désordre comme les Stoïciens, bien plus tard, l'entendront9 , mais, étymologiquement, la "Béance" - l' "Abîme" traduit-on souvent, mais il faut alors concevoir un abîme non-spatialisé, sans bas ni haut, sans fond ni bord, sans direction fixe - ; ensuite Gaîa, qui va engendrer la plupart des êtres divins; enfin Éros qui n'est pas encore le principe d'attirance entre les sexes (Aphrodite n'est pas apparue), mais l'instinct même qui pousse l'être àadve- nir et à croître10• Khaos produit sa propre lignée, en commençant par Erèbe et Nuitu : nous reviendrons sur la sinistre cohorte des enfants de la Nuit, si importante dans la pensée et dans l'histoire grecques12 ; précisons pour l'instant qu'entre Khaos et Gaîa, entre leurs descendances respectives, il n'y aura pas d'union sous forme de mariage, mais, à coup sûr, des interférences révélatrices - et inévitables - d'un point de vue structurel et fonctionneP3. Du côté de Gaîa, la mise en place de l'univers s'effectue en l'espace de quatre générations: fécondée par Ciel, qu'elle a conçu seule en même temps que Flotl4, elle enfante une série de Titans15 , dont Kronos, le dernier-né, qui (suite note 8) l'ouvrage fondamental de Ramnoux (Cl.), Mythologie ou la famille olym- pienne (1959), rééd. 1982, Brionne. 9. Sur le mot lui-même et les notions qu'il implique, voir Chantraine (P.), op. cit., s. v. Xaoç «xaf-o,> ; cf. xafrro, "s'ouvrir, béer"). Notons au passage que, même chez un Stoïcien romain comme Sénèque, il arrive que les connotations initiales perdurent. Nous songeons ici au vers 1238 de Phèdre, où Thésée, au comble du dolor, s'exclame: "Dehisce, tellus, recipe me, dirum chaos", "Terre,fends-toi! Il Prends-moi, noir Chaos !" (trad. FI. Dupont, Sénèque. Théâtre complet, Paris, 1991). Ce retour de la béance et de la confusion originelle tapies au fondement du monde est d'ailleurs conforme à la régression du héros tragique vers un univers primitif, antérieur au "cosmos" harmonieusement organisé. 10. Cet Éros initial (v. 120) s'intégrera plus tard au cortège d'Aphrodite née du sperme d'Ouranos (v. 201). Pour une mise au point sur les autres mythes relatifs à Éros, voir Brisson (L.), "Éros", Dictionnaire des mythologies et des religions des sociétés traditionnelles et du monde antique, sous la direction de Y. Bonnefoy, Paris, 1981, 1, pp. 351b-359b. 11. A la grande indignation d'Aristote qui ne conçoit pas que puisse être premier ce qui n'est qu'en puissance: d'où l'existence nécessaire d'un "extrême qui meut sans être mû, être éternel, substance et acte pur", le fameux "premier motèur immobile" ; voir Métaphysique, A, 1071 b 27 (commeut peut-on uaître de la nuit?) et 1072 a 25-26. 12. Voir Ramnoux (Cl.), La Nuit et les enfants de la nuit dans la tradition grecque, rééd., Paris, 1986. 13. Vernant (J.-P.), "Cosmogonies et mythes de souveraineté" in: Vernant (J.-P.) et Vidal-Naquet (P.), La Grèce ancienne. 1. Du mythe à la raison, Paris, 1990, pp. 111-138 (pp. 118-121 et 127-129 : Khaos donne naissance à Erèbe et à Nuit, mais Nuit engendre Éther et Jour; certaines entités se retrouvent dans les deux liguées). Cf. Ramnoux (Cl.), Mythologie... , pp. 88-89. 14. Première esquisse d'ordre spatialisé: Gaîa enfante Ciel, les montagnes (et donc les val- lons), Flot (Pontos). 15. Deuxième esquisse d'ordre spatialisé, plus complexe, par les Titans; mais Ouranos bloque la génération et étouffe l'espace. 20 DÉSORDRE(S) s'unit à sa sœur Rhéii. Pendant deux générations, une rivalité de pouvoir oppose alors un père et un fils ; Kronos mutile par la ruse son père Ouranos, qui refuse de laisser advenir à la lumière, en les repoussant dans le sein de Caîa, les enfants qu'elle a procréés16 ; Kronos, uni à sa sœur, engendre une série de uploads/Litterature/ jean-alaux.pdf
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- Publié le Dec 10, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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