Littérature Pour une analyse de l'effet-personnage Vincent Jouve Citer ce docum

Littérature Pour une analyse de l'effet-personnage Vincent Jouve Citer ce document / Cite this document : Jouve Vincent. Pour une analyse de l'effet-personnage. In: Littérature, n°85, 1992. Forme, difforme, informe. pp. 103-111; doi : 10.3406/litt.1992.2607 http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1992_num_85_1_2607 Document généré le 01/06/2016 LES MÉTAMORPHOSES D'UN CONCEPT INTROUVABLE Vincent Jouve, Université de Paris III POUR UNE ANALYSE DE L'EFFET-PERSONNAGE Le personnage est aujourd'hui encore une des notions les plus problématiques de l'analyse littéraire. Le concept, s'il suscite toujours l'intérêt des chercheurs \ semble résister à toute définition ou, pire, accepter n'importe laquelle. Décor, idées, forces abstraites ou collectives : tout, dans le récit, est appelé « personnage » 2. On peut dès lors se demander si le terme lui-même se justifie encore. Acteur, fonction ou rôle thématique, les notions concurrentes, et souvent plus précises, ne manquent pas. La situation, on le voit, est assez embrouillée. Tentons de faire le point. Les apports théoriques en date les plus intéressants sur le personnage sont à mettre au crédit de la narratologie. Le renouveau des études littéraires opéré par le formalisme et le structuralisme a permis de reconsidérer une notion jusque-là assez indéterminée et tombée en désuétude. Il s'agissait de donner du personnage (du moins, dans une première étape) une définition strictement fonctionnelle qui le constituât en un composant du système narratif. Les formalistes russes avaient très tôt ouvert la voie. En 1928, Vladimir Propp relevait trente et une fonctions pour les personnages des contes merveilleux 3. Cette réduction du personnage à un simple support des motifs narratifs était reprise à la même époque par des théoriciens comme Tomachevski ou Chklovski 4. Ce dernier écrivait ainsi du héros de Lesage : Gil Bias n'est pas un homme, c'est le fil qui relie les épisodes du roman ; et ce fil est gris 5. 1. Voir le colloque de Toulouse, Le Personnage en question, Université Toulouse-Le Mirail, 1983- 2. On trouve ainsi des personnages dans les textes philosophiques les plus abstraits. Voir, à ce propos, l'analyse de Destutt de Tracy par F. Rastier {Idéologie et théorie des signes, La Haye-Paris, Mouton, 1972). 3. Cf. V. Propp, Morphologie du conte, trad, franc., Paris, Seuil, Coll. « Points », 1970. Appréhender le récit comme une combinaison d'invariants narratifs était déjà un rêve ancien. En France, G. Polti avait proposé dès la fin du siècle précédent un inventaire de séquences-types (Les Trente-Six Situations dramatiques, Paris, Mercure de France, 1895) ainsi qu'une intéressante analyse « morphologique » des personnages (L'Art d'inventer les personnages, Paris, Eugène Figuière, 1912). Citons également Saussure qui, dans ses notes sur les Niebelungen, envisageait d'étudier le personnage comme une combinaison de traits différentiels soumise aux lois de la syntaxe narrative (voir le chapitre « La sémiologie de la narrativité chez Saussure » in D.S. Avalle et al., Essais de la théorie du texte, Paris, Galilée, 1973, pp. 28 et sq). 4. Cf. Théorie de la littérature (textes des formalités russes, présentés et traduits par Tzvetan Todorov), Paris, Seuil, Coll. « Tel Quel », 1965. 5. V. Chklovski, « La construction de la nouvelle et du roman », trad, franc., in T. Todorov, Théorie de la littérature, op. cit., p. 190. 103 L' effet-personnage Ce sont cependant les structuralistes français de la fin des années I960 et du début des années 1970 qui ont systématisé les recherches formalistes en les intégrant à différents modèles. Des travaux comme ceux de A.-J. Greimas 6 et de Roland Barthes " ont, en ce sens, posé les fondements de l'étude narratologique du personnage. Mais, même si le modèle greimassien est grandement simplifié par rapport à celui de Propp (les trente et une fonctions sont réduites à six actants : Sujet/Objet, Destinateur/Destinataire, Opposant/Adjuvant), les personnages n'en continuent pas moins à être saisis à travers leur seul rôle fonctionnel 8. Comme Barthes l'écrivait à l'époque : L'analyse structurale, très soucieuse de ne point définir le personnage en termes d'essences psychologiques, s'est efforcée jusqu'à présent, à travers des hypothèses diverses, de définir le personnage non comme un « être », mais comme un « participant » '■". Dès lors, la voie était ouverte à l'approche strictement linguistique que l'on trouve dans un article de Philippe Hamon de 1972 : « Pour un statut sémiologique du personnage. » L'analyse sémiotique, se fondant sur la tripartition de la linguistique en sémantique, syntaxe et pragmatique, y proposait une définition du personnage passant par trois catégories : les personnages-référentiels (renvoyant à des signifiés sûrs et immédiatement repérables) ; les personnages-embrayeurs (représentant le lecteur ou l'auteur) ; et les personnages-anaphores (unifiant et structurant l'œuvre par un système de renvois et d'appels). Le personnage, saisi sur le modèle du signe linguistique, était appréhendé comme un système d'équivalences réglées destiné à assurer la lisibilité du texte 10. Ce qui rapproche les recherches de Greimas, Barthes ou Hamon, c'est donc une conception immanentiste : le personnage n'est pour eux qu'un « être de papier » strictement réductible aux signes textuels. Une telle formalisation, au-delà de son intérêt méthodologique incontestable, est le produit du contexte intellectuel de la fin des années I960. Elle a reçu une justification idéologique dans des travaux comme ceux d'Alain Robbe-Grillet n ou de Nathalie Sarraute 12 : l'intention, dans ces textes de l'« ère du soupçon », était de déjouer l'illusion idéaliste du roman traditionnel en donnant le personnage pour ce qu'il est : un tissu de mots, un « vivant sans entrailles » 13. 6. Cf. A.-J. Greimas, Sémantique structurale, Paris, PUF, Coll « Formes sémiotiuues », 1986. 7. Cf. R. Barthes, « Introduction à l'analyse structurale des récits », in R. Barthes et al, Poétique du récit, Paris, Seuil, Coll. « Points », 1977. 8. La notion d'« actant » est, à l'origine, empruntée à la linguistique (cf. L. Tesnicrc, Eléments de syntaxe structurale, Paris, Klincksieck, 1959). Tesnière définit les actants comme des rôles invariants permettant le jeu des fonctions syntaxiques dans l'énoncé élémentaire. Une telle approche, comme le remarque Greimas {Sémantique structurale, op. cit., p. 173), assimile l'énoncé à une sorte de spectacle dont la distribution est toujours identique. 9. R. Barthes, « Introduction à l'analyse structurale des récits », op. cit., p. 34. 10. Ph. Hamon, « Pour un statut sémiologique du personnage », in R. Barthes et al., Poétique du récit, op. cit., p. 144. 11. Cf. A. Robbe-Grillet, « Sur quelques notions périmées - le personnage », in Pour Un Nouveau Roman, Paris, Gallimard, Coll. « Idées », 1963. 12. Cf. N. Sarraute, « Ce que je cherche à faire », in Nouveau Roman, hier, aujourd'hui, Colloque de Cerisy, Pans, U.G.E., 1972, t. II. 13. P. Valéry, Tel Quel, Paris, Gallimard, Coll. « Idées », 1941, t. I, p. 221. 104 Réflexions critiques L'approche immanentiste, si productive soit-elle pour tout regard technique sur le récit, ne résiste pas sitôt que l'œuvre est abordée en termes de communication. Le roman, fait pour être lu, ne peut se passer d'une illusion référentielle minimale. Les formalistes russes l'avaient déjà compris. Comme le notait Tomachevski dès 1925 : Sachant bien le caractère inventé de l'œuvre, le lecteur exige cependant une certaine correspondance avec la réalité et il voit la valeur de l'œuvre dans cette correspondance. Même les lecteurs au fait des lois de composition artistique ne peuvent se libérer psychologiquement de cette illusion '■*. Cette évidence a été peu à peu reconnue par les structuralistes français qui, parfois avec un certain embarras, ont sérieusement modulé leur conception immanentiste. L'on peut ainsi lire à l'article « personnage » du Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage de Ducrot et Todorov que si le problème du personnage est avant tout linguistique I5, il n'en reste pas moins vrai que refuser toute relation entre personnage et personne serait absurde : les personnages représentent des personnes, selon des modalités propres à la fiction l6. Philippe Hamon, à l'intérieur même de sa problématique sémiolo- gique, reconnaissait ainsi que l'« effet de réel » important du personnage ne fendait pas absurde son assimilation à une personne 17. Les personnages historiques sont, à cet égard, exemplaires. On sait que, selon Barthes, tels des aïeuls contradictoirement célèbres et dérisoires, ils donnent au romanesque le lustre de la réalité, non celui de la gloire : ce sont des effets superlatifs de réel 18. De même, pour Hamon, les personnages historiques demandent simultanément à être compris (à travers la fonction qu'ils assument dans l'économie particulière de chaque œuvre) et reconnus (c'est-à-dire corré- lés au monde de la réalité) 19. Ce que nous pouvons savoir de Louis XI ou de Napoléon influe nécessairement sur notre lecture de Notre-Dame de Paris ou des Misérables. L'immanentisme absolu mène à l'impasse : le personnage, bien que donné par le texte, est toujours perçu par référence à un au-delà du texte. Catherine Kerbrat-Orecchioni n'a guère eu de mal à dénoncer le mythe de l'auto-représentation du texte littéraire : Tout texte réfère, c'est-à-dire renvoie à un monde (pré-construit, ou construit par le texte lui-même) posé hors langage 20. L'œuvre, quoique verbale, débouche toujours sur autre chose que du verbal (faute de quoi, le langage uploads/Litterature/ l-x27-effet-personnage-vincent-jouve.pdf

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