L’énigme du père -Freud, Nietzsche (Dostoievski, paricid), Rogério Miranda de A

L’énigme du père -Freud, Nietzsche (Dostoievski, paricid), Rogério Miranda de Almeida 1. Freud et l’identification projective 2. Nietzsche, Freud et la mort du père 3. Freud, Dostoïevski et Nietzsche On assiste, depuis les années 70, à une interminable littérature sur la vie et la pensée de Nietzsche. Ce foisonnement d’études prend des proportions telles, que même des interprétations relativement récentes (Deleuze, Derrida, Klossowski, Sarah Kofman) se voient déjà élevées au rang des classiques. Les thèmes anciens, mêlés à d’autres plus actuels, sont repris, répétés, relus et réécrits dans des perspectives diverses. Ainsi se noue le dialogue d’une philosophie avec de larges pans de culture : Nietzsche et la métaphysique, Nietzsche et la science, Nietzsche et la politique, Nietzsche et la musique, Nietzsche et la religion, Nietzsche et l’antisémitisme, Nietzsche et les Nazis, Nietzsche et le féminin, Nietzsche et la psychanalyse. Ce dernier thème est devenu un objet d’études surtout à partir des années 80. Cependant, que ce soit en Europe ou en Amérique, les lectures qu’il suscite révèlent une tendance à rehausser le degré de dépendance qu’aurait Freud vis-à-vis de Nietzsche. En effet, lorsqu’il s’agit de s’interroger sur la coïncidence d’intuitions qui existerait entre ces deux penseurs, la question qui revient, presque immanquablement, est celle de savoir jusqu’à quel point le père de la psychanalyse est redevable des découvertes du philosophe de Sils-Maria. Freud, on le sait, cite Nietzsche dans ses tout premiers écrits, et il continue de s’y référer même après le « tournant de 1920 ». Ainsi dans Le Moi et le Ça (1923), et dans les Nouvelles conférences sur la psychanalyse (1932), il reconnaît le précédent nietzschéen quant à l’usage du terme grammatical Es (ça). Ce terme, que Freud emprunte à Groddeck et qu’il introduit dans Le Moi et le Ça, désignera dorénavant les forces inconnues qui, dans notre être, nous gouvernent, nous animent et nous poussent. D’ailleurs, l’abréviation Ics (Ubw de l’allemand das Unbewußte) disparaîtra de la terminologie freudienne, pour ne resurgir qu’une seule fois (Moïse et le monothéisme, 1939), et ce, de façon descriptive et sous forme d’adjectif. Freud est pourtant très soucieux de délimiter ce qui lui appartient en propre et ce qui relève d’une autre source. La peur de paraître malhonnête aux yeux du public, l’hostilité envers tout ce qui pourrait avoir trait au plagiat, à l’imitation ou à l’appropriation l’amènent à souligner, presque à chaque page, l’originalité de ses découvertes et les étapes douloureuses de son parcours. C’est comme s’il voulait sauvegarder à tout prix la paternité de ses idées, surtout lorsque cette paternité semble menacée par une autorité mâle. De Nietzsche, il dira en 1914 : « Je me suis privé du grand plaisir de lire les ouvrages de Nietzsche, et ce délibérément, afin qu’aucune antériorité d’idées ne vînt gêner l’élaboration des intuitions que me donnait la psychanalyse » 1. Or, dix ans plus tard, il reparlera de Nietzsche en ces termes : « Nietzsche, un autre philosophe dont les intuitions et les hypothèses concordent souvent de la plus étonnante façon avec les résultats péniblement acquis par la psychanalyse, je l’ai longtemps évité pour cette raison même. La question de la priorité comptait moins pour moi que la préservation de mon impartialité » 2. Du reste, dans une lettre adressé à Fliess le 1er février 1900, il ajoute, vers la fin : « Je viens d’acquérir Nietzsche, et j’espère pouvoir trouver en lui des mots pour beaucoup de choses qui en moi demeurent muettes. Mais je ne l’ai pas encore ouvert » 3. À en juger par les citations, les allusions et les commentaires épars dans son œuvre, il n’y a pas de doute que Freud a lu au moins quelques-uns des textes essentiels du philosophe, puisque les intuitions de ces deux penseurs se rejoignent sur des questions aussi fondamentales que celles du rêve, de la résistance, du transfert, de la compulsion de répétition, de la jouissance et des pulsions de vie et de mort. Pourtant, comment expliquer la résistance de Freud vis-à-vis de la philosophie, et de Nietzsche en particulier ? 1. Freud et l’identification projective Dans un article publié en 1993 sous le titre Freud’s Devaluation of Nietzsche, les auteurs (M. J. Scavio, A. Cooper et P. S. Clift), essayent de montrer pourquoi Freud, qui dans ses premiers ouvrages citait explicitement Nietzsche et reconnaissait son importance pour la psychanalyse, s’est détourné du philosophe à partir de 1914 au point de l’oublier complètement. Ce changement d’attitude s’explique, selon les auteurs, par le fait que Freud s’était brouillé avec Adler et avec Jung, tous les deux lecteurs de Nietzsche. En outre, il est devenu ami de Lou Andreas-Salomé, avec qui Nietzsche avait entretenu une amitié passagère, tendue, et qui s’était terminée par une hostilité réciproque. À tout cela venait s’ajouter l’appropriation de l’œuvre du philosophe par l’idéologie nazie, ce qui n’a fait qu’augmenter les soupçons et l’antipathie de Freud envers Nietzsche et envers la philosophie en général. Par conséquent, les causes de l’oubli de Freud seraient à chercher dans un mécanisme d’identification projective qu’il a lui-même développé et qui l’a amené à oublier entièrement la présence et l’influence de Nietzsche dans son œuvre 4. Certes, ces remarques ne manquent pas d’intérêt. D’ailleurs, l’histoire de la pensée offre de nombreux exemples de plagiats mal déguisés (Descartes par rapport à Augustin), de réactions ouvertes contre les anciens maîtres (Aristote contre Platon, Marx contre Hegel, Nietzsche contre Schopenhauer), ou encore, comme cela semble être ici le cas, d’un oubli ou d’une résistance vis-à-vis de possibles influences. Ce qui est en jeu dans le cas Nietzsche-Freud serait, selon les auteurs, une affaire d’ordre politique. Freud, après la rupture avec Adler et, surtout, avec Jung (1914), n’aurait d’autre issue que d’oublier tout ce qui pourrait, ne serait-ce que de loin, avoir trait au disciple de Dionysos. Il aurait donc voulu, provoqué, voire renforcé sa cryptomnesia. En effet, et malgré les brèves références que nous avons évoquées, les développements qu’effectue Freud n’attirent pas l’attention sur la coïncidence d’idées qui existe entre ses propres découvertes et celles de Nietzsche. Et pourtant, dans les analyses autour du sadisme et du masochisme (Pulsions et destins des pulsions, 1915), on trouvera de fortes ressemblances avec ce que Nietzsche avait déjà introduit dans Humain, trop humain, ainsi que dans Aurore 5. Plus surprenant encore est de constater l’usage que fait Freud du terme même dont s’était servi Nietzsche pour expliquer la formation de la mauvaise conscience. Ainsi, dans La Généalogie de la morale (Deuxième Dissertation, section 16), Nietzsche voit dans celle-ci un phénomène qui s’est produit historiquement. C’est dire que le ver rongeur de la mauvaise conscience a pu pénétrer en l’homme lorsque celui-ci, jusqu’alors adapté à la guerre, à la vie nomade et à l’aventure, s’est vu tout d’un coup pris dans la contrainte de la société et de la paix. Manquant d’ennemis extérieurs et de résistances, consumé par la nostalgie du désert et opprimé par la régularité des mœurs, cet animal que l’on veut apprivoiser « se blesse aux barreaux de sa cage », se déchire, se torture, se harcèle et se maltraite impatiemment lui-même. Par conséquent : « Tous les instincts qui ne se libèrent pas vers l’extérieur, se retournent vers le dedans – c’est ce que j’appelle l’intériorisation (Verinnerlichung) de l’homme : voilà l’origine de ce qu’on appellera plus tard son “âme” » 6. Or, dans un de ses derniers écrits, Analyse terminée et analyse interminable (1937), lorsqu’il se réfère aux changements qu’ont traversés les pulsions d’agression, Freud emploie le même terme d’intériorisation (Verinnerlichung) et la même expression de retournement vers le dedans. « Après tout – déclare-t-il –, nous admettons qu’au cours du développement de l’homme, c’est-à-dire de l’état primitif à l’état de civilisation, son agressivité a subi un degré considérable d’intériorisation ou de retournement vers le dedans 7. » Si l’on se reporte donc à l’évolution du texte freudien, et si l’on considère ses analyses autour du sadomasochisme, du surmoi, de la mémoire et, peut-être surtout, des pulsions de vie et de mort, on ne peut qu’être surpris de ne pas y trouver des références au nom de Nietzsche 8. Freud aurait bel et bien évincé la figure de Nietzsche de son œuvre, il s’en serait finalement éloigné, débarrassé ou, pour parler comme les auteurs, il l’aurait complètement oubliée. 9Il se peut pourtant que la question soit ailleurs. Il pourrait s’agir d’une problématique plus profonde, plus nuancée, et dont les implications ne se laisseraient plus ou moins saisir qu’en parcourant l’écriture même de ce deux penseurs. Plus qu’une affaire d’ordre politique, ce qui est en jeu dans le rapport Freud–Nietzsche n’est, en fin de compte, que la mort du père. Expliquons-nous. 2. Nietzsche, Freud et la mort du père Déjà dans les comptes rendus de la Société Psychanalytique de Vienne, on voit Freud exprimer ses hésitations et ses résistances vis-à-vis de Nietzsche et de sa philosophie. Au cours de deux séances qui ont eu lieu le 1er avril et le 28 octobre 1908, la Société avait discouru, respectivement, sur deux ouvrages de Nietzsche : La Généalogie uploads/Litterature/ l-x27-enigme-du-pere-freud-nietzsche-dostoievski-paricid.pdf

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