L’image écran, de la toile à l’interface1 Jean-Claude Soulages ICOM ELICO Lumiè

L’image écran, de la toile à l’interface1 Jean-Claude Soulages ICOM ELICO Lumière Lyon 2 ICOM Résumé L’image figurative tout en immobilisant son spectateur s’enfermait dans un cadre. Le cinéma a libéré l’image en lui apportant un cadre-scène qui a surtout contribué à inventer une place à un sujet regardant co-producteur d’un univers diégétique autonome. Au spectateur éloigné du grand écran, a succédé le « spectateur performé » du terminal télévisuel. En construisant ses propres paliers d’accès au réel, le flux télévisuel a étendu le cadre d’usage de l’écran et démultiplié les rhétoriques écraniques. Le terminal des origines est devenu une interface et le flux télévisuel esquisse déjà la silhouette d’un nouveau réseau et d’un nouvel acteur. En abandonnant son destin fonctionnel et solitaire, l’écran informatique dès qu’il a été mis en réseau a donné naissance à une communauté médiatique réticulaire bousculant l’agenda centralisateur et monolocutif du terminal télévisuel. Ce à quoi nous assistons c’est à un vaste phénomène d’individualisation et de désintermédiation des écrans mais surtout d’appropriation des technologies de communication par leurs usagers. Les hommes ont appris très tôt à fabriquer des images, à les contempler mais aussi à les habiter. De ce jeu incessant de fascination et de soumission sont nés, en Occident, des œuvres mais aussi des supports, interfaces qui en sont venues à jouer un rôle déterminant dans nos encyclopédies culturelles à tel point que, dans les sociétés contemporaines, ces instances médiatisent pour une grande part le rapport de l’individu moderne au réel, à la société mais aussi à son imaginaire. Les premières fresques, les statues, les monuments, les toiles et puis aujourd’hui les écrans ont pu ainsi successivement représenter les étapes de cette iconisation et de cette transposition du monde vécu ou imaginé. Dès les premiers siècles de notre ère, instrumentalisée par l’institution religieuse, l’image médiatisée est devenue, comme l’affirme Marie-José Mondzain, :« le mode de communication universel de la vérité et la propriétaire légitime de tous les lieux et de toutes les nations où elle instaure son « opto-cratie » (…). Le processus de mondialisation, de planétarisation de l’image est amorcé… 2». L’avènement de cette médiation a inauguré une rupture décisive avec les arts du corps et de la présence en mettant en œuvre des artefacts de la simulation et la toute puissance de l’analogie et donc de l’absence. D’où le trouble et les controverses multiples que ces avatars de la vision susciteront constamment en raison de l’illusion d’immédiateté des univers qu’ils offrent au sujet regardant. En effet, la relation analogique qu’offrent l’image et ses artefacts, prend le contre- pied des opérations savantes de segmentation et de conceptualisation que l’écrit mobilise et sur lesquelles il édifie son pouvoir. L’autre rupture fondamentale et qui concerne la réception est bien le fait que le spectateur de l’image, plus intensément que le lecteur, s’est doté d’un corps. Comme le déclare Hans Belting « aucune conception de l’image ne saurait se dérober à cette relation qui lie d’un côté l’image à un corps-spectateur, de l’autre au médium-support qui la véhicule. 3» 1 Article paru dans le n°35 de la revue MEI, Médiation et information, février 2012. 2 Mondzain M-J. (1996), p. 201. 3 Belting H. (2004), p. 10. 2 Dès le Quattrocento, la perspective avait cherché à incarner un point de vue humain en greffant à la représentation un œil unique. La figuration pré-moderne de l’univers n’offrait a contrario que la cartographie graphique et symbolique d’un ordre social ou religieux. À la représentation venait s’ajouter désormais un regard et donc un corps. L’apparition du cadre assigna du même coup un emplacement à ce dernier dans une figuration inédite qui enfermait l’image dans une vision anthropomorphe des motifs. Les règles picturales en témoignent, la place de la ligne d’horizon dans les peintures de paysage ou bien l’art du portrait (dont le sujet fixe le sujet regardant), toute la composition y était faite pour le tiers exclu de la représentation, le corps (absent) du spectateur. Dans le même temps, le spectateur empirique, hors-cadre, se mit à exister, acteur social qui, avec l’apparition d’un marché et la circulation des interfaces médiatiques, se transforma petit à petit en public. L’image devint du même coup un artefact performatif, celui du point de vue réflexif d’une communauté humaine sur elle-même. A l’intérieur de chaque tableau, les scènes peintes se transformaient en visions assujetties à la présence du regard social. Et, c’est bien de ce même dispositif, le cadre-écran asservissant le regard du sujet regardant, que naîtront à leur tour le cadre de la photographie et puis ceux de tous les écrans qui vont lui succéder, ceux du cinéma, de la télévision et aujourd’hui de nos écrans digitaux. La toile-écran Au début du siècle dernier, l’image-toile qu’incarne le cinéma apparaît comme la résultante de ce lent processus d’apprivoisement de la médiation par l’image à travers un amalgame laborieux de l’art pictural et de son cadre, de la photographie et de ses champs, du théâtre et de ses mises en scène. Dès ses origines, le cinéma a grandi dans une forme de compagnonnage étroit avec le spectacle vivant. Il en perpétue, du reste, certains rituels, la salle, la sortie, la survivance d’une pratique culturelle populaire. Manifestement, la toile-écran reste structurellement marquée par la présence et l’interaction discontinues avec le public présentiel de la salle de spectacle. Devant les yeux éblouis du spectateur, l’écran filmique va libérer l’image figurative de sa temporalité inerte en lui apportant une linéarité syntagmatique assurant la fusion de l’espace et du temps. Mais le film va surtout réussir à délivrer l’image du carcan du cadre-support car, dans les coulisses de cette toile-écran, le hors champ et la magie de la salle de spectacle vont nourrir toute une dynamique narrative de captation. Le montage, les effets visuels vont consolider cette visée constante d’implication affective du corps du spectateur en immergeant ce dernier au cœur même de la représentation. Progressivement, le grand écran, est parvenu à imposer un cadre-scène qui a inventé une place pour le sujet regardant, co-producteur d’un univers diégétique autonome, mais auquel le spectateur empirique reste délibérément extérieur, voyeur, rejeté hors cadre. Avec le développement des technologies de l’écran cinématographique, cette intégration du corps du spectateur s’amplifie chaque jour ; des premiers grands écrans aux écrans hémisphériques ou aujourd’hui à travers les procédés immersifs du cinéma en relief. Ces procédés sont redevables principalement du règne sans partage du genre fictionnel qui, avec sa temporalité native et différée et ses publics claquemurés dans la salle obscure, est parvenu en grande partie à saturer le cadre d’usage de la toile-écran. Comme le soulignait déjà Christian Metz lorsqu’il postulait l’existence de deux régimes d’identification4, l’écran fictionnel a paradoxalement donné naissance à un double corps du spectateur, un corps empirique réceptacle d’affects et un corps imaginaire, ce dernier opérant, à travers le régime de fictionnalisation, le recouvrement systématique du premier. Ce qu’a pu établir en fait l’image cinématographique, c’est la possibilité d’une série de relations transitives à un monde possible figuré qui prend désormais vie par l’intermédiaire de ces 4 Metz C., (1977) 3 « automates spirituels 5 » audiovisuels qui miment la perception humaine. Car l’opération de figurativisation—au-delà de la question d’une quelconque référentialité —propose un « effet monde »6 construit à partir d’affects et de percepts. Toutefois ces mondes recomposés qu’engendre la toile-écran tout comme leurs publics demeurent des créations discontinues et éphémères, débrayées pour une grande part du monde vécu et de l’expérience sociale des acteurs sociaux. Le terminal-écran De la toile-écran au terminal écran, des ruptures décisives vont s’opérer. En premier lieu sur le plan du dispositif médiatique. D’un côté cohabitent un lieu public, un écran collectif, une œuvre unique, des salles de spectacles, des circuits d’édition, de distribution et de productions dédiés. A contrario, la télévision est le fruit de la rencontre d’un lieu privé, d’un écran individuel et d’une multitude de genres à travers la programmation unilatérale d’un flux et du même coup de celle du téléspectateur lui-même. En effet, le petit écran a démultiplié le cadre d’usage générique devenu hégémonique qu’a contribué à instituer le cinéma —la fiction et son spectator in fabula hérité du genre romanesque— en proposant, pour ce téléspectateur désormais individué, de nouvelles logiques d’usage ; informative, ludique, voyeuriste, compassionnelle, etc. Au spectateur éloigné du grand écran, a succédé le public performé du terminal télévisuel. Daniel Dayan a analysé ces transformations et le statut spécifique de ce public de télévision : « Les spectacles à public reposent sur une performance du spectateur comme membre d’un public, sur une performance publique d’un spectateur. Les spectacles à spectateur voient une telle performance disparaître pour être reprise en charge, simulée par le texte. Tout se passe comme si la participation de ce dernier n’était qu’une intériorisation, qu’une transposition sur le registre privé d’une performance sociale7. » Car cet écran-terminal aux antipodes du spectacle discontinu et intériorisé du cinéma assigne un rapport individué, immédiat et continu inédit à son spectateur, une relation explicite fusionnant ce double corps du spectateur du film. Irrigué par l’omniprésence du direct, le petit écran uploads/Litterature/ l-x27-image-e-cran-de-la-toile-a-l-x27-interfacejcs 1 .pdf

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