La pensée en acte : esthétique et historicité dans les Allégories de la lecture
La pensée en acte : esthétique et historicité dans les Allégories de la lecture de Paul de Man Vangelis Athanassopoulos L’acte de penser, tant qu’il se prolonge, est un état proprement lamentable, une sorte de colique de toutes les circonvolutions du cerveau ; mais lorsqu’il est achevé, il a déjà perdu la forme du penser, sous laquelle il est vécu, pour prendre celle de la chose pensée ; et cette forme est, hélas, impersonnelle, car la pensée est alors tournée vers l’extérieur et destinée à la communica- tion. Il est pour ainsi dire impossible, lorsqu’un homme pense, d’attraper le moment où il passe du personnel à l’impersonnel, et c’est évidemment pour- quoi les penseurs donnent aux écrivains de tels soucis que ceux-ci préfèrent éviter ce genre de personnages 1. Il n’est pas rare, dans l’histoire des idées, d’assister à un phénomène similaire à ce que la science biologique décrit sous le nom de « spéciation allopatrique » et qui désigne le processus suivant lequel des populations géné- tiquement identiques se séparent par isolement géographique pour donner naissance à des espèces diférentes. Si l’on remplace l’isolement géographique par la séparation disciplinaire et les populations humaines par ces forma- tions plus indéfnissables mais pas moins vivantes qu’on appelle l’art et la philosophie, on peut envisager le devenir de la pensée comme sa « spécia- tion » loin de son pays d’origine, sans que ce pays puisse être préalablement identifé au domaine strictement philosophique ou artistique. Vue sous cet angle, l’opération artistique se donne comme le terrain où la pensée se confronte à la question de sa propre efectivité et dans lequel un certain nombre de discours, de thématiques, de questionnements et de modes opératoires réputés philosophiques sont soumis à une sensibilité intellectuelle qui en développe des aspects, des tournures et des ramifca- tions qui constituent souvent le point aveugle de la philosophie comprise au sens restreint de la discipline académique (ce point problématique à partir duquel on tente de se voir en train de regarder, et de penser l’acte de penser pendant qu’il se pense), une discipline qui se trouve à son tour alimentée et questionnée par la réfexion artistique comme par son autre constitutif. 1. Robert Musil, L’homme sans qualités, trad. P . Jaccottet, Paris, Seuil, 2004, t. 1, p. 139. Livre_Deconstruction.indb 29 23/02/16 11:52 vangelis athanassopoulos 30 Ce rapport « allopatrique » entre l’art et la philosophie ne semble pas coïncider avec ce que l’on nomme habituellement esthétique ou philoso- phie de l’art, dans la mesure où tantôt l’une, tantôt l’autre, souvent toutes les deux sont accusées de subordonner l’expérience sensible à des construc- tions théoriques qui lui sont étrangères et de détourner à leur proft le sens des œuvres d’art et des pratiques artistiques. Or, que l’accusation porte sur l’autonomie esthétique comme aliénation de l’art par rapport à la réalité sociale ou, au contraire, sur le danger « totalitaire » impliqué dans son aligne- ment avec les utopies de l’émancipation 2, ce qui semble être en jeu, c’est un certain mode d’inscription historique des phénomènes esthétiques qui renvoie non seulement à l’historicité de l’art mais aussi à celle de sa théorie. Partant du travail de Paul de Man et d’un certain nombre de remarques faites par Fredric Jameson au sujet de la deuxième partie des Allégories de la lecture, consacrée à Rousseau (et notamment au Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes 3) cette contribution vise à examiner le rapport entre l’esthétique et l’historicité au sein du discours déconstructif en récupérant dans ce dernier son moment pratique comme ce qui fatale- ment lui échappe mais aussi comme ce qui l’attache d’emblée à une pensée de l’histoire 4. Notre hypothèse est que les deux questions, celle de l’art et du sensible et celle de la temporalité historique y sont tellement inséparables que, au moment même où l’on pose la première, l’on se trouve obligé de traiter la seconde – et vice versa. En ce sens, « esthétique » ne désigne pas ici une discipline autonome, ni « un régime d’identifcation spécifque de l’art 5 » mais plutôt un enchevêtrement particulier entre le dire et le faire, le discursif et le performatif, la structure et l’événement, qui pose la ques- tion, on ne peut plus historique, de « l’inefectivité du temps », c’est-à-dire 2. Voir Jacques Rancière, Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée, p. 9-10. 3. Voir Paul de Man, Allégories de la lecture, trad. T. Trezise, Paris, Galilée, 1989 ; Fredric Jameson, « Immanence and Nominalism in Postmodern Teoretical Discourse. Part 2. Deconstruction as Nominalism », dans Id., Postmodernism, or, Te Cultural Logic of Late Capitalism, Londres/New York, Verso, 1991, p. 217-259 [trad. Fl. Nevoltry, « Immanence et nominalisme dans le discours théorique postmoderne. Partie 2 : la déconstruction comme nominalisme », dans Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, 2007, p. 313-366]. 4. « Si le “poststructuralisme”, ou, comme je préfère le nommer, le “discours théorique”, va de pair avec la démonstration des nécessaires incohérences et impossibilité de toute pensée, alors, par la vertu de la persistance même de ses critiques du diachronique, et par le jeu du mécanisme de visée qui fait invariablement apparaître au centre de son point de mire des conceptualités temporelles et historiques, la tentative de penser l’“histoire” – de quelque confuse et intérieurement contradictoire qu’en soit la façon – fnit à la longue par être assimilée à la vocation même de la pensée. » Ibid., p. 314. 5. Jacques Rancière, Malaise dans l’esthétique, op. cit., p. 17. Livre_Deconstruction.indb 30 23/02/16 11:52 LES ALLÉGORIES DE LA LECTURE de paul de man 31 de ce qui rend l’histoire possible et qui, pour cette raison même, ne saurait en faire partie 6. Dans le cadre théorique qui est le nôtre ici, la « spéciation allopatrique » dont il est question ne renvoie pas uniquement à la fortune inespérée que la déconstruction a connue outre-atlantique (« l’Amérique, mais c’est la déconstruction 7 ») et à ses diverses hybridations postmodernes qui ont donné naissance à de nouvelles disciplines (études culturelles, de genre, postcoloniales 8) avant d’être réintroduites dans son pays d’origine sous l’appellation générique de « Fresh Téorie 9 ». Elle pointe plus particulière- ment vers le champ artistique comme vecteur privilégié de cette dissémi- nation, réappropriation et transmutation de la critique déconstructive et au rôle catalyseur du discours sur l’art dans l’articulation d’un ensemble de questions théoriques élaborées à l’intérieur d’un cadre philosophique précis (qu’on a l’habitude de désigner comme post-structuraliste) avec des problé- matiques historiques, culturelles, sociales, politiques et identitaires que ce cadre semblait interdire de premier abord. Ce rôle est d’autant plus signifcatif que l’esthétique et la déconstruction entretiennent des rapports ambigus : sous sa version postmoderne, cette dernière se trouve tour à tour associée à la généralisation de l’élément esthé- tique dans les sociétés postindustrielles (Vattimo), à la dissolution des critères d’évaluation (Danto), voire à une « anti-esthétique » qui vise à en poser de nouveaux (Foster) 10. Et si l’expérience sensible et les diverses pratiques artis- tiques occupent une place privilégiée dans la pensée de Jacques Derrida 11, non seulement celle-ci empêche d’identifer le projet d’une quelconque 6. « Il s’agite en chaque temps – en chaque époque, ou suspension actuelle du temps – une question de l’inefectivité du temps. Ce rapport, non plus à l’actualité, mais de l’actua- lité à ce qu’elle inactualise, c’est le rapport philosophique (quel que soit, encore une fois, le nom qu’il prend). Et ce rapport est inévitable – il n’est pas moins évitable que l’his- toire. » Jean-Luc Nancy, Ego sum, Paris, Flammarion, 1979, p. 14. Jacques Derrida va dans le même sens quand il observe, à propos du caractère historique de l’impossibilité de recouvrement du discours critique et du discours clinique sur le rapport de l’œuvre d’art à la folie : « Cette historicité ne peut être plus soustraite, depuis longtemps soustraite à la pensée, qu’au moment où le commentaire, c’est-à-dire précisément le “déchifrement de structures”, a commencé son règne et déterminé la position de la question. Ce moment est d’autant plus absent à notre mémoire qu’il n’est pas dans l’histoire. » Jacques Derrida, « La parole soufée », dans Id., L’écriture et la diférence, Paris, Seuil, 1979, p. 254. 7. Jacques Derrida, Mémoires. Pour Paul de Man, Paris, Galilée, 1988, p. 41. 8. Voir François Cusset, French Teory. Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis, Paris, La Découverte, 2005. 9. Voir Mark Alizart, Christophe Kihm (éd.), Fresh Téorie, Paris, Léo Scheer, 2005-2007, 3 t. 10. Voir Gianni Vattimo, La fn de la modernité, trad. Ch. Alunni, Paris, Seuil, 1987 ; Arthur Danto, Après la fn de l’art, trad. Cl. Hary-Schaefer, Paris, Seuil, 1996 et L’art contempo- rain et la clôture de l’histoire, trad. Cl. Hary-Schaefer, Paris, Seuil, 2000 ; Hal Foster (éd.), Te Anti-Aesthetic, Seattle/Washington, Bay Press, 1983, préface, p. ix-xvi. 11. Voir Adnen Jdey (éd.), Derrida et la question de l’art, Nantes, Cécile Defaut, 2011. Livre_Deconstruction.indb 31 uploads/Litterature/ la-pensee-comme-experience-1.pdf
Documents similaires










-
43
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jan 09, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 1.2036MB