Natalia Naydenova, Maître de Conférences - Université Russe de l'Amitié des Peu

Natalia Naydenova, Maître de Conférences - Université Russe de l'Amitié des Peuples (Moscou, Russie) nns1306@mail.ru Aujourd’hui, la littérature francophone d’Afrique noire prend un essor fulgurant : les livres des écrivains africains sont publiés par les maisons d’édition françaises de renom, telles que Gallimard, Mercure de France, Seuil, Albin Michel, non seulement dans les collections spécialisées, mais au même titre que les auteurs français. Leurs romans se sont vu décerner des prix littéraires prestigieux. Les romanciers ressortissants de l’Afrique noire dont plusieurs sont passionnés de l’idée de la littérature-monde deviennent les porte-parole de l’imaginaire multilingue. Cependant, le continent natal reste au centre de l’œuvre de ces écrivains dont la majorité réside actuellement en Europe ou aux Etats-Unis. Ils aspirent à faire connaître à leurs lecteurs internationaux la culture, la mentalité et les valeurs africaines. On ne peut mieux exprimer cette idée que l’écrivain congolais Henri Lopes ne le fait dans son livre Ma grand-mère bantoue et mes ancêtres les gaulois : J’écris parce que je suis un Africain ; un homme vieux de plusieurs millions d’années dont la mémoire et l’imaginaire ne tiennent qu’au fil tenu et fragile d’une tradition orale brumeuse ; un homme dont la bibliothèque date de moins d’un siècle. J’écris pour introduire dans l’imaginaire du monde des êtres, des paysages, des saisons, des couleurs, des odeurs, des saveurs et des rythmes qui en sont absents ; pour dire au monde des quatre saisons celui des saisons sèches et des pluies ; pour dire au ciel de la Grande Ourse celui de la Croix du Sud (LOPES, 2003, 111). C’est dans cette optique que se pose comme un vrai défi le problème de la traduction des œuvres écrites en français, où l’interférence des langues africaines s’affiche nettement à tous les niveaux langagiers vers une troisième langue telle que, par exemple, le russe. Ici le traducteur est obligé de rompre la dichotomie traditionnelle « langue source » – « langue cible » pour y inclure encore une langue véhiculant les concepts spécifiques de la culture source et un imaginaire propres aux locuteurs de cette langue. Dans notre cas, les éléments constitutifs de cette triade sont le français comme langue source, le russe comme langue cible et la culture africaine comme culture source. La majorité écrasante des œuvres des écrivains africains francophones a été traduite en russe à l’époque soviétique. Cela s’explique, primo, par l’attention particulière réservée dans la politique étrangère de l’URSS aux pays en voie de développement, et, secundo, par l’épanouissement des études africaines, y compris littéraires, qui date de cette période. Les années 1970-1990 ont vu la publication en russe des romans d’Ou. Sembène, F. Bebey, W. Sassine, M . Beti, L. Camara etc. Par contre, la traduction de la littérature africaine du XXIe siècle se limite par les fragments du roman d’A. Kourouma Allah n’est pas obligé. Le but primordial d’analyse comparative des textes français et russe est d’examiner les particularités de la traduction des unités lexicales désignant les références culturelles africaines et l’expression de la spécificité culturelle locale. La tâche qui se dresse devant le traducteur s’avère extrêmement difficile car la culture source et la culture cible ont une origine tout à fait différente. Elle est encore plus compliquée à cause de la connaissance restreinte de l’Afrique noire, sa culture, ses mœurs, sa nature etc. observée chez la plupart des lecteurs russes. La recherche se base sur les œuvres suivantes des écrivains africains francophones traduits en russe : Le coiffeur de Kouta de M. Diabaté, La nouvelle romance d’H. Lopes, Ô Pays, mon beau peuple !, Les bouts d# bois de Dieu d’Ou. Sembène et Allah n’est pas obligé d’A. Traduction des romans africains francophones : de la dichotomie à la triade La main de Thôt n°2 - 08/07/2014 1 Kourouma. Le coiffeur de Kouta de M. Diabaté (DIABATÉ, 1980), traduit en russe par I. Volévitch en 1989, fait partie d’une trilogie consacrée aux habitants d’un village fictionnel appelé Kouta. La nouvelle s’enracine profondément dans la tradition orale, notamment la culture comique populaire. Comme la trilogie entière, elle ressemble à une pièce de théâtre – il n’est point fortuit que la narration soit précédée par la liste de personnages, et le sujet qui gravite autour de la discorde entre deux coiffeurs, entraînant la scission du village en deux camps adverses, rappelle un acte de théâtre. L’œuvre contient aussi des éléments satiriques et fustige les conflits sociaux de l’époque coloniale, l’absurdité des actions des nouvelles autorités après l’indépendance et la mise en relief grotesque de l’aspect magico-religieux de la vie quotidienne. Avant de procéder à l’analyse, il faut signaler la haute qualité de la traduction des points de vue lexical et pragmatique. L’un des composants importants de ce dernier est constitué par des notes explicatives. Le texte original contient 16 notes en bas de page tandis qu’en russe leur nombre s’élève à 39 dont 15 ne portent pas sur les réalités africaines et expliquent des notions telles que le 14 juillet, la belote, le ramadan, le wahhabite, le hadji. On y trouve aussi les explications du profil biblique (le jour des vaches maigres), topographique (Montpellier, Thiès) et biographique (Joseph Galieni). L’insertion de ces notes s’explique par la moindre compétence culturelle non seulement en ce qui concerne l’Afrique mais aussi la France et le monde arabo-musulman chez le lecteur soviétique. Il est à noter qu’à l’époque actuelle de la mondialisation, le niveau de cette compétence serait plus haut et quelques notes auraient perdue leur rélévance (le ramadan, le wahhabite). Si l’écrivain compte évidemment sur le fait que le lecteur francophone connaît des termes tels que mandingue (peuple africain), balafon (xylophone africain) ou fonio (mil africain), le traducteur russe ne l’espère pas, ce qui explique un nombre beaucoup plus élevé des notes explicatives. La plupart des notes données dans le texte russe étant claires et à la portée de tout le monde, certaines d’entre elles se trouvent insuffisantes pour saisir toutes les nuances significatives d’un terme. Par exemple, la page 236 du texte traduit contient l’explication suivante concernant le lexème cola : « Les noix de cola qui contiennent de la caféine et de la théobromine sont consommées par les africains par mastication pour leurs propriétés stimulantes et légèrement stupéfiantes1 ». Il n’y a aucune mention que les noix de cola constituent aussi un don très apprécié qui symbolise le respect, la bienvenue, l'amitié. C’est pourquoi l’arrière-plan culturel de la scène où le marabout donne l’ordre de distribuer cent noix de cola pour mériter les bénédictions (DIABATÉ, 1980, 34 ; DIABATÉ, 1989, 232) reste méconnu pour le lecteur. 7 des 16 notes explicatives qui appartiennent à l’auteur et concernent principalement les emprunts aux langues africaines ont été exclues de la traduction. Le traducteur les a remplacées par leurs équivalents russes sans faire recours aux emprunts : - « qui date de Fitiriba » (note: « expression mandingue pour dire que l’événement n’est pas daté ») (DIABATÉ, 1980, 108) – traduction : « fait depuis les temps immémoriaux » (DIABATÉ, 1989, 305) ; - « ceeh rehm » (note: seulement le riz (DIABATÉ, 1980, 113)) – traduction : « du riz, rien que du riz » (DIABATÉ, 1989, 309) ; - « toute sa vigueur est descendue dans les jambes. Ndeissane ! (note: « exprime l’attendrissement et l’admiration » (DIABATÉ, 1980, 144) – traduction : « oh, comment il fonce, mes potes ! » (DIABATÉ, 1989, 330) ; - « aucune bouche humaine ne saurait – abadan ! (note: « jamais ») – en dire toute la volupté, Traduction des romans africains francophones : de la dichotomie à la triade La main de Thôt n°2 - 08/07/2014 2 tout le charme » (DIABATÉ, 1980, 157) – traduction : « aucune bouche humaine ne saurait jamais – vous entendez ? – jamais en dire toute la volupté, tout le charme » (DIABATÉ, 1989, 339). Parfois, le traducteur évite l’utilisation d’emprunts en intégrant l’explication dans le corps du texte. Ainsi, le plat traditionnel sénegalais tieb dien devient tout simplement « du riz avec du poisson » (DIABATÉ, 1989, 310). La bière de mil locale tyapalo est remplacée par l’hyperonyme « bière » (DIABATÉ, 1989, 317). Le théâtre traditionnel mandingue kotèba est traduit comme « théâtre forain ». Certaines unités lexicales ont changé de connotation dans la traduction. Ainsi, l’expression « grand boubou » initialement était dotée d’une connotation méliorative – en Afrique, un grand boubou richement brodé témoigne de la richesse et d’un haut statut social. Dans le texte russe, elle se neutralise – la phrase « je porte un grand boubou » conjuguée par les élèves africains pour pratiquer le verbe « porter » se transforme en « je porte mon boubou ». Par conséquent, le surnom « Kompè porte grand boubou » perd son caractère mélioratif (DIABATÉ, 1989, 248). Le lexème « charlatan » est traduit littéralement: « Guérisseurs, charlatans et marchands parlèrent alors d’envoûtement » (DIABATÉ, 1980, 20 ; DIABATÉ, 1989, 243). Porteur d’une connotation nettement péjorative en russe et en français de France, en Afrique sub-Saharienne « uploads/Litterature/ la-traduction-des-romans-africains-francophones-de-la-dichotomie-a-la-triade.pdf

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