1 Sandro Penna, le chant secret d’Eros et Cosmos par Angela Biancofiore La poés

1 Sandro Penna, le chant secret d’Eros et Cosmos par Angela Biancofiore La poésie de Penna est profondément marquée par un lyrisme méditerranéen qui prend racine dans le monde grec, dans l’univers de Sappho, de Mimnerme, d’Anachréon. Ce sont quelques-uns parmi les poètes choisis par Salvatore Quasimodo dans son livre de traduction poétique des Lirici greci : une œuvre qui constitue un jalon important dans la poésie italienne du XXe siècle. Paru dans en 1940, le livre de Quasimodo, aura une grande influence dans le panorama poétique italien et montrera la voie d’une histoire poétique du cœur, depuis les origines de notre civilisation méditerranéenne. La voix poétique des anciens chante la relation entre l’être humain et le cosmos : à travers des images essentielles, s’exprime le sentiment du quotidien et de l’éternel, la pure présence au monde. Le lyrisme cosmique de Penna rejoint la grande poésie antique, grecque mais aussi latine, tout en s’inscrivant dans une ligne de développement de la poésie italienne qui va de Leopardi à Pascoli, jusqu’à Ungaretti et Quasimodo. Sa poésie refuse, tout comme les lyriques grecs, la parole grandiloquente et rhétorique : le vers exprime, à travers le chant, les mouvements du cœur, les errances, la solitude, la joie et le désespoir. Souvent suspendu entre des sentiments antinomiques, le sujet lyrique de Penna construit à chaque instant son équilibre précaire, et il célèbre à chaque instant sa naissance au monde. La voix poétique de Sappho, réactualisée dans la traduction de Quasimodo, chante l’amour, ses souffrances, et les traces de son passage sur le corps : A me pare uguale agli dei chi a te vicino così dolce suono ascolta mentre tu parli e ridi amorosamente. Subito a me il cuore si agita nel petto solo che appena ti veda, e la voce si perde sulla lingua inerte1. La poésie de Sandro Penna s’avère très proche, stylistiquement et thématiquement, de la poésie lyrique grecque lorsque le poète célèbre la force d’Eros : Com’era l’onda sullo scoglio aperta 1 Lirici greci, textes traduits par Salvatore Quasimodo, textes établis par Niva Lorenzini, « Introduction » par Luciano Anceschi, Mondadori, Milano, 1944, 1985, p. 9. 2 così su quella fronte a me diletta era il mio amore – e non sapevo quanto ne gioisse lo scoglio o fosse in pianto2 Par ailleurs, Penna voit dans l’être aimé surgir un dieu païen : Porta ogni sera un nuovo ragazzo. Ed ogni nuovo ragazzo è un nuovo dio. (Confuso sogno) L’amour - EROS - est une force qui déborde, qui brise le rythme du quotidien, qui introduit des sentiments opposés, contradictoires. Il s’oppose à toute logique ou comportement rationnel : à ce sujet, on découvre une grande proximité avec les fragments de Sapphô : Tramontata è la luna e le Pleiadi a mezzo della notte ; anche giovinezza già dilegua, e ora nel mio letto resto sola. Scuote l’anima mia Eros, come vento sul monte che irrompe entro le querce; e scioglie le membra e le agita, dolce amara indomabile belva3. Poésie de formes et de forces : EROS, souvent associé au vent ou à la vague, est la force secrète qui anime le cosmos. La poésie dit l’amour, qui peut aussi se présenter, chez Penna, sous la forme de l’amour universel : Amavo ogni cosa nel mondo. E non avevo che il mio bianco taccuino sotto il sole. (Poesie, p. 151) L’amour est force cosmique, il incarne la fécondité du monde. Dans un autre poème l’Amour devient « fitta / rete d’amore ad inquietare il mondo ». Par ailleurs, le poète des anges et des anti-héros qu’est Penna, a été défini comme le « poète exclusif de l’amour ». A cette définition, l’auteur réagit dans un poème pour énoncer une vision plus vaste de la « poésie d’amour » : « Poeta esclusivo d’amore » m’hanno chiamato. E forse era vero. Ma il vento qui sull’erba ed i rumori della città lontana 2 Sandro Penna, Poesie, « Préface » par Cesare Garboli, Garzanti, Milano, 2000, p. 149. 3 Lirici greci, op. cit., p. 21. 3 non sono anch’essi amore ? Sotto nuvole calde non sono ancora i suoni di un amore che arde e più non si allontana ? (Poesie, p. 344) L’image du jeune garçon, si présente dans la poésie de Penna, est l’un des symboles de la fertilité et de la permanence de la vie. Il suggère également, l’idée de la pureté, de l’innocence, de la vie à son état naissant. De ce point de vue, certains poèmes de Penna font penser à la poétique du « Fanciullino » de Giovanni Pascoli, mais également au poète qui sera aussi son ami, Pier Paolo Pasolini : dans les années 40, à travers ses premiers poèmes frioulans, Pasolini chante l’innocence et la grâce de l’adolescent (Il nini muàrt, O me donzel), tandis que dans les années 70, la figure d’un garçon désenchanté prendra sa place dans la réécriture de ces poésies parues dans le volume La nuova gioventù. Le jeune garçon incarne aussi l’idée de la beauté, dans un monde où domine la laideur. La beauté constitue une préoccupation constante dans la poésie de Penna, puisque, selon le poète, il est difficile de vivre dans un monde sans beauté : « Esiste ancora al mondo la bellezza ? » (Poesie, p. 449) A ce sujet, on pourrait citer un texte d’Albert Camus qui évoque un temps où les hommes étaient prêts à se battre pour la beauté (« L’exil d’Hélène » dans L’été) : l’écrivain remarque que notre monde a désormais exilé Hélène, ce personnage mythique pour lequel les rois se sont battus dans l’antiquité, et regrette que le monde contemporain ne tienne pas compte de la véritable valeur de la beauté. Penna et Camus, au fond, affirment une exigence intime qui est liée à une époque entière : aujourd’hui la contemplation de la nature a cédé la place à son exploitation sans limites. La parole poétique se dresse, à sa manière, contre les valeurs dominantes. Contre le temps de la production, la poésie célèbre le temps de l’amour ; contre la laideur, elle exalte la beauté; contre la vérité préétablie, elle vit au cœur d’un rêve confus. La parole demeure incertaine, fragile, contradictoire ; le vers est modulé selon un rythme oscillatoire, parfois cyclique : Mi adagio nel mattino di primavera. Sento nascere in me scomposte aurore. Io non so più se muoio o pure nasco (Poesie, p. 277) Le poète souvent évoque le brouillard, la brume, l’agitation produite par le vent : les éléments naturels participent à ce sentiment d’inexactitude, d’imprécision, d’indéfinition : entre la vie et la mort, entre le rêve et l’éveil, entre le soleil et l’ombre, la joie et la tristesse. C’est une poésie de l’entre deux, dont le sens est suspendu entre deux mouvements opposés, et soudainement, il peut apparaître, parfois, dans l’oscillation : 4 Traversare un paese… e lì vedere cheti fanciulli ridestarsi a un soffio di musica e danzare. S’allontana forma o colore : un sogno. Viva resta la dolce persuasione di una fitta rete d’amore ad inquietare il mondo (Poesie, p. 240) L’enjambement contribue à suspendre le sens des vers, à briser le rythme des phrases: il nous oblige à ne pas passer rapidement à travers le langage, l’enjambement est un arrêt voulu par le poète, un silence, un blanc inattendu pour interrompre le rythme ordinaire de la langue : La luna di settembre su la buia valle addormenta ai contadini il canto. Una cadenza insiste : quasi lento respiro di animale, nel silenzio, salpa la valle se la luna sale. Altro respira qui, dolce animale anch’egli silenzioso. Ma un tumulto di vita in me ripete antica vita. Più vivo di così non sarò mai. (Poesie, p. 87) L’endécasyllabe scande le rythme du poème : rythme lent, inexorable, sorte de mouvement sidéral, orbite des planètes, respiration animale. Tout se correspond, dans le silence, au creux de la vallée : dans la continuité de la vie, émerge un nouveau mouvement de vie (« un tumulto di vita »). L’orchestration prosodique du poème reflète la cadence du monde, les allitérations et les assonances, les quelques rimes bâtissent la structure d’un chant. La parole poétique de Penna, bien que non soumise aux règles traditionnelles de la prosodie, reste profondément musicale : l’histoire du cœur humain peut être racontée seulement à travers le chant. Puisque le chant s’oppose au langage prosaïque, ordinaire, la poésie est cet univers où le monde retrouve son sens. En effet, Penna, de manière subtile et secrète, arrive à exprimer dans ses vers l’aliénation de l’humain : Esco dal mio lavoro tutto pieno di aride parole. Ma al cancello hanno posto gli dèi per la mia gioia un fanciullo che giuoca con la noia. (Poesie, p. 37) Ici le chant poétique se dresse contre la bureaucratisation de l’existence ; en réalité, le poète a exercé, entre autres, le métier de comptable, il a donc connu directement l’impossibilité de vivre poétiquement le monde. Son écriture est, d’une certaine manière, sa propre lutte uploads/Litterature/ le-chant-secret-deros-et-cosmos1.pdf

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