Le héros de roman doit-il nécessairement réussir ? « À nous deux, Paris ! » lan
Le héros de roman doit-il nécessairement réussir ? « À nous deux, Paris ! » lance Rastignac, à la fin du Père Goriot, tel un héros surplombant le champ de bataille à la veille d'une conquête. Mais si conquête il y a, c’est de celle du « monde » qu’il s’agit : une épopée que Balzac appellera La Comédie humaine. C’est dire si les termes « héros », au sens de héros épique, et « héros de roman » ne sont pas synonymes. Que le premier, au nom de son ascendance mythologique, doive accomplir des exploits, cela va de soi ; mais le héros de roman, lui, doit-il nécessairement réussir ? Héros et réussite paraissant liés par définition, nous verrons en premier lieu de quoi est faite l’étoffe léguée au héros de roman. Puis, nous nous interrogerons sur ce qui fait le succès des antihéros et autres personnages paradoxaux. Enfin, puisque changement de nature il y a entre héros et héros de roman, nous nous demanderons si l’exigence de réussite n’est pas elle aussi à envisager sur un autre plan. I. Héros et réussite semblent liés, par définition. Le roman étant issu de l’épopée, il convient de s’interroger sur l’héritage dont le héros de roman est porteur. Le chevalier du roman médiéval fait preuve d’un certain nombre des qualités héroïques ; au-delà de lui, noblesse d’âme et intelligence de cœur caractérisent les héritiers modernes des héros épiques ; enfin, le dépassement de soi et la capacité à transformer son destin continuent de distinguer certains héros jusque dans le roman contemporain. • Historiquement, le héros est celui qui réussit. Des premiers héros de roman à nos jours, on note une certaine permanence du héros épique. Dans le roman médiéval, le héros est un héritier du héros épique de la mythologie antique. Exemples possibles (en choisir un) : cycle des romans arthuriens, héros chevaleresques. Tristan et Iseut ; Lancelot, Perceval... Ces héros comptent des héritiers dans des romans bien plus récents : citer ici un héros de roman de cape et d’épée : d’Artagnan, Les Trois Mousquetaires. • Certains romans, de par leur genre, exigent la présence d’un héros qui réussit. Que serait un détective qui ne résout aucune énigme ? Cf. Sherlock Holmes de Conan Doyle. Les lecteurs ont réclamé à cor et à cri la « résurrection » de leur personnage favori alors que le romancier l’avait tué : voilà un héros qui ne devait pas mourir. Le héros, en réussissant, s’attire la sympathie du lecteur, et doit donc continuer à réussir. • C’est que joue plus profondément, au cœur du roman, un processus d’identification du lecteur au héros. S’il doit réussir, c’est peut-être d’abord pour cela : le héros de roman est un personnage idéalisé. Dans le sillage du héros épique originel, nombreux sont ceux qui accèdent à ce statut en faisant preuve de qualités exceptionnelles, et/ou en transformant leur destin, suscitant ainsi l’admiration du lecteur. - La Princesse de Clèves : la scène de l’aveu et le renoncement à l’amour à la fin du roman font de ce personnage une héroïne. - Le chevalier des Grieux et le dévouement qui est le sien dans Manon Lescaut. - Jean Valjean dans Les Misérables. Ce dernier fait preuve, par exemple, de certaines qualités morales, d’une force physique impressionnante, et connaît une réussite sociale qui lui permet d’échapper (longtemps) à sa vie d’ancien forçat, de transformer son destin. Un certain nombre de héros de roman se distinguent comme donc tels en accomplissant des exploits qui rappellent ceux des héros de l’épopée : par définition, ils doivent réussir : c’est le fil du roman dont ils sont le centre. Pourtant, tous n’y parviennent pas. II. Mais l’antihéros et le héros paradoxal réussissent à leur manière propre. Certains « héros de roman » sont marqués du sceau de l’échec : peut-on encore parler de réussite, nécessaire qui plus est, s’agissant de ces antihéros et autres héros paradoxaux ? Échec et succès coïncident parfois sur le chemin de l’ascension sociale ; certains héros, perdent tout, mais leur échec leur donne de l’envergure ; enfin, les plus misérables réussissent peut- être encore en ceci qu’ils portent jusqu’au bout les valeurs qui sont les leurs. • La réussite sociale, une épopée paradoxale - Georges Duroy dans Bel-Ami : ascension sociale aux dépens de toute morale. - Nana de Zola : comment une « comédienne » prostituée réussit grâce aux charmes de son corps et règne par le pouvoir du sexe sur un Tout-Paris subjugué. - Le voleur de Georges Darien : héros de ce roman, Randal devient, pour survivre puis réussir, un voleur professionnel. • Un héros en échec, mais qui demeure un héros par son envergure. - Gavroche dans Les Misérables, « petite grande âme » qui refait le combat de David et Goliath et s’attire la sympathie du lecteur. Ce n’est pas un antihéros, mais un personnage presque surnaturel qui meurt en héros. - Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir : échec social, mais réussite en amour et acceptation de la mort ; révolte devant ses juges, représentants d’une société fermée, colère et dignité qui peuvent susciter l’admiration du lecteur. Stendhal pensait que le temps était venu des héros venus des classes sociales inférieures (et non plus de l’aristocratie), qui s’élèveraient dans la société par leur énergie et leur mérite. Le Rouge est la chronique de cet espoir avorté. Julien Sorel n’en est peut-être que plus grand. • Des antihéros qui nous touchent et qui portent efficacement la vision d’un monde qui va à vau-l’eau. Comme les précédents, ces antihéros, nécessairement, doivent ne pas réussir s’il leur faut parvenir à nous toucher. - Bouvard et Pécuchet dans le roman du même nom, dernière œuvre de Flaubert : deux personnages qui provoquent le rire du lecteur ; un « livre sur rien », sans action ; des héros qui nous amusent et prennent une certaine consistance au fur et à mesure de leurs échecs. - Gohar, le rire subversif de Cossery dans Mendiants et orgueilleux. Gohar demeure mendiant et orgueilleux à la fin du roman (et telle est sa réussite en tant que personnage dans l’histoire, en plus d’être parvenu à convertir le policier à sa conception de l’existence). Surtout, ce héros change le regard du lecteur sur le monde. - Fama, héros des Soleils des Indépendances d’Ahmadou Kourouma. Personnage dont le ridicule, le pathétique et la folie révèlent au lecteur le naufrage d’un monde, pour lequel l’indépendance n’est pas plus synonyme de liberté ou de bonheur que la colonisation. Il n’y a donc pas un héros de roman, mais des héros, des antihéros, des personnages paradoxaux. Chacun « réussit » à sa manière propre. Peut-on dès lors leur assigner à tous un même impératif de « réussite » ? III. C’est peut-être aux yeux du lecteur que le héros de roman, quel qu’il soit, doit réussir. Au fond, la seule « réussite » exigible du héros n’est-elle pas à situer dans le rapport de ce dernier avec le lecteur ? Certains antihéros, plus proches de nous que le héros épique, favorisent paradoxalement l’identification du lecteur. D’autres bouleversent et donc reconfigurent nos habitudes de lecture. Enfin, peut-être existe-t-il pour certains d’entre eux un au-delà du roman. • L’antihéros, un personnage ordinaire dans lequel il est aisé de se reconnaître : à rebours du héros traditionnel, l’identification marche aussi quand (et parce que) le héros n’est pas idéalisé, et demeure ainsi. Fabrice à Waterloo : naïveté ridicule (il faut lire le Journal de Stendhal, marqué par une autodérision certaine) qui évoque notre propre ridicule. Frédéric Moreau, le héros velléitaire de L’Éducation sentimentale. Bardamu dans Voyage au bout de la nuit de Céline : un personnage dont la gouaille, associée à l’emploi de la première personne, restitue toute la complexité de la nature humaine. • Des personnages qui nous sont étrangers et qui résistent à nos habitudes de lecture : vers et au-delà du procès du héros. Meursault dans L’Étranger : le lecteur en position de juge lira d’autant mieux qu’il ne jugera pas le personnage. Les héros du Nouveau Roman, nés du refus de l’illusion réaliste, nous obligent à lire le roman autrement. C’est la quasi mort du héros, et sa « quête » se vide de sens : ainsi de Wallas dans Les Gommes, qui enquête sur un crime qui n’a pas encore été commis. Peut-être ces êtres de papiers, revendiqués par tels par leurs auteurs, qui mettent en cause la confusion entre personnages et personnes réelles (cf. Balzac et son ambition de « faire concurrence à l’état civil ») nous permettent-ils en réalité de mieux approcher la complexité de la vie humaine que leurs prédécesseurs. L’aventure est peut-être désormais celle de notre lecture... Dans Si par une nuit d’hiver un voyageur, Italo Calvino s’amuse d’ailleurs à faire du lecteur le héros du roman, rendant ainsi l’identification au personnage à la fois totalement impossible et tout à fait complète. • Ces antihéros qui, devenant modèles d’une attitude humaine, accèdent au rang de mythes. uploads/Litterature/ le-heros-de-roman-doit-il-necessairement-reussir-corrige-dissertation.pdf
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- Publié le Dec 09, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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