LE PORTRAIT DANS À L’OMBRE DES JEUNES FILLES EN FLEURS Par Emmanuelle Jacques D

LE PORTRAIT DANS À L’OMBRE DES JEUNES FILLES EN FLEURS Par Emmanuelle Jacques Département de langue et littérature françaises Université McGill, Montréal Mémoire soumis à l’Université McGill en vue de l’obtention du grade de M.A en langue et littérature françaises août 2010 ©Emmanuelle Jacques, 2010 ii RÉSUMÉ / ABSTRACT Ce mémoire a pour objet le portrait dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs. Il veut mettre en lumière le paradoxe par lequel le portrait contribue à la construction des personnages tout en faisant d’eux des êtres inaccessibles et inconnaissables, les révélant et les dissimulant tout à la fois. Le mémoire se divise en deux grandes parties. La première est consacrée au mouvement de construction du portrait, c’est-à-dire aux effets descriptifs qui consolident notre vision des personnages. La deuxième partie porte plutôt sur la « défaite du portrait » en tant qu’instrument épistémologique. Elle s’intéresse aux effets de brouillage (provoqués par les illusions optiques, le mouvement de la personne décrite ou l’empreinte de la subjectivité du narrateur) qui créent un décalage entre le portrait et le personnage décrit et qui mettent en doute l’unité et l’identité des personnages. Cette étude propose donc une lecture du roman proustien centrée sur la visualité de ce qui est décrit et utilise des concepts qui relèvent à la fois de l’art visuel et de la théorie littéraire. This thesis examines the physical descriptions - or portraits - of the characters in À l’ombre des jeunes filles en fleurs. It explores the paradox in which these descriptions both build and reveal the characters, and, at the same time, blur them into unrecognizable personalities. The thesis is divided into two sections. The first one deals with the construction of our perception of body images through the examination of Proust’s descriptive techniques. The second section discusses the “defeat of the portrait” as an epistemological tool. In particular, this section looks at the “interference” (caused by optical illusions, subject movement or narrator subjectivity) which creates a lag between the image and the person described, casting doubt on the identity and the individuality of the characters. Finally, this study proposes a reading of the Proustian novel focused on the visuality of each character using concepts borrowed from the visual arts as well as literary theory. iii REMERCIEMENTS Au Conseil de recherche en sciences humaines du Canada, au Fonds québécois de recherche sur la société et la culture ainsi qu’au département de langue et littérature françaises de l’Université McGill pour leur soutien financier, À Isabelle Daunais, pour ses lectures précises et attentives, Au libraire de la rue Jacob. iv TABLE DES MATIÈRES Introduction p. 1 1. Le mouvement de construction du portrait p. 7 A. Les particularités du portrait proustien p. 14 - Les moyens descriptifs p. 17 - Nommer p. 18 - Qualifier : ligne, couleur et lumière p. 23 - Matérialité de la description p. 31 - Toiles de fond p. 32 - Comparaisons et métaphores p. 35 B. Connaître le personnage p. 43 - Révéler les masques p. 45 - Raconter l’histoire p. 51 2. La défaite du portrait p. 56 A. L’Image p. 60 - L’image s’interposant entre le sujet et l’objet p. 60 - Les illusions optiques p. 63 B. L’Objet p. 68 - Illustrer le mouvement p. 69 - Une ou plusieurs Albertine? p. 77 C. Le sujet p. 81 - Le point de vue dans l’espace p. 82 - Une interprétation de l’autre p. 84 - Sensibilité, imagination, mémoire p. 85 Conclusion p. 92 Bibliographie p. 97 Introduction En parlant de création littéraire, Proust semble préoccupé par l’idée d’offrir un corps à ses personnages. Dans une lettre à Antoine Bibesco, il évoque « cent personnages de romans, mille idées me demandant de leur donner un corps comme ces ombres qui demandent dans l’Odyssée à Ulysse de leur faire boire un peu de sang »1. Dans Le temps retrouvé, il associe la création du personnage à sa corporalité : « il n’est pas un nom de personnage inventé sous lequel il ne puisse mettre soixante noms de personnages vus, dont l’un a posé pour la grimace, l’autre pour le monocle, tel pour la colère, tel pour le mouvement avantageux du bras »2. Pourtant, malgré cette volonté apparente de Proust de donner un corps à ses personnages, il semble difficile pour ses lecteurs de cerner le rôle de ce corps dans le roman. Les critiques évoquent le portrait des personnages en des termes très différents, voire opposés : si Stéphane Chaudier affirme que l’« essence [du personnage proustien] est d’être un corps »3, si Richard Saunders est impressionné par « the force of the body’s eloquence in the Proustian vision »4, Pierre-Louis Rey suggère « que Proust n’a qu’un penchant modéré pour la description physique de ses personnages »5, et André Benhaïm parle de « défaite du portrait »6. 1 M. Proust, Lettres de Marcel Proust à Bibesco, p. 131. 2 M. Proust, Le temps retrouvé, p. 263. 3 S. Chaudier, « Personnage », Dictionnaire Marcel Proust, p. 757. 4 R. Saunders, Métamorphoses of the Proustian Body, p. vii. 5 P.-L. Rey, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, étude critique, p. 64. 6 A. Benhaïm, Panim, p. 316. 2 Comment expliquer cette inconstance du discours critique, sinon par l’utilisation fondamentalement paradoxale que Proust fait du portrait? La description du corps agit comme « ingrédient » constituant du personnage, mais, parce qu’elle est floue, mouvante, éclatée, fragmentaire, elle ne fournit qu’un accès partiel à la personne décrite, la révélant et la dissimulant tout à la fois. Dans cette étude, nous employons le concept de portrait pour désigner la description du corps du personnage. Nous souscrivons donc à cette définition du portrait par Edmund Heier : [t]he literary portrait of our concern is a device of characterization within a literary work the function of which is to delineate character via external appearance. It is a portrait drawn in words – one in which the writer consciously introduces his character by way of exterior description.7 En limitant la notion de portrait littéraire à la description physique d’une personne, nous mettons de côté toute la tradition du portrait moral et psychologique8. Il faut être conscient de ce choix et du fait que le concept de portrait fait intervenir la question beaucoup plus vaste des moyens de représentation. En nous concentrant sur les prosopographies plutôt que sur les éthopées9 (nous empruntons le vocabulaire de Pierre Fontanier dans ses Figures du discours), nous restons plus près de la première acception proprement visuelle du mot « portrait » pour nous intéresser aux images que l’auteur nous donne de ses personnages. La définition d’Edmund Heier désigne également le portrait 7 E. Heier, « The Literary Portrait as a Device of Characterization », p. 321. 8 Évidemment, la frontière entre le portrait moral et le portrait physique peut être difficile à tracer, l’apparence physique d’un personnage renseignant parfois sur son caractère ou sa valeur morale. Mais ce passage du portrait physique au portrait moral est intéressant et pose la question de la raison d’être du portrait physique dans le texte. Sert-il simplement d’effet de réel pour imposer une présence ou bien mène- t-il vers une connaissance plus globale, psychologique du personnage? 9 « La prosopographie est une description qui a pour objet la figure, le corps, les traits, les qualités physiques, ou seulement l’extérieur, le maintien, le mouvement d’un être animé, réel ou fictif, c’est-à-dire de pure imagination ». (P. Fontanier, Figures du discours, p. 425.) L’éthopée est une « description qui a pour objet les moeurs, le caractère, les vices, les talents, les défauts, les bonnes ou les mauvaises qualités morales d’un personnage réel ou fictif ». (P. Fontanier, Figures du discours, p. 427.) 3 comme « device of characterization ». Il s’agit donc d’étudier la dynamique qui se crée entre le personnage et son portrait. Il est nécessaire d’insister sur la double nature du portrait, qui est à la fois visuel et littéraire, nous pourrions dire visuel avant d’être littéraire. En effet, l’étymologie du mot vient du participe passé du verbe « portraire », qui signifiait « dessiner » au XIIe siècle. Ce n’est qu’au XVIe siècle qu’il désigne la représentation d’une personne par le langage. L’étude du portrait littéraire tel qu’on l’entend fera une large place à la visualité de ce qui est décrit. Notre étude s’intéresse à ces « mot[s] qui peigne[nt] »10 dont parle André Gide, mots qui demandent au langage de faire voir, comme le permet la peinture. Si, comme le croit Geneviève Henrot, « [é]crire un portrait, c’est peindre un personnage avec les mots en guise de lignes et de couleurs »11, c’est donc que, dans une certaine mesure, ce qui est lu peut être vu. Les critiques proustiens le suggèrent aussi lorsqu’ils désignent les descriptions physiques des personnages par des termes issus de l’art visuel comme « caricature »12, « portrait en pied »13, « instantané »14, « chronophotographie »15, « croquis »16 et « eau-forte »17. Proust lui-même compare les « profils sur la uploads/Litterature/ le-portrait-dans-a-lombre-des-jeunes-filles-en-fleurs.pdf

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