1 LES CERFS-VOLANTS OU LA MÉMOIRE HISTORIQUE DE ROMAIN GARY JONATHAN BARKATE À

1 LES CERFS-VOLANTS OU LA MÉMOIRE HISTORIQUE DE ROMAIN GARY JONATHAN BARKATE À la fin des années 1970, alors que ses frères d’armes suivent le général de Gaulle (1970) et Malraux (1976) dans la tombe, Romain Gary envisage d’écrire un livre en hommage aux Compagnons de la Libération. En tant que survivant, il ressent le besoin de témoigner et accepte la commande de Jean-Claude Lattès mais le projet ne voit finalement pas le jour parce que Gary refuse d’opérer un « “choix de Compagnons” » qui se ferait au détriment des plus anonymes, comme il l’écrit à l’éditeur1. Dès lors, le romancier se consacre à la rédaction des Cerfs-volants, qu’il dédie à la mémoire et qu’il envoie à tous les Compagnons de la Libération encore en vie. L’ultime roman de Gary célèbre la Résistance et achève le trajet entamé en 1945 dans Éducation européenne, dont il est le « livre symétrique2 ». Paru à la veille du quarantième anniversaire de l’appel du 18 Juin, soit quelques mois avant le suicide de l’écrivain, il est à lire comme son testament, dont la dernière volonté consiste à perpétuer le souvenir de la dette contractée envers ceux qui ont contribué à surmonter la honte des années d’Occupation. « À LA MÉMOIRE » : HOMMAGE À LA RÉSISTANCE Le thème central du roman est annoncé dès la dédicace, surprenante et inhabituelle : « À la mémoire3 ». Si elle est exceptionnelle, c’est parce qu’elle est réservée à une entité abstraite et non à une personne physique. Par son intermédiaire, Gary invite le lecteur à pratiquer une lecture active et il s’adresse aux Compagnons de la Libération pour les renvoyer à leur mémoire commune d’anciens combattants. Cette mise en garde, qui reprend le principe de la double énonciation, fait de l’écrivain l’« héritier de la Résistance4 » et constitue un pacte de lecture implicite dont la clé est le souvenir, préalable au travail de mémoire auquel le narrateur appelle : « Nous vivons une époque où les Français cherchent plutôt à oublier qu’à se souvenir5. » Si le présent et l’« époque » dont il est question ne sont pas définis, ils marquent néanmoins une rupture nette avec la partie de l’intrigue qui se déroule dans les années 1930-1940. Désireux de célébrer les résistants – en particulier ceux de l’intérieur, dont le général de Gaulle a minimisé le rôle pour se poser en homme providentiel – Gary, fervent gaulliste et ancien aviateur des Forces Aériennes Françaises Libres, brosse une galerie de portraits qu’il place dans un écrin puisque le récit s’ouvre sur un lieu de conservation de la mémoire : « Le petit musée consacré aux œuvres d’Ambroise Fleury, à Cléry6. » Dans ce contexte, il convient d’envisager la dédicace comme une épigraphe placée à la porte de ce roman-musée qui expose les plus belles pièces de la Résistance. 1 Lettre de Romain Gary à Jean-Claude Lattès, 17 novembre 1978, reproduite dans Romain Gary, Ode à l’homme qui fut la France (1997), Paris, Gallimard, « Folio », 2000, p. 89. 2 Paul Pavlowitch, L’homme que l’on croyait, Paris, Fayard, 1981, p. 309. 3 Romain Gary, Les Cerfs-volants (1980), Paris, Gallimard, « Folio », 1983, p. 7. 4 Nicolas Gelas, « La France de Romain Gary : de l’origine d’un mythe à l’éthique d’une écriture », in Marie-Odile André, Marc Dambre, Michel P. Schmitt (dir.), La France des écrivains. Éclats d’un mythe (1945-2005), Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2011, p. 67. 5 Romain Gary, Les Cerfs-volants, op. cit., p. 9. 6 Idem. 2 Le narrateur, Ludovic Fleury, est un jeune Normand doué d’une prodigieuse mémoire, ce qui le destine tout particulièrement à honorer la dédicace de son créateur. En dépit du « “triomphalisme” naïf de [ses] dix-huit ans7 », Ludo apprend à se montrer digne de l’événement quand, après la défaite de mai 1940, la guerre clandestine le révèle à lui-même. Ses « dernières naïvetés d’adolescence8 » coïncident en effet avec son engagement dans la Résistance, où il devient le parfait agent de liaison en raison de sa capacité à tout se rappeler et de la folie qu’il simule d’autant mieux qu’elle lui permet de mener à bien ses missions : Je circulais aisément à travers le pays ; les Allemands ne se méfiaient pas de moi, parce qu’ils savaient que j’avais perdu la raison et pourtant cela aurait dû les inciter à tirer sur moi à vue. J’avais emmagasiné dans ma tête des centaines de noms, d’adresses de « boîtes postales », qui changeaient sans cesse, et ne transportais jamais sur moi le moindre bout de papier9. La galerie est enrichie par plusieurs portraits incarnant différents types de résistance. Lorsqu’au début de l’Occupation le maire de Cléry commande à l’oncle de Ludo un cerf- volant à l’effigie de Pétain, le vieil homme s’exécute mais il parvient avec malice à se faire remplacer par un caporal allemand pour le faire flotter le jour de l’exhibition. Les autorités voient dans ce geste « une intention malveillante10 » car Ambroise Fleury semble suggérer qu’un autre caporal, Hitler, tire les ficelles de la politique du Maréchal. Pendant la guerre, l’artisan construit des cerfs-volants représentant les grands écrivains et les grands soldats français : son atelier devient « un refuge et un espace pour la création d’une France qui ne s’oublie pas, et qui est à refaire11 ». Mais Ambroise n’est pas seulement tourné vers le passé : il déploie sept cerfs-volants en forme d’étoiles jaunes12 afin de protester contre la rafle du Vél’ d’Hiv’, avant de quitter Cléry pour Le-Chambon-sur-Lignon, où son action au côté de la population locale pour sauver des Juifs lui vaut la déportation. À Auschwitz, il continue de résister par son art : […] on put voir flotter au-dessus du camp de la honte des cerfs-volants aux couleurs gaies qui semblaient proclamer l’espoir et la confiance impérissables d’Ambroise Fleury13. L’oncle de Ludo confère à son action une forte dimension morale car les cerfs-volants de « ce Français qui ne savait pas désespérer14 » symbolisent l’inaltérable soif de liberté, d’infini et d’idéal de la Résistance dans son ensemble. Le restaurateur étoilé Marcellin Duprat, maître du Clos Joli, a une attitude plus ambiguë : Son restaurant devait demeurer ce qu’il avait toujours été : un des hauts lieux de France, et lui, Marcellin Duprat, entendait donner chaque jour à l’ennemi la démonstration de ce qui ne pouvait être vaincu. Mais comme les Allemands s’en trouvaient fort bien et ne lui ménageaient pas leur protection, son attitude était mal comprise et sévèrement jugée15. 7 Ibid., p. 132. 8 Idem. 9 Ibid., p. 197. 10 Ibid., p. 185. 11 Anne Morange, « Le dépassement des limites : expérience de soi, expérience de l’écriture dans les récits d’apprentissage de Gary-Ajar », thèse de doctorat de l’Université de Lille 3, 21 décembre 2006, p. 423. 12 Romain Gary, Les Cerfs-volants, op. cit., p. 279. 13 Ibid., p. 319. 14 Ibid., p. 320. 15 Ibid., p. 208. 3 L’orgueil guide le restaurateur qui entend « donner aux Allemands et au pays l’exemple d’un chef français qui ne capitul[e] pas16 », le chef cuisinier supplantant à ses yeux le chef politique, conformément à la devise familiale : « Je maintiendrai17. » Par défi, il se présente comme le dépositaire de la gastronomie française en Normandie occupée car c’est pour lui une façon de refuser la défaite et l’armistice honteux signé par Pétain que de poursuivre son activité. Le romancier s’amuse de la prétention de son personnage et se joue de la chronologie en lui appliquant une formule gaullienne par anticipation, celle qui ouvre les Mémoires de guerre en 1954 : « Duprat a une certaine idée de la France18. » De Gaulle avant l’heure, le restaurateur entend mener la résistance contre la politique du Maréchal. En conservateur de musée soucieux de rompre avec le manichéisme et l’angélisme qui ont consacré la geste héroïque des résistants au point de la figer, Gary brosse des portraits inattendus qui satisfont son goût de la provocation et de l’équivoque. Julie Espinoza, tenancière de bordel juive, joue la distinguée Gräfin Esterhazy pour se protéger de la déportation. Ce personnage fantaisiste dont la « transformation de petite juive en comtesse est une histoire vraie » semble inspiré d’une amie de Lesley Blanch, la première épouse de Romain Gary, « une juive de Budapest qui [était] arrivée à épouser un ministre hongrois et qui [s’était] échappée à Londres en Bugatti en août 1939 »19. Dans le roman, la comtesse Esterhazy se révèle une précieuse alliée pour le réseau de Ludo car sa couverture lui permet d’espionner les officiers allemands au cours des réceptions coûteuses qu’elle leur offre. Deux de ces officiers sont individualisés par l’attentat qu’ils fomentent contre Hitler20, mais leur échec contraint Hans von Schwede et le général von Tiele à contacter la Résistance pour tenter de gagner l’étranger, ce dont le héros s’amuse : Je dus me secouer, m’ébrouer, respirer un bon coup. Et puis j’ai eu le fou rire. Hans voulait emmener le général von Tiele uploads/Litterature/ les-cerfs-volants-ou-la-memoire-historique-de-romain-gary.pdf

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