1 L'ECRITURE LIBYCO-BERBERE Etat des lieux et perspectives par Salem CHAKER* Un

1 L'ECRITURE LIBYCO-BERBERE Etat des lieux et perspectives par Salem CHAKER* Une écriture "nationale" ancienne, pérenne et identitaire Les Berbères possèdent une écriture alphabétique (consonantique) qui leur est propre depuis l'Antiquité. Les inscriptions les plus anciennes ont pu être datées du VIe siècle avant J.C. (Camps, 1978). Cette écriture est attestée durant toute l'Antiquité, aux époques punique et romaine. Le témoignage le plus explicite et le plus exploitable en est l'ensemble des inscriptions bilingues, punique/libyque puis latin/libyque (Cf. RIL). Cette écriture est précisément mentionnée par des auteurs1 latins tardifs du Ve et VIe siècle après J.C. On est donc assuré que l'alphabet berbère a perduré en Afrique du Nord proprement dite au moins jusqu'à la fin du monde antique. En revanche, les auteurs arabes médiévaux n'évoquent jamais l'existence d'une écriture chez les Berbères ; on peut donc penser que celle-ci était sortie de l'usage au Maghreb avant l'établissement définitif des Arabes (début du VIIIe siècle). Il est en effet difficile d'admettre que les Arabes, qui ont été de fins observateurs et descripteurs de la Berbérie, aient pu omettre de mentionner l'existence d'une écriture indigène s'ils en avaient eu connaissance. On doit cependant tenir compte du fait que les témoignages arabes conséquents sur l'Afrique du Nord sont tous postérieurs de plusieurs siècles à la conquête. Et il ne faut pas exclure non plus que l'écriture berbère ait pu être très tôt frappée d'anathème pour des raisons religieuses – peut-être dès la période chrétienne –, comme étant liée au paganisme car son utilisation principale était funéraire, donc relevant de la sphère du religieux (Cf. infra) : on peut imaginer que des Berbères christianisés, puis islamisés se soient détournés d’une écriture "païenne". Son usage se serait, dès la période chrétienne, progressivement limité à des zones rurales reculées et l'absence de mention chez les auteurs arabes signifierait simplement qu'elle n'était plus * Professeur de berbère à l’ INALCO (Paris). Salem.Chaker@Inalco.fr 1 Notamment Fulgentius (Fulgence le mythographe) et Corippus au 6e siècle. 2 usitée dans le monde urbain ou d’influence urbaine. Dans l'état actuel de la connaissance, on peut cependant admettre comme hypothèse raisonnable que sa disparition dans la zone nord du monde berbère se situe entre ± 550 et ± 750 après J.C. En revanche, son utilisation a perduré chez les Touaregs qui la dénomment tifinagh (ou tifinaɣ , nom féminin pluriel issu de tafineɣ t/tafineq). Chez eux, cette écriture a une fonction essentiellement ludique (messages amoureux, jeux langagiers) et symbolique (marques de propriété, signatures) ; son usage utilitaire était et reste limité à la rédaction de courts messages. Elle n'a pas servi à fixer la mémoire historique ou la littérature de ce groupe berbérophone. Elle est cependant investie de valeurs socio-symboliques extrêmement fortes, au point que les Touaregs se dénomment eux-mêmes souvent Kel tefinaɣ "les gens des tifinagh" car ils perçoivent nettement cet alphabet comme une "écriture nationale" qui les distingue à la fois des Arabes (qui ont leur alphabet propre) et des Négro-africains (censés ne pas avoir d'écritures spécifiques). Durant la période antique, l’usage de cette écriture était également sans doute assez restreint puisqu'elle ne nous est parvenue qu'à travers des inscriptions funéraires et votives. L'écrasante majorité des documents libyques est constituée par des inscriptions tombales, très brèves, qui semblent contenir essentiellement des noms propres. Quelques rares inscriptions2, dans des abris sous roche, qui ont certainement été des lieux de culte, ont un caractère magico-religieux. Un petit groupe d’inscriptions libyques, fortement influencées par les usages épigraphiques puniques (les grandes inscriptions monumentales de la Tunisie du Nord, Dougga : RIL 1 à 12) esquissent même un embryon d'usage officiel de l'écriture berbère puisqu’il s’agit de dédicaces monumentales municipales, en l’honneur de monarques ou de dignitaires numides. Dans l'Antiquité, cette écriture a eu certainement aussi une fonction identitaire ("berbère") puisque des inscriptions en libyque sont consacrées à des rois berbères (Massinissa), à des dignitaires de rang divers et que de nombreux "indigènes" ont éprouvé le besoin de rédiger les épitaphes de leurs proches en libyque – alors qu'ils avaient bien entendu l'écriture punique ou latine à leur disposition. L'existence de bilingues latin/libyque, qui semblent avoir été les épitaphes de Berbères ayant servi dans l'armée romaine, confirme la persistance de cette fonction identitaire de l'écriture libyque, y compris pendant la période romaine. Des inscriptions funéraires comme RIL 146 où le même personnage est 2 L’ une des plus importantes est celle d'Ifigha en Kabylie : Cf. RIL 848 ou Musso & Poyto, 1969, pp. 10-11. 3 dénommé : C. Iulius G(a)e(tu)lus dans la version latine et KTH W MSWLT dans le texte libyque confirment à la fois le maintien d'un système anthroponymique libyque parallèle et étranger à l'"état-civil" romain et la persistance d'une conscience identitaire "libyque" forte, se manifestant à travers l'usage de la langue et de l'écriture locales. On a donc bien affaire à une véritable "écriture nationale" berbère puisqu'on en rencontre des traces anciennes dans toute l'aire d'extension de la langue berbère – de la Libye au Maroc, de la Méditerranée au Sahara central –, et que, dans l’Antiquité comme dans la période contemporaine, elle a une fonction de marquage identitaire nette. Diversité L'écriture berbère n'est pas absolument unifiée : elle connaît un assez grand nombre de variantes à travers le temps et l’espace. Pour les période anciennes, on distingue traditionnellement au moins trois alphabets différents : deux appartiennent clairement à la période antique : le libyque occidental et le libyque oriental ; le troisième, l’alphabet saharien ou tifinagh ancien, est plus difficile à dater et s’étend sans doute sur une période allant de l’Antiquité à la période médiévale. En réalité, on ne peut être très catégorique quant à leur contemporanéité puisque seuls des textes rédigés en libyque oriental ont été précisément datés (par exemple RIL 2 = – 138 J.C.). Mais les travaux récents et les nouvelles découvertes3 montrent que cette typologie n'a rien de très tranché ni de définitif : la distribution géographique des types d'alphabets se chevauche largement et il est probable que leurs limites ont pu varier dans le temps. De plus, il a pu exister des variétés intermédiaires qui n'entrent tout à fait dans aucun des trois alphabets anciens. Seule la valeur des caractères de l'alphabet oriental, grâce notamment à l'existence de bilingues punique/libyque importants, a pu être établie (Chabot, 1940 ; Galand, 1973), bien qu’il subsiste quelques points d’incertitude. Pour les autres alphabets anciens, on manque de points d'appui solides et on ne peut qu'extrapoler, à titre de pure hypothèse, les valeurs du libyque oriental (pour les caractères communs) et celles des tifinagh touaregs actuels ou anciens. Pour ce qui est de la période contemporaine, chez les Touaregs, chaque confédération utilise un alphabet légèrement différent de celui des groupes voisins (Cf. Prasse, 1972 ou Aghali-Zakara & Drouin, 1981). Ces variations s'expliquent essentiellement par une 3 Notamment celles de M. Ghaki en Tunisie. 4 adaptation aux particularités phonétiques et/ou phonologiques des différents parlers. Ainsi, les Touaregs méridionaux qui n'ont pas dans leurs parlers d'occlusive sonore vélaire palatalisée ne distinguent pas, contrairement à l’usage de l’Ahaggar, entre [gy] (palatalisé) et [g] ; de même, ils confondent dans la graphie la dentale emphatique [ḍ] et la non- emphatique [d] qui ont effectivement tendance à ne plus être différenciées dans la prononciation (il y a dans ces parlers un phénomène de transphonologisation avec transfert de la distinction sur les timbres vocaliques adjacents). La situation touarègue actuelle est sans doute comparable à celle qui a dû caractériser l'ensemble du domaine berbère à travers toutes les époques : l'absence de norme linguistique instituée implique l'absence de norme graphique et une variabilité de l'alphabet parallèle à la variabilité dialectologique. Les îles Canaries ont également livré un ensemble d’inscriptions rédigées dans une écriture très proche du libyco-berbère ; on suppose qu’elles ont été écrites dans la langue des anciens Guanches, certainement apparentée au berbère. Leur déchiffrement et leur interprétation, malgré certaines déclarations et essais fantaisistes récents, sont encore plus problématiques que dans le cas du libyco-berbère "classique" (Cf. infra). On notera enfin que, à partir des années 1970, on a assisté dans certains milieux berbérophones – surtout en Kabylie – à la renaissance de ce vieil alphabet berbère, employé, dans une version fortement modernisée, pour la notation usuelle du kabyle. Ces "néo-tifinagh" sont désormais assez largement diffusés, avec des usages essentiellement emblématiques, dans les milieux militants, tant en Algérie qu’au Maroc. La question de l'origine L'origine de l'écriture berbère reste obscure et controversée. L'hypothèse d'une genèse locale spontanée, sans aucune influence externe, doit certainement être écartée car il n'y a pas au Maghreb de tradition d'écriture pré-alphabétique (syllabique ou idéographique) qui autoriserait à retenir l'idée d'une formation totalement indigène : l'alphabet ne peut naître brutalement sans un long processus antérieur de perfectionnement à partir d'autres types d'écriture. En fait, tout un faisceau d'indices objectifs va dans le sens d'une formation endogène, sur la base de matériaux locaux non alphabétiques, sous l’influence forte d’un alphabet sémitique, probablement le phénicien ; une création par imitation en quelque sorte, processus dont on connaît d’autres exemples avérés en Afrique uploads/Litterature/ libyque-synthese.pdf

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