« L’intime est encore et toujours du social » Les Années : mémoire du dehors et
« L’intime est encore et toujours du social » Les Années : mémoire du dehors et canon littéraire Marie-Jeanne Zenetti U n i v e r s i t é L y o n 2 – P a s s a g e s X X - X X I J o u r n é e C P G E U n i v e r s i t é L y o n 2 – 1 2 j a n v i e r 2 0 1 8 INTRODUCTION Interroger la place des Années dans l’œuvre d’Annie Ernaux, dans son lien à une mise en question de la notion d’intime en littérature. Lier approche textuelle et contextuelle en interrogeant la place de cette œuvre dans le champ littéraire et son rapport au canon. Canon littéraire : corpus des œuvres consacrées et reconnues comme modèle, notamment par les institutions scolaires, dans une société et à une époque données. Les Années : une « autobiographie impersonnelle » et un classique contemporain 1 Alain Viala, « Qu’est-ce qu’un classique ? », Littératures classiques, n° 19, 1993, p. 13-31. Le processus de classicisation suppose quatre étapes : - La légitimation (succès + reconnaissance par les pairs) - L’émergence (convergence d’intérêt, notamment dans la presse, qui amène un auteur à se distinguer) - La consécration (prix littéraires) - La perpétuation (inscription dans la durée, intégration au patrimoine par les programmes, concours, etc. à accès au rang de classique) Des références à une tradition littéraire reconnue : - Virginia Woolf (cf. titre) - Marcel Proust De « Toutes les images disparaîtront. » (p. 927) À « sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais ». (p. 1085) à Pour Dominique Viart, la littérature contemporaine renouerait avec les héritages du passé en les questionnant. Cf. Dominique Viart et Bruno Vercier, 2008 [2005], La Littérature française au présent : héritage, modernité, mutations, 2e éd. augmentée, Paris, Bordas, p. 19-21. Différents critères ont pu favoriser la classicisation des Années, dont : « Elle ne regardera en elle-même que pour y retrouver le monde, la mémoire et l’imaginaire es jours passés du monde, saisir le changement des idées, des croyances et de la sensibiité, la transformation des personnes et du sujet (…) Aucun “je” dans ce qu'elle voit comme une sorte d’autobiographie impersonnelle - mais “on” et “nous” – comme si, à son tour, elle faisait le récit des jours d’avant. » Les Années, p. 1083. « A l’heure où l’autobiographie est fortement suspectée de se replier sur des formes égotistes et vaine, Ernaux démontre avec Les Années comment l’écriture de soi peut transcender la perception individuelle pour en faire le point de ralliement d’un partage lumineux. » Dominique Montémont, « Les Années : vers une autobiographie sociale », Danielle Bajomée, Juliette Dor (dir.) Annie Ernaux. Se perdre dans l’écriture de soi, Klincksieck, 2011, p. 132. Une forme « impersonnelle » d’autobiographie qui désamorce les critiques liées au genre Une chronologie réductrice et contestable du projet autobiographique ernalien 1er moment : Une analyse des réalités sociales : « Venger sa race » • La Place (1983) • Une femme (1988) « Quand j’ai commencé de vouloir écrire, à vingt ans, j’espérais, certes, comme on dit « faire œuvre d’art » (comment aurais-je pu penser autrement quand j’étais nourrie de ce dogme à l’université ?), mais ce n’est pas cela que j’ai noté spontanément, naïvement – c’est-à-dire naturellement – sur une page de cahier. C’est : « j’écrirai pour venger ma race » (la substitution de « race » à « classe » n’étant pas un hasard, une étourderie ». Annie Ernaux « Littérature et politique », 1989, Écrire la vie, p. 550. 2e moment : Un recentrement sur des expériences « intimes » • Passion simple (1991) • Se perdre (2001) • L’Occupation (2002) 3e moment : Une « autobiographie impersonnelle » retraçant « une vie de femme » • Les Années (2008) Une mise en question de l’intime comme catégorie 2 Annie Ernaux, L’Écriture comme un couteau. Entretien avec Frédéric-Yves Jeannet, Paris, Stock, 2005, p. 151-152. Comme un certain nombre de lecteurs, vous voyez une différence entre, par exemple, La Place, Une femme et L’Événement, L’Occupation, entre ce qu’on pourrait schématiser comme d’une part le social et de l’autre l’intime. La différence n’est pas là. Dans La Place et Une femme, le récit est focalisé sur les figures sociales de mes parents. Dans Journal du dehors et La Vie extérieure, qui sont d’ailleurs des textes récents, il n’y a rien d’intime – comme l’indiquent les titre – et le « je » est rare. En revanche dans Passion simple, L’Événement, et L’Occupation, c’est le « je » qui, non seulement raconte, comme dans La Place, mais qui est aussi l’objet du récit et de l’analyse. La Honte, de ce point de vue, est hybride, avec le « je » et le « on ». Mais, dans tous ces textes, il y a la même objectivation, la même mise à distance, qu’il s’agisse de faits psychiques dont je suis, j’ai été, le siège, ou de faits socio-historiques. Et, dès les Armoires vides, mon premier livre, je ne dissocie pas intime et social. Dictionnaire de l’autobiographie, Ecritures de soi de langue française, sous la direction de Françoise Simonet-Tenant, Paris, Honoré Champion, 2017. Extime : « ce qui n’engage pas l’intériorité du sujet et peut être vu par tout le monde ou ce qui est largement connu » Intime : > latin intimus, superlatif d’interior « la dimension intérieure de l’individu, cachée et secrète, qui n’a pas sa place dans les échanges sociaux » Déconstruire la notion d’ « écrits intimes » Revendiquer un souci d’ « objectivation » (cf. sociologie de Pierre Bourdieu et « distance objectivante ») à Concerne les rapports entre littérature et savoirs Problématiser un genre, l’autobiographie, défini par une triple identité (auteur, narrateur, personnage), garantie par un nom et en général par l’usage du pronom « je » (cf. travaux de Philippe Lejeune) à Concerne les rapports entre l’œuvre littéraire et l’auteur Une association historiquement construite entre genre (littéraire) et genre (rapports sociaux de sexe) Féminin Masculin Intime Recherche d’objectivité, montée en généralité, transcende l’expérience personnelle Ecrits intimes Roman (selon les époques), Essais, Mémoires,…. à Dévalorisé à Valorisé è « Je ne suis pas une femme qui écrit, je suis quelqu’un qui écrit ». Annie Ernaux, Le Vrai Lieu, entretien avec Michèle Porte. Voir aussi Michèle Bacholle-Boškovic, « Annie Ernaux « premier homme », « premier écrivain » » Vanessa Gemis, « La biographie genrée : le genre au service du genre », COnTEXTES [En ligne], 3 | 2008 Le rapport particulier des femmes au genre autobiographique mérite qu’on s’y attarde brièvement. Jusqu’au début du XXe siècle, la doxa commune qui entend dénier aux œuvres de femmes toute prétention à l’universel, prétextant l’incapacité des femmes à sortir d’elles- mêmes, à dépasser leur expérience limitée du monde, mais également leur facilité à se raconter, semble vouer la littérature féminine aux écrits intimes et autobiographiques (le journal, l’autobiographie, et dans une autre mesure, la correspondance). Cet a priori, s’il induit un mode de réception particulier des œuvres de femmes (critère qui explique que soit directement lié moralité de l’œuvre et moralité de l’écrivaine), n’en correspond pas moins à une certaine réalité. Annie Ernaux, L’Écriture comme un couteau. Entretien avec Frédéric-Yves Jeannet, Paris, Stock, 2005, p. 152-153. J’aimerais m’attarder sur cette notion d’intime qui, en un peu plus d’une décennie, est venue au premier plan, a fourni une classification littéraire – « écrits intimes » - , a fait l’objet de débats dits de société à la télé et dans les magazines, se confond plus ou moins avec le sexuel (auquel il a été longtemps associé, faire sa toilette intime). On peut imaginer que l’émergence de cette notion a quelque chose à voir avec une modification de la perception de soi et du monde, qu’elle en est le signe. Toujours est-il que l’intime est, pour le moment, une catégorie de pensée à travers laquelle on voit, aborde et regroupe des textes. Cette façon de penser, de classer, m’est étrangère. L’intime est encore toujours du social, parce qu’un moi pur, où les autres, les lois, l’histoire, ne seraient pas présents est inconcevable. Quand j’écris, tout est chose, matière devant moi, extériorité, que ce soit mes sentiments, mon corps, mes pensées ou le comportement des gens dans le RER. Dans L’Événement, le sexe traversé par la sonde, les eaux et le sang, tout ce qu’on range dans l’intime, est là, de façon nue, mais qui renvoie à la loi d’alors, aux discours, au monde social en général. Existe-t-il un intime à partir du moment où le lecteur, la lectrice, ont le sentiment qu’ils se lisent eux-mêmes dans un texte ? Evolution du projet littéraire des Années : d’un modèle littéraire canonique à un modèle scientifique Abandon du modèle proustien : « L’image qu’elle a de son livre, tel qu’il n’existe pas encore, l’impression qu’il devrait laisser, est uploads/Litterature/ lintime-est-encore-et-toujours-du-socia.pdf
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- Publié le Mar 14, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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